L’arbre qui plantait des hommes

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Nagoya mon amour < L’homme qui plantait des hommes > L’anthropocène contre l’homme…

 

Texte mis en ligne le 21 février 2021 et mis à jour la dernière fois le 23 mars 2022 (25 révisions).

 

Tu arriveras à n’être plus qu’une sorte de palpitation, et comme une plante humaine.
Flaubert, Première Tentation de saint Antoine

Je raffole de la botanique, cela ne fait qu’empirer tous les jours. Je n’ai plus que du foin dans la tête, je vais devenir plante moi-même.
Rousseau, Lettre à Duvernoy

 

Le narrateur de L’homme qui plantait des arbres, de Jean Giono, entreprend une traversée des « déserts » de la Haute-Provence, « des landes nues et monotones » où ne « poussai[ent] que des lavandes sauvages ». « Après trois jours de marche », alors qu’il se trouve « dans une désolation sans exemple », il manque d’eau.

C’était partout la même sécheresse, les mêmes herbes ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette noire, debout. Je la pris pour le tronc d’un arbre solitaire. À tout hasard, je me dirigeai vers elle. C’était un berger[1]L’Homme qui plantait des arbres, publié sous le titre The man who planted trees, in Vogue, du 15 mars 1954..

Ce passage se situe deux pages à peine après l’incipit du conte qui, à tort ou à raison, représente pour beaucoup une espèce de manifeste écologiste.

Mais, avant de vérifier sur quoi cette assertion est fondée, il me semblait nécessaire d’introduire cette première analogie (qui fait écho au titre de ce texte) : le narrateur croise un berger (l’homme qui plante des arbres) et le prend dès l’abord pour « le tronc d’un arbre solitaire ».

Il faut dire que l’auteur reçoit, en 1953, cette commande d’une nouvelle de la part du Reader’s Digest, Giono a abordé une nouvelle veine de son œuvre : ce n’est plus la nature personnifiée, sévère, violente, magistrale et qui règle, dans la friction, le cours des choses humaines qu’il glorifie, mais l’homme qui entreprend un contact motivé envers le dehors ; ce n’est plus l’homme de la Trilogie de Pan, en proie aux puissances naturelles qui le dépassent, mais celui qui, soudainement, entre dans l’histoire, de manière pas beaucoup plus harmonieuse sans doute, mais d’un pas décidé, volontaire. La guerre, aussi, est passée par là. Giono a été inscrit sur la liste noire du Comité de Libération. Le paganisme, en quelque sorte, a fait place à une position plus ambiguë, celle d’un humanisme qui, c’est le fond de mon propos, ne correspond pas, en tout état de cause, à l’écologisme actuel.

Certes Giono n’est pas communiste, et il se bat contre le nucléaire sur le plateau d’Albion : il voit les méfaits d’un progrès qui heurte, dans son esprit, les relents vivifiants de l’ancien monde, moins celui d’avant l’homme que celui d’avant le progrès des machines, qui dessaisissent les capacités humaines, et le geste millénaire de son outil le plus parfait, la main.

Alors oui, en effet, ici l’homme est associé à une certaine habitude (pour ne pas dire atavisme) de destruction, mais précisément est-il également capable du contraire, comme un dieu.

Dans un autre texte de la « première veine » (« panique »), intitulée (comme le roman qui suivra) Le chant du monde (et publiée dans le recueil de nouvelles Solitude de la pitié), Giono écrit :

Il faut, je crois, voir, aimer, comprendre, haïr l’entourage des hommes, le monde d’autour, comme on est obligé de regarder, d’aimer, de détester profondément les hommes pour les peindre.

 

Le dehors et le dedans

Le dehors est, paradoxalement, le sujet de l’écologie ; paradoxalement, car écologie signifie précisément logos de la maison. Le dehors c’est la maison, mais une maison qui n’est pas humaine. La maison de tout ce qui est. L’habitat.

L’habitat a ses habitants : le vivant et le non-vivant, autre chose peut-être, on ne sait pas ; dans le vivant, les grands « règnes » que sont les bactéries (et archées), les plantes, les champignons, les animaux ; parmi les animaux, tout ce qui n’est pas mammifère (que cet ensemble intègre ou non les vertébrés) ; parmi les mammifères, les hominidés dont l’homme.

