Mon herbier, mon coquillier

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Lettre à ma maman sur l’effondrement < Mon herbier, mon coquillier > Ouverture. De la choréologie

 

Texte mis à jour le 21 février 2022.

 

Rien[1]Parties de ce texte, réécrites, ont paru en 2020 dans le premier numéro de la revue Édition des Obsessions, grâce à Eric Tabuchi et Camille Vachin. (ou peu de choses) n’a mobilisé du temps dans ma vie comme mon herbier, mon coquillier. Je ne l’aurais pas imaginé, avant de commencer. Les premières plantes et les premières coquilles, je les récoltai en 2009-2010. Cela n’a plus arrêté, et il faudrait que cela cesse.

 

Une collection de référence

La première plante que j’ai mise en herbier était la la première plante que je ne connaissais pas, ou plus exactement dont je ne connaissais pas le nom, et que j’ai déterminée avec une flore : une petite crucifère, Iberis pinnata ou Ibéris/Ibéride pennée/à feuilles pennatifides qui croissait au bord d’un champ en lisière du chemin où j’ai commencé d’herboriser pour la première fois tout seul, le GR9, entre Dieulefit et Comps, entre la Viale de Dieulefit et la Chapelle de Comps, dans le sud de la Drôme, un parcours d’une évidente beauté.

Il y a, à l’heure où j’écris, plus de 2000 planches d’herbier, ordonnées par familles sur des feuilles A3, mais aussi de plus en plus sur des formats différents (A4, et jusqu’à A2 pour les thérophytes), et un peu plus de deux cents espèces de coquilles de mollusques dans le coquillier, elles-mêmes rangées dans de petits casiers dans l’ordre phylogénique actuel – les espèces millimétriques (la majorité : vertigos, pisidium) elles-mêmes dans de petites fioles, les grandes espèces (moules d’eau douce, grands coquillages marins) dans des boîtes séparées.

On réalise que cette part est infinitésimale au regard du nombre total d’espèces, ne serait-ce qu’en France !

Comme avec le temps on conçoit que déterminer des espèces sans l’aide des clefs de détermination est une bêtise crasse, on constate après quelques années que la constitution d’une collection personnelle de référence, au-delà du plaisir esthétique ou de cabinet de curiosité (je ramasse aussi des roches, des mues, des ossements, des coquilles d’échinodermes, des loges de phryganes, des fémurs de bovins, des gales d’hyménoptères, des becs de pousse-pied, des petites choses comme cela qui n’ont pas valeur encyclopédique) est la formation plus efficace qui soit. La collection est un outil.

Contemporainement, j’ai bâti un simple fichier numérique où est consignée chaque ‘prélèvement’ : l’espèce, la date et le lieu de la récolte, le nombre d’individus, l’état de la part et éventuellement l’occasion – évènements, accompagnateurs. On y trouve aussi – pour l’herbier – le souvenir des planches qui ont été jetées. Je tiens à conserver mémoire aussi de ces planches qui, trop endommagées, ont dû être détruites, le plus souvent à grand peine (il y a toute une phase de restauration qui ne réussit pas toujours, et la peine est fonction de l’effort nécessaire à la récolte).

La récolte, en elle-même, est une opération : elle est fonction des circonstances de nos déplacements, soit professionnels (sans le travail je n’aurais jamais vu les espèces de la Planèze, du Dervois, de l’Oltrepò pavese…), soit de formation (…de la Flandre, de la Brenne, de l’Ubaye), soit touristiques (…de l’Etna, du Léon, du Jura), soit simplement domestiques (…du Tricastin et des Baronnies, du Gâtinais, du Vignoble)… Il faut bien sûr faire l’effort d’atteindre certaines espèces (et on pense aux cols vertigineux alpins), de la marche, mais aussi du transport et de la conservation dans le transport (et on pense au retour de l’Etna), puis au traitement : séchage puis tamisage de la litière pour les escargots ; pressage et attachage pour les plantes) et à l’archivage. Autant de tâches pas très difficiles, mais très chronophages (et qui nécessitent un peu d’organisation, il est vrai). J’ai gardé une centaine de plantes de mon passage dans le Haut-Jura sous presse, pendant deux années avant de les ordonner. J’ai encore des sacs de litières des marais du Barrois à la cave que je n’ai pas dépouillés. Certaines espèces ne « survivent » pas à toutes ces opérations.