Sur le modèle de l’arbre donc, avec ses divisions ou plutôt ses ramifications, le vivant. Avec le temps, certaines modifications (des erreurs de copies provoquées ou non) s’enracinent, c’est l’évolution. Celle-ci ne connaît aucune fin. Les différentes branches de l’arbre du vivant, pour la plupart, continuent de croître. J’ai eu des nouvelles récemment des téléostéens, ce sont les derniers venus. Un peu avant, il y a quelques millions d’années, une orchidée s’est cassée la gueule, une entrée très remarquée.

Le dehors est précisément tout, mais tout n’est jamais qu’une partie du réel. Il est l’univers. Il y a toute une autre partie du réel : le dedans.

On le dit tout net : une maison c’est un dedans, mais c’est aussi un dehors. Une maison c’est un dedans avec un dehors. Et encore, de manière provisoire (le temps défait tout). Une demeure. Un séjour. Une restance.

Cette prémisse, pour qui ne l’avait pas encore saisie des textes précédents, me paraît importante, à présent que nous devons affronter le problème de l’homme vs le reste du monde.

Les champs, les landes, les collines, les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes éperdues frappées d’éclairs et les orgueilleuses murailles de roches sur lesquelles le vent des hauteurs vient s’éventrer depuis les premiers âges du monde : tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos yeux. C’est une société d’être vivants. Nous ne connaissons que l’anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et si les mystères nous limitent de toutes parts c’est que nous n’avons jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales et marines.

Voilà bien le genre de belle déclaration qui pourrait nous faire dériver de notre cap, nous faire douter de notre but : ainsi donc l’âme du monde palpite, et censément nous irrigue, et nous inspire, nous fortifie.

Or je crois précisément que l’écueil où viennent se fracasser les velléités écologistes primaires, celles qui se dédient à la protection de la nature et s’offrent au martyriat comme la première recrue terroriste venue est précisément ce manque de « résolution », au sens optique du terme, ce ratage de la mise au point.

Tout cet ensemble est, nous dit Giono, « une société d’êtres vivants » : la biocénotique ne dit pas autre chose. Cette société n’est pas un kolkhoze, ou un phalanstère (même à Contadour, on dit que Giono ne croyait guère), on en convient, mais justement, une organisation a priori beaucoup plus complexe.

L’homme en est-il pour autant exclu ? Non : ces choses sont « aussi humaines que nous ». Cela veut dire : elles ont des sensations, des sentiments, une mémoire, un imaginaire, la raison ? Je ne le crois pas ; c’est pratiquement l’influence inverse qui est ici en jeu.

Il ne faut plus isoler le personnage-homme, l’ensemencer des simples graines habituelles, mais le montrer tel qu’il est, c’est-à-dire traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde.

L’être humain est lui-même intégré au sein de l’organisation du vivant, en un mot, il fait partie de la chaîne, c’est une brique, un élément, une part du monde. Il n’est guère nécessaire d’insister sur sa participation.

Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans l’homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles et sympathies.

C’est bien cela : paroles et sympathies, ces formes élémentaires de l’humanité (Giono est trop antique pour ne pas le savoir) : c’est par elles que nous accédons aussi au monde, dont pourtant nous ne sommes pas séparés ; et pour cause : nous le nommons ! Ou, dit autrement, nous racontons des histoires. Et, cela, Giono ne le saurait pas ?

 

La cour des miracles

Je suis sorti du livre de Francis Hallé, Éloge de la plante, aussi ravi qu’abasourdi[2]Le Seuil, 1999.. Enfin un botaniste présentait de manière claire, sans idéologie, les récentes et principales avancées en matière de compréhension de l’être végétal.

Comparaison n’est pas raison, mais il faut souligner que le comparatisme peut au moins avoir valeur heuristique. Francis Hallé fait donc l’éloge du végétal et, pour ce faire, présente quelques différences fondamentales entre les deux règnes, végétal et animal[3]On dira tout de suite : « vous faites du morphocentrisme (ou quelque chose dans ce genre) : vous parlez toujours des végétaux et des animaux, et jamais des bactéries ou des champignons ». Ce … Continue reading.

Je ne vais pas ici procéder au résumé détaillé de ce remarquable et nécessaire ouvrage, mais simplement en souligner quelques idées utiles pour mon propos.

L’auteur est un connaisseur des arbres, en particulier des arbres tropicaux. Il est courant de dire que si l’on veut comprendre ce qu’est un arbre, c’est-à-dire un végétal accompli, il est préférable de se rendre à proximité de l’équateur. Les végétations tempérées que nous connaissons sont très appauvries, affaiblies par ce voyage, très fragmentaires et réduites. Quand on compte cinq à dix mille espèces de végétaux en France métropolitaine, la forêt amazonienne abrite près de vingt mille espèces d’arbres seulement ! Si nous trouvons dans la hêtraie une vingtaine d’espèces, nous sommes contents, dans la forêt amazonienne la moyenne se situe plutôt autour de deux à trois cents, et peut grimper jusqu’à cinq cents espèces à l’hectare.

Mais ces chiffres ne doivent pas simplement nous impressionner : ils décrivent un état de fait, ils ne doivent pas nous subjuguer au point de ne plus pouvoir penser (ou baisser les bras). Les plantes dépendent du sol et du climat, dans le deux cas l’Amazonie offre tout ce qui leur plaît.

Francis Hallé connaît donc bien la forêt tropicale (sur trois continents) : il a de fait largement contribué à la mission du radeau des cimes, à partir de 1986[4]Cf. , et il a en particulier beaucoup travaillé sur la morphologie des arbres (leur architecture, décrivant une vingtaine de modèles).

La première grande différence entre plantes et autres organismes est que celles-ci sont autotrophes : elles ont trouvé un moyen chimique et magique de transformer la lumière du soleil en sucre par la photosynthèse. ; cela leur permet de capter leur « nourriture » de manière plus ou moins passive : elles n’ont pas besoin de se déplacer – la lumière étant à peu près partout.

En deuxième lieu, les plantes sont des êtres à la structure relativement simple, ce qui leur permet une certaine plasticité, notamment au regard de leur développement. Ainsi peuvent-elles s’abstraire de l’une des fonctions qui paraît évidente du vivant (au point de le définir presque exclusivement et essentiellement) comme la reproduction ; la reproduction végétative, en effet liée à la totipotence des cellules (qui se spécialisent tardivement), est en effet souvent mise en œuvre (et par toutes les plantes), chose qu’a bien sûr très vite compris l’homme (marcottage, bouturage, greffe).

En troisième lieu, les plantes ont un développement intégratif, la réitération, qui leur confère cet aspect fractal : de fait, elles ne peuvent être assimilées à un individu comme un animal : ce sont des êtres coloniaires. Ce qui leur permet, là aussi, une résistance sans égal.

De fait, on peut tout à fait conférer cette première faculté ontologique aux êtres végétaux : ce sont des êtres théoriquement immortels.

À quoi Hallé ajoute une deuxième faculté ontologique : de par leur ancrage au sol, leur plasticité et leur structure coloniaire, les plantes sont extrêmement puissantes ; mais dans le même temps, à cause de lui, elles sont incapables de fuir le danger, la dent de l’herbivore ou la langue de l’incendie : elles sont fondamentalement immanentes, elles assument (quand, évidemment, les animaux tendent vers la transcendance : ils vont voir ailleurs).

Ceci a des répercussions formelles évidentes, pour n’en citer que deux : les plantes sont essentiellement des êtres de la surface (surfaces destinées à capter du mieux possible tous les rais de lumière) quand les animaux sont des êtres du volume (volume orienté, possédant la plupart du temps une tête et une queue, la tête étant dotée les organes sensoriels) ; l’autre répercussion est l’appréhension d’un temps long (pour les déplacements par exemple), que les animaux ne peuvent toujours saisir.

Évidemment, comme avec tout ce qui touche au vivant, il y a des myriades d’exceptions, mais le fait est là. Que Francis Hallé, ensuite, confère aux plantes une faculté d’immortalité et d’immanence ne doit pas nous faire croire qu’il leur adjoint, du même geste, une âme… des pouvoirs… pas plus qu’il ne leur donne des sensations, des sentiments, ou même un embryon de langage.

Mais ! Mais toutefois, nous nous heurtons là au nœud gordien de notre question initiale : immortalité et immanence ? Ne sont-ce pas précisément 1. des facultés contradictoires, exclusives ? 2. typiquement humaines ? En effet aucun dieu – aucun être immortel – ne saurait être immanent, l’immortalité même étant la transcendance ; enfin aucun dieu ni aucune autre transcendance ne saurait exister sans l’existence de la part symbolique du langage, c’est-à-dire la part humaine du physico-biologique. Nous sommes donc devant une aporie d’explication : on ne peut décrire comme immanente l’immanence des végétaux ; ni immortelle leur immortalité ! L’aporie du vivant déjà évoquée par ailleurs.
Les plantes n’ont pas de nerf, pas de cœur, pas de cortex. Ce n’est pas que cela leur fasse défaut : elles se débrouillent très bien avec leurs racines, leurs méristèmes et leurs stomates. Confondre deux états d’organisation relève soit de la naïveté, soit d’une intention sournoise.