 

Une mémoire : histoire et géographie

Quand je vois mon herbier ou mon coquillier, je contemple aussi une mémoire, celle de leur assemblage. D’ailleurs je regarde bien plus souvent le fichier numérique que l’herbier lui-même (qui est aujourd’hui a moitié sous vide et dans le camphre, et enfermé, à cause des bestioles qui le rongent, donc ce n’est pas facile d’en faire un objet d’exposition), mais le plaisir est bien là : je vois les lieux, je me rappelle les époques, les saisons, c’est une formidable mémoire de mes déplacements (qui sont souvent absurdes), et aussi un formidable bloc-note de mes impressions et de mes états d’âme. Ce truc hyper abstrait et artificiel, pour moi devient le crampon d’accrochage à la paroi du réel, des amarres pour le monde…

De là à lui accorder une valeur, comment dire, ontologique, c’est difficile à dire. J’ai tellement jeté de planches d’herbier, et je suis tellement attaché à l’idée de ne pas m’attacher à des objets matériels, que je me suis habitué à l’idée que je peux tout perdre. J’ai parfois du découragement devant tout ce travail perdu, mais je me dis aussi d’abord que ce travail n’a pas été, et n’est jamais, inutile, puisque justement le processus a eu lieu et qu’il importe plus que le résultat, finalement ; et surtout que la vie c’est bien ça : la dynamique, et donc tout le contraire de la muséification.

Je travaille d’ailleurs bénévolement dans un muséum : j’ai accès à toutes la collection, et je peux ainsi comparer mes récoltes, m’assurer du nom d’une espèce, mais aussi découvrir ou observer des espèces que je ne verrais jamais (du monde entier). Je vois bien le poids que c’est, de tenir tout ce fatras, tout cet ossuaire à peu près imbancal. De la poussière qu’il accumule. Du temps qu’il fige. Personne ne voudrait de ça dans sa propre maison (j’ai deux amis qui cèdent leur collection à des muséums, trop de place, trop de place).

Luc Garraud trouve normal que les champignons ou les vers entrent avec les plantes dans les armoires et les musées : on travaille sur du vivant, et on voudrait lui récuser son espiègle et infini manège ? Il faut être bien « aménageur » pour n’y pas voir une bêtise. Rappelons-nous qu’une autre fonction de l’herbier et du coquillier, en somme du cabinet de curiosité, est le savoir-faire même du naturaliste, du praticien non tant de l’écologie ou de la biologie, mais des sciences naturelles : l’observation, la description et éventuellement la classification.

On en vient alors au nœud du problème : l’obsession que représente à la fois cet amoncellement d’objet et cette accumulation de temps est bien celle de comprendre les relations entre les formes du vivant et cela impose, par conséquent, la nécessité de la classification. La classification théorique, la systématique, la taxonomie, cela existe déjà, ce n’est pas moi qui vais changer les noms des espèces ou leur position dans l’arbre du vivant, bien sûr ; mais cela a pour corollaire l’ordination, dans une espèce de fichier, l’herbier ou le coquillier, des espèces rencontrées.

Pendant des années, j’ai été éducateur à l’environnement (aujourd’hui ce terme d’éducateur me heurte, mais passons) et l’une des animations que je proposais était de construire des clefs de détermination, avec n’importe qu’elle ensemble d’éléments, feuilles d’arbre, baskets ou pokémons… C’est fascinant : non seulement de comprendre comment ça marche, comme outil, comme machine, comme programme (je parle de la clef de détermination) mais aussi le processus cognitif qui se met en place, c’est d’ailleurs aussi fascinant à vivre (créer la clef comme participant) qu’à observer (puisqu’ils fabriquaient la clef en collectif)…

Peut-être que, dans le fond, l’obsession est celle-là. Ce n’est pas tellement de ranger des objets dans des cases, c’est de comprendre comment les cases entre elles se positionnent, se succèdent… D’où l’attention renouvelée pour les cénoses (chapitre cinq).