Ce que Francis Ponge traduit, justement, ainsi :

BIEN QUE L’ÊTRE VÉGÉTAL VEUILLE ÊTRE DÉFINI PLUTÔT PAR SES CONTOURS ET PAR SES FORMES, J’HONORERAI D’ABORD EN LUI UNE VERTU DE SA SUBSTANCE : CELLE DE POUVOIR ACCOMPLIR SA SYNTHÈSE AUX DÉPENS SEULS DU MILIEU INORGANIQUE QUI L’ENVIRONNE. TOUT LE MONDE AUTOUR DE LUI N’EST QU’UNE MINE OÙ LE PRÉCIEUX FILON VERT PUISE DE QUOI ÉLABORER CONTINÛMENT SON PROTOPLASME, DANS L’AIR PAR LA FONCTION CHLOROPHYLLIENNE DE SES FEUILLES, DANS LE SOL PAR LA FACULTÉ ABSORBANTE DE SES RACINES QUI ASSIMILENT LES SELS MINÉRAUX. D’OÙ LA QUALITÉ ESSENTIELLE DE CET ÊTRE, LIBÉRÉ À LA FOIS DE TOUS SOUCIS DOMICILIAIRES ET ALIMENTAIRES PAR LA PRÉSENCE À SON ENTOUR D’UNE RESSOURCE INFINIE D’ALIMENTS :

L’immobilité[5]Le parti-pris des choses, Gallimard, 1942..

 

Balance ton arbre

Si je fais ce détour par Éloge de la plante c’est parce qu’on a vu apparaître, depuis quelques années, une passion pour les êtres végétaux, en en particulier les arbres. Hallé avait d’ailleurs déjà trait de son sujet fétiche dans Plaidoyer sur l’arbre[6]Francis Hallé, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, 2005.. En effet, les arbres fascinent, et avec eux, évidemment, les forêts.

C’est ainsi qu’un documentaire, né du succès de deux livres pratiquement contemporains, La vie secrète des arbres, de Peter Wohlleben, et L’arbre entre visible et invisible, d’Ernst Zürcher[7]Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017 ; Ernst Zürcher, L’arbre entre visible et invisible, Actes Sud, 2016., a connu un succès médiatique incroyable : le premier de ces deux ouvrages, traduit en plus de quinze langues, vendu à plus de deux millions d’exemplaires, a représenté un véritable moment non seulement éditorial mais aussi sociétal du souci de la nature, de l’attrait pour la biologie, les sciences naturelles, l’écologie.

Je n’ai pas l’intention ici de procéder à une lecture serrée du livre et, comme pour Éloge de la plante, j’irai à l’essentiel ; il faudrait faire cette lecture serrée, mais ce n’est pas le lieu. Le livre a d’ailleurs agité le milieu scientifique, dont on trouve une synthèse assez claire et complète sur le site de la Société française d’écologie, qui donne trois lectures différentes et complémentaires de l’ouvrage et surtout des idées qu’il véhicule[8]https ://www.sfecologie.org/regard/ro5-mars-2018-j-tassin-p-donadieu-aaf/ : Jacques Tassin, Pierre Donadieu et l’Académie d’agriculture de France, qui s’était d’ailleurs fendue d’un … Continue reading.

Il serait bien déplacé de ma part de critiquer ici l’aspect hybride du texte, qui enveloppe dans une verve toute littéraire un certain nombre de réflexions scientifiques, fondées, même de loin. La force de l’imaginaire, la puissance de la fiction, mais également la nécessité de rééquilibrer les sciences naturelles vers les sciences humaines, quand même cette position serait inquiète, et inconfortable.

On se régale d’ailleurs des textes qui parlent d’écologie, d’habitats, d’espèces, de dérèglements ou d’engagement lorsqu’ils présentent un jour clair quant à leur préoccupation rhétorique : les livres de Francis Hallé en font partie ; avec d’autres ouvrages tout aussi bien écrits et documentés, comme ceux d’Anna Lowenhaupt Tsing ou de Samir Boumédiene[9]Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, La Découverte, 2017. ; Samir Boumediene, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), … Continue reading par exemple, on peut les considérer comme les grands livres de penseurs s’inspirant de la nature, et nommant la nature, j’entends les concepts et méthodes actuels de l’écologie, mais aussi des philosophes qui le sont moins comme Bergson, Uexküll, Heidegger, Watsuji, Merleau-Ponty, Berque les naturalistes écrivains comme Élie Reclus, Élisée Reclus, Jean-Henri Fabre, et, c’est là un point auquel il faut s’entendre absolument, certains écrivains eux-mêmes qui, par les mots, disent la même chose que l’écologie scientifique : Jean Giono, Francis Ponge, Jean-Loup Trassard, Antoine Volodine. L’aréopage peut sembler saugrenu.