 

Face aux verrous

Enfin, on ne peut repousser l’argument sans cesse, l’herbier et le coquillier sont aussi un catalogue de formes ; ils sont évidemment des objets esthétiques. Si les coquilles étaient marines, et les fleurs tropicales, ce serait encore plus attractif et spectaculaire du point de vue des couleurs et des tailles ; mais chez nous sur terre ça reste très terne, du blanc au gris au brun (pour les coquilles), et très contenu, souvent petit, discret, les fleurons de laîches ou de joncs déploient leur camaïeu en toute discrétion, sous binoculaire ; les dents des vertigos ou truncatellines n’apparaissent, données entière, qu’à une échelle qui n’est pas nôtre.

La succession des formes me fascine, et oui, j’y suis attaché.

Comme tout le monde j’ai ramené des objets naturels à la maison, et la coquille se prête facilement à ce jeu. Objet fascinant, du fait de sa dissymétrie et de sa complétion simultanées ! On commence à les comparer, à les ranger, on se prend au jeu : on passe aux familles…
Et voilà l’argument dans toute sa splendeur : là où l’ordonnateur (ou le curieux) va se muer en collectionneur (en obsédé). N’avez-vous jamais vu cette plante, telle ou telle espèce de poacées ? ou cette coquille, telle ou telle espèce d’hygromiidé ? Allez-vous devoir parcourir des kilomètres pour la trouver ? Seriez-vous prêt à voyager ? Ou visiter les musées ? À demander quelques exemplaires à un collègue ? Voire à l’acheter sur internet ? La réponse à ces questions détermine le degré d’obsession.

L’herbier est exigeant, parce qu’il demande du temps, un peu de matériel, et surtout un entretien continuel ; le coquillier beaucoup moins ; il prend d’ailleurs beaucoup moins de place ; il est à peu près immortel ; il est beaucoup plus facilement manipulable.

On aime observer : qui n’a jamais agencé les cartes postales, les couvertures de périodiques, les figurines, les capsules, que sais-je ? La diversité des formes et des couleurs versus l’appartenance à une série. C’est peut-être à la fois l’intérêt et la limite de la collection : l’intérêt pour la recherche du différent dans le même (et c’est presque une définition de l’ontologie), et – ce qui est le malheur des collectionneurs maladifs, l’acceptation de l’impossibilité de compléter une collection.

La systématique n’est jamais systématique : elle est une ébauche, jamais une œuvre finie. Elle n’est jamais qu’ébauche. Elle est, en ce sens, comme le vivant : elle est entre la vie et la mort, entre l’individu et le collectif, entre le dedans et le dehors.

Elle est un projet, voire un espoir. Avec les êtres vivants, en comparaison des vases Ming par exemple, la tâche est littéralement infinie. Entretenir un herbier ou se délecter d’un coquillier, ce n’est jamais que faire face à la vie même : qu’elle est partiale, vouée à l’échec, ou plutôt vouée à sa résolution (c’est loin d’être un échec !), qui est la mort. Cette résolution est un dénouement, non pas un résultat.

Affrontant le vivant, la construction du fichier naturaliste, n’est jamais encore qu’une astuce pour dépasser le néant par la bande, ou se donner l’illusion de la berner. C’est ou devrait être une dynamique, non pas un point fixe.

Cap au seuil, cap au seuil, disait Rabelais ! Notre rapport à la nature se joue dans ce déplacement réciproque perpétuel, rythmique, qui balance entre le blanc et le noir, le plein et le vide, le jour et la nuit, évidemment, évidemment, entre la vie et la mort.

 

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1 Parties de ce texte, réécrites, ont paru en 2020 dans le premier numéro de la revue Édition des Obsessions, grâce à Eric Tabuchi et Camille Vachin.