Une avancée épistémologique majeure aura lieu lorsqu’on considérera avec la mesure adaptée au démesuré à défaut de l’incommensurable, et avec la réserve qui sied à l’apaisement d’un débat qui, bien souvent, est polémique avec soi-même plutôt qu’avec l’ennemi, lorsqu’on considérera que certains poètes, certains philosophes peuvent parler de la nature de manière aussi juste, aussi valide que ne le font certains scientifiques.

Ainsi, c’est rasséréné sur ce point, animé d’une ferveur renouvelée que nous pouvons attaquer la lecture des livres qui parlent de nature. Lisant La vie secrète des arbres nous pouvons nous demander quelle est l’intention de son auteur. Ce point pas facile à établir, puisque nous avons admis ne pas vouloir entrer dans l’exégèse pointilleuse, mais quelques passages plus épineux, relevés dans la lecture lâche, me paraissent révélatrice : les arbres pensent, communiquent, s’entraident, crient, etc. C’est tout l’outillage du plus basique anthropomorphisme qui est à l’œuvre, sans nuance.

Quand on sait qu’un arbre est sensible à la douleur et a une mémoire, que des parents-arbres vivent avec leurs enfants, on ne peut plus les abattre sans réfléchir ni ravager leur environnement en lançant des bulldozers à l’assaut des sous-bois.

Évidemment, l’idée est d’éloigner l’arbre de l’homme, qui est nocif par nature.

Les arbres qui ne sont pas dérangés livrent toujours plus de secret, en particulier ceux qui vivent dans les zones protégées où ils sont à l’abri de toute intervention humaine.

Et pour cause :

Il existe tout de même des études in situ sur les arbres, notamment en matière d’accès à l’eau ; outre une modification de comportement, elles ont mis en lumière un autre phénomène extraordinaire : en cas de soif intense, les arbres commencent à crier. Cependant vous n’entendrez rien, car ces cris sont des ultrasons que l’oreille humaine ne perçoit pas.

Wohlleben pousse l’analogie entre plante et animal si loin qu’il en vient à dévier les résultats de recherches scientifiques, par exagération conduisant à de véritables apories pour n’importe quel scientifique, puisqu’elles tirent invariablement vers une idéologie anti-humaine. Et comment ? Par un renversement rhétorique, en attribuant des facultés animales ou humaines et des êtres dont nous venons de voir qu’ils se distinguaient précisément et radicalement des animaux et a fortiori des humains.

Frantisek Baluska de l’institut cellulaire et moléculaire de l’université de Bonn pense en accord avec d’autres de ses collègues que les points de racines sont équipés de dispositifs similaires à un cerveau. Elles présentent en effet outre un système de transmission de signaux, des structures et dès molécules que l’on observe également chez les animaux…

En déduire que les racines sont le siège d’une intelligence, d’une aptitude à se souvenir et à ressentir des émotions est vivement critiqué par une majorité d’universitaires. Ils contestent le rapprochement avec des situations similaires chez les animaux, notamment parce qu’il tend à effacer la frontière entre monde végétal et animal. Et alors ? Serait-ce si terrible ? La division entre végétal et animal est un choix arbitraire essentiellement basé sur le mode de nutrition : l’un pratique la photosynthèse, l’autre ingère des organismes vivants. La seule véritable différence concerne le temps nécessaire au traitement des informations puis à leur transformation en actions. Mais les organismes lents sont-ils nécessairement inférieurs aux organismes rapides ? Je me demande parfois si nous ne serions pas contraints de traiter les arbres et l’ensemble des végétaux avec plus d’égards s’il s’avérait sans contestation possible qu’ils partagent de nombreuses facultés avec les animaux.

Mais revenons à l’importance de la souche. Il est possible qu’elle soit le siège d’une sorte de cerveau de l’arbre. Une sorte de cerveau ? N’est-ce pas un peu exagéré ? Peut-être, cependant nous savons que les arbres peuvent apprendre et par conséquent qu’ils stockent des informations. Il faut bien qu’il y ait quelque part dans leur organisme un lieu pour cela. Nous ignorons où ce quelque part se trouve, mais les racines seraient bien adaptées.

Et ailleurs :

Les arbres ne sont pas les seuls à communiquer ainsi entre eux ; les buissons, les graminées échangent aussi, et probablement toutes les espèces végétales présentes dans la communauté forestière. En revanche, dès que l’on pénètre dans une zone agricole, la végétation devient très silencieuse. La main de l’homme a fait perdre aux plantes cultivées beaucoup de leur aptitude à communiquer par voie souterraine ou aérienne. Quasi muettes et sourdes, elles sont une proie facile pour les insectes. L’utilisation massive de pesticides par l’agriculture moderne trouve là une de ses explications. Les exploitants de terres agricoles gagneraient à s’inspirer du fonctionnement des forêts et a laisser un peu de naturel réinvestir les cultures de céréales et de pommes de terre pour qu’elles recouvrent la parole.

 

Romantique par nature

Comme ces auteurs n’ont pas d’autre objectif que de frapper là où ça fait mal (ce sont des sentimentalistes, comme tous les romantiques), ils ne reculent pas devant des métaphores que je ne saurais qualifier que d’avilissantes – et pour le lecteur, et pour le langage, et surtout encore plus pour le monde vivant : « Les champignons sont en quelque sorte l’Internet de la forêt », ou mieux encore « Une grande forêt profonde est un immense supermarché. »

Ainsi dénotent-ils d’un vieux stratagème que ne dédaigneraient pas l’école d’Iéna, et tous leurs précurseurs comme tous les héritiers. D’abord ils prennent acte de la différence radicale qu’il peut exister entre l’animal et le végétal ; au sein du monde animal, on constate une gradation identique, sur l’échelle de la différence, par exemple :

  • entre humains (sapiens) et singes : ils ont en commun d’être primates ;
  • entre humains (domestiques) et grands mammifères sauvages (l’ours, le loup, le lion) ; ils ont en commun d’être prédateurs ;
  • entre mammifères et non mammifères (reptiles, oiseaux, éventuellement amphibiens) ; ils ont en commun d’être des tétrapodes ;
  • entre tétrapodes et non tétrapodes (arthropodes, mollusques, vers) ; ils ont en commun d’être des animaux pluricellulaires ;
  • entre animaux pluricellulaires et animaux monocellulaires (ou apparentés) : amibes, bactéries, éventuellement virus ; ils ont en commun d’être des animaux (ou presque) ;
  • entre animaux et champignons/végétaux.

Bien entendu les classifications imaginaires prennent le pas sur la systématique ; une bactérie est toujours plus proche de l’homme qu’un bolet, même si le contraire est « plus juste ».

Dans le monde imaginaire, ces « êtres-en-regard » existent bien sûr aussi : le loup, l’ours, la vouivre, le kraken, l’hydre, que sais-je, mais ils fréquentent aussi d’autres exemplaires de la monstruosité : zombies, fantômes, droïdes, et toutes les fées et tous les elfes des fables.

L’idée prégnante est que la différence est une tare sociale : le poète romantique s’associe volontiers à la figure du monstre, du freak, car il connaît son sentiment de solitude. (De la sorte, c’est l’individu qui est valorisé, au détriment du groupe : c’est un grand classique, un topos littéraire, cinématographique, et j’en passe.)

Par conséquent, un cran supplémentaire : cet être si différent n’est pas si différent. Dans sa difformité, j’y trouve une part de moi-même.
Et c’est ainsi que, porté par un élan romantique au sens classique du terme, ceux qui font du végétal ce tout-autre radicalement différent en viennent à lui conférer des attributs humains, trop humains, au point non seulement de leur attribuer des facultés strictement humaines (le langage articulé, fruit d’une longue histoire évolutive et accélérateur technique, lequel n’est qu’une espèce d’actualisation dans le réel de la sphère symbolique propre à l’espèce humaine), mais aussi les aspirations que trahissent ces auteurs : internet/supermarché.

On me dira que l’analogie vaut pour sa portée heuristique ; si tel était le cas, alors d’un strict point de vue méthodologique, l’exercice est aussi périlleux qu’il est inefficace[10]Le classique Rhizome (Minuit, 1976, intégré à L’Anti-Œdipe en 1980) de Deleuze et Guattari est remarquable par ses lacunes botaniques ou zoologiques, ou plus exactement, comment une idéologie … Continue reading)). Après le succès de ces livres, que n’a-t-on pas entendu sur le langage des arbres et leur irrésistible civilité.

Dans la recension de la SFE citée plus haut, Donadieu évoque une cause possible de ce romantisme, à savoir la place importante de la forêt et de l’arbre dans l’imaginaire des sociétés nordiques et germaniques, et évoque à ce propos Yggdrasill des Eddas, l’arbre qui porte les neuf mondes (dont le monde des humains et celui des dieux)… (qu’on retrouve avec les arbres de Palinor ou les Ents chez Tolkien, le Saule Cogneur de Harry Potter, ou les barrals du Trône de fer). Qui a eu l’occasion de voyager dans ces contrées ne peut rester insensible à l’étendue de la forêt et à la place éminente de l’arbre (comme du bois d’ailleurs) dans les cultures du nord ; il n’empêche qu’on trouve aussi des arbres mythiques dans d’autres cultures, qu’on songe à l’olivier ou au figuier en Méditerranée, au baobab en Afrique, etc., sans parler du pommier d’Adam et Eve. L’argument me paraît un peu court ; Tassin, lui, insiste sur la part subjective du discours, indiquant que la biologie avait rejoint les sciences formelles (chapitre 6), mais ne semble pas s’en émouvoir : il a lui-même contribué à ce corpus des arbres qui a envahi les étals des librairies.

Je pense au contraire que c’est une bonne occasion, ce détour par la sensibilité, non seulement pour avilir l’être humain, et ce dans le mouvement actuel de déboulonnage des valeurs occidentales – et qui est un pas politique, celui du libéralisme à tout crin, avec pour effet d’écho radical (et fallacieux) de réappropriation directe : soumission, propriation, capitalisation.

C’est terrible et triste : il n’y a plus d’altérité quand les frontières sont tombées, les différences gommées. Pire, l’« éducation à l’environnement » devient une explication qui échappe alors à toute médialité ; la science naturelle perd tout son savoir-faire herméneutique, puisque celui-ci n’est pas scientifique et juste bon pour les fables, tandis que la force imaginaire de la narration s’épuise à éviter toute perspective critique. En somme tout le monde est perdant sur tous les tableaux.

 

L’aveuglement des racines

Et ce n’est pas tout, la philosophie s’en mêle et, en dépit de tout enracinement (sans jeu de mot) herméneutique, voilà que l’arbre devient un mythe, philosophique cette fois, pour dénoncer les impérities du monde humain. On sait qu’à chaque fois qu’un chevalier blanc se lève, il produit avec lui un grand tourbillon de brumes qui embâcle l’esprit critique.

Et voilà deux penseurs italiens qui montent dans le train : Stefano Mancuso, auteur de L’intelligence des plantes, et Emanuele Cocia, de La vie des plantes[11]Emanuele Cocia, La vie des plantes, une métaphysique du mélange, Payot et Rivages, 2016 ; Stefano Mancuso & Alessandra Viola, L’intelligence des plantes, Albin Michel, 2018.. Dans les deux cas, c’est ce qui est paradoxal, on s’appuie sur des connaissances solides, et la recherche est sérieuse – elle ne tombe pas dans les pièges grossiers des auteurs cités ci-dessus. Mais au final, qu’apprend-on ? Que les plantes ont été dédaignées dans l’imaginaire comme dans la philosophie ? Que le futur sera « bioinspiré » ? Que les plantes coopèrent et s’entraident ? Qu’elles sentent et qu’elles pensent ? Oui, mais pas seulement : en quelque sorte – et c’est l’aboutissement du processus d’acculturation, en vérité, qu’elles portent la vérité qui convient aux actes humains.

La fleur est la forme paradigmatique de la rationalité : penser, c’est toujours s’investir dans la sphère des apparences, non pour en exprimer une intériorité cachée, ni pour parler, dire quelque chose, mais pour mettre en communication des êtres différents. (Cocia)
Le calme qui nous envahit en leur compagnie (végétaux) est peut-être l’écho d’une conscience ancestrale que la verdure renferme tout ce dont nous avons besoin et toutes nos possibilités de survie. Aujourd’hui comme hier. (Mancuso)

Heureusement qu’il se trouve d’autres chercheurs, comme Paolo D’Angelo (puisque le camp est alors italien) peut-être moins médiatiques, mais tout aussi solides en tout cas, pour remettre les hormones des penseurs à leur place ; ironie du sort, celui-ci est philosophe, et spécialiste d’esthétique et de paysage.

Avec lui nous comprenons l’urgence de ne pas oublier que le monde animal est tout aussi varié (en formes et en couleurs) que le monde végétal ; que la coopération existe partout mais le plus souvent elle existe par pulsion de vie, plus que pas collectivisme ; que la nature, en somme, tout comme le vivant, existe à la fois en l’homme et hors de l’homme, par lui et sans lui, pour et contre lui ; il n’y a pas plus d’effet de conscience que d’effet de justice ; j’ajouterai même, pour ce qui me concerne, que le fondement de l’écologie est précisément l’étude de la relation entre les être vivants, déprise de toute axiologique. Parce que d’Angelo le note bien : derrière ces analogies fort séduisantes, se cachent souvent, peut-être inconsciemment, un antihumanisme teinté de darwinisme social, et – et c’est pire que tout pour moi – une morale vaguement catholique, toujours aveuglement pieuse, doucereusement autoritaire.

Le résultat, malheureusement, est une hystérisation du débat, qui détourne de ce que disait justement Ernst Zürcher, qui, s’il compare la sève et son mouvement au pouls animal, affirme par ailleurs que « l’homme n’a pas fatalement un impact destructeur sur la nature – il est aussi capable de s’y insérer et d’y agir dans une sorte de “partenariat” constructif et dynamisant, à condition d’en avoir compris les principes de fonctionnement et d’en tenir compte. » Encore qu’il faudrait expliquer la nature de cet étrange « partenariat ». Mais c’est précisément l’attitude qu’il convient de porter, c’est d’ailleurs la même chose, en politique, sur tous les sujets.

On voit bien le retournement qu’il s’est produit depuis Giono. Plus personne aujourd’hui ne se permettrait d’écrire ceci, que je dépose en hommage au vivant.

Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l’âme de cet homme, sans moyens techniques, on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d’autres domaines que la destruction.

 

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References

References
1 L’Homme qui plantait des arbres, publié sous le titre The man who planted trees, in Vogue, du 15 mars 1954.
2 Le Seuil, 1999.
3 On dira tout de suite : « vous faites du morphocentrisme (ou quelque chose dans ce genre) : vous parlez toujours des végétaux et des animaux, et jamais des bactéries ou des champignons ». Ce n’est pas faux, mais non seulement Hallé désamorce cette critique, nous pouvons facilement indiquer que : bactéries et champignons sont peut-être moins faciles d’accès, par exemple à la représentation, qu’ils sont en quelque sorte moins connus… pour les bactéries, ce n’est pas faux, ou alors cette connaissance dépasse de loin nos capacités de non-spécialistes ; pour les champignons on a une image très partielle de cet être lui aussi fascinant (on y reviendra) France ; mais grosso modo, on pourrait dire que le champignon se situe à mi-chemin entre la plante et l’animal. Cela ne règle pas la question, mais ça permet de contourner le problème : pour certaines « fonctions » il agit comme un végétal, pour d’autres, comme un animal. C’est d’ailleurs là toute la spécificité du réel (vivant ou non-vivant) : un continuum qu’on peut séparer en unités discrètes. D’ailleurs sur le sol, en général, comme écosystème et habitat d’une biodiversité méconnue (et piétinée), voir l’excellent Marc-André Selosse, L’origine du monde, Actes Sud, 2021.
4 Cf.
5 Le parti-pris des choses, Gallimard, 1942.
6 Francis Hallé, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, 2005.
7 Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017 ; Ernst Zürcher, L’arbre entre visible et invisible, Actes Sud, 2016.
8 https ://www.sfecologie.org/regard/ro5-mars-2018-j-tassin-p-donadieu-aaf/ : Jacques Tassin, Pierre Donadieu et l’Académie d’agriculture de France, qui s’était d’ailleurs fendue d’un savoureux communiqué de mise en garde aux lecteurs, collègues et chercheurs.
9 Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, La Découverte, 2017. ; Samir Boumediene, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Des Mondes à Faire, 2016.
10 Le classique Rhizome (Minuit, 1976, intégré à L’Anti-Œdipe en 1980) de Deleuze et Guattari est remarquable par ses lacunes botaniques ou zoologiques, ou plus exactement, comment une idéologie peut tirer à elle des connaissances scientifiques, en les dénaturant au besoin
11 Emanuele Cocia, La vie des plantes, une métaphysique du mélange, Payot et Rivages, 2016 ; Stefano Mancuso & Alessandra Viola, L’intelligence des plantes, Albin Michel, 2018.