Terraqué, le monde, 1 : dans l’espace

[Cap au seuil|Sommaire rapide] Avant propos | espace | la vie | monde | les écologies | cénologie | sciences naturelles | interlude | protection de la nature | arbres | anthropocène | catastrophe | herbier/coquillier | ouverture : régions naturelles

 

Avant propos < Terraqué le monde (1) > La vie

 

Texte publié le 17 avril 2020 et mis à jour pour la dernière fois le 22 mars 2024 (29 révisions).

 

Les livres sont beaux, qui parlent des portulans, des atlas géographiques, des pays imaginaires, de leurs villes, et populations et coutumes, de leurs flores et de leurs faunes, j’en ai fait mon miel.

Ce n’est pas d’ailleurs que j’ai une affinité avec les récits de voyage, ce ne sont pas les relations classiques, des grands explorateurs, des grands bourlingueurs, des grands navigateurs qui forment le contingent des festivals dédiés – un peu comme les festivals dédiés à la nature me laissent généralement de glace. Je respecte d’ailleurs explorateurs et observateurs qui rendent compte de leurs découvertes, mais ce qui me titille le plus, de toute manière, c’est plus exactement l’imaginaire qu’on trouve derrière, c’est-à-dire, selon, ou bien la fiction ou bien le concept : un onde, en somme, qu’on me propose, global, et non des cartes postales qui en proviendraient… un livre, plutôt qu’une aventure.

C’est ce que je dis : dans la dition ! Comme le caillou, la coquille, qu’on ramène à chaque fois à la maison, on ne sort pas, on ne sort plus sans vade-mecum, quelque chose qui fasse écho, non, quelque chose qui fasse médiance.

Entre le moi et le monde, la carte géographique. Quand j’étais de l’autre côté, je disais « la carte écarte », oui, mais cet écart est précisément ce lien.

Cartes géographiques, mais portulans, mais faunes et flores détaillées, mais catalogues d’habitats, mais tables périodiques d’éléments, mais toutes ces listes et ces cases et ces casiers, les herbiers, les coquilliers, le musée d’histoire naturelle ! Ils disent le monde, ils écoutent le monde, ils nous servent à dire le monde, ils portent le monde, et nous avec – comme nous les portons, nous.

 

 

Atelier de découpe géographique

La célébrissime carte de l’océan de Lewis Carroll me sert d’entrée en matière (même si elle est convenue : précisément parce qu’elle est convenue). Lorsque je parle de cartes géographiques avec les publics qu’il m’arrive de confondre (scolaires, étudiants, grand public), je confronte souvent cette carte à cet autre texte famosissime de Jorge Luis Borges (cette confrontation est justement banale) : « En cet empire, l´Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d´une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l´Empire toute une Province ». Et les marins de Carroll pourraient marquer leur contentement à l’Empereur : « Les marins, ravis, trouvèrent que c’était / Une carte qu’enfin ils pouvaient tous comprendre[1]Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes [1960], Gallimard ; Lewis Carrol, La chasse au Snark [1876], Gallimard. ».

Entre une carte qui ne représente rien, sinon le vide, et une carte à l’échelle un, qu’est-ce que c’est que vous ne comprenez pas ?

La carte, de par sa rupture de dimension (rupture quantique, n’est-ce pas ?) écarte, mais la carte encarte : est-il possible d’imaginer un monde compris dans un monde, tel que Borges, de nombreuses fois, s’est échiné à la faire ? Non seulement, comme le dit par ailleurs Italo Calvino, l’étrange rapport microcosme/macrocosme qu’entretiennent carte et monde nous fascine-t-il parce que ce rapport spéculaire, ou peut-être plus justement translationnel, qui produit cet effet de miroir, qui est plus précisément un effet d’écho, voire un effet Doppler, mais justement pour cela (une source/un capteur), implique la participation active de l’observateur : la carte avant toute chose est un agencement de l’espace, « la horde se déplaçant fraie des pistes, isole des repères, jalonne des espaces, y inscrit ses tombes[2]Italo Calvino, Collection de sables [1984], Le Seuil. ».

La carte est une portion d’espace arraché à lui-même, qui le singe en tout : de fait l’auteur et le lecteur de la carte croient, désirent, brûlent de se retrouver en elle, dans une mise en abyme, littéralement et expressément infernale : c’est la source même de la peur, le réservoir de la folie.

Voilà, en substance, le fonds de mes travaux balbutiants de 1998, que je retrouve à peu près intacts, pour l’occasion, avec simplement moins la patine du temps que des grands coups de hache dans mes églises théorique et politique, ayant tiré un trait sur un certain nombre de vessies prises pour des lanternes[3]Le curieux ira lire « Quelque chose bouge » dans L’anonyme et « Quelqu’un change » dans Le revenant, les deux premiers volumes de la série La littérature inquiète, publiés dans une … Continue reading. La géographie, lorsqu’elle devient une science du dehors, une exologie, est une discipline humaine voisine de la cosmologie, qui noue une théorie de l’être avec une façon de Gestalt-Theorie.

L’atelier des découpes : on pourrait également l’appeler Ouvroir de géographie potentielle, accompagne ainsi, dès les premiers hommes, jusqu’à aujourd’hui, leur découpe des territoires[4]Voir Henri-Pierre Jeudy, Un sociologue dans un Voltaire, Créaphis, 2020.. C’est « leur manière à nous » de ne pas se perdre.

La géographie, je le répète, est une « science primaire » – un savoir qui est nécessaire, pour commencer, pour commencer dans la vie, et bien commencer dans la vie. Une discipline élémentaire. Le kit de base.

 

Espace(s)

Sans me risquer à des spéculations astrophysiques qui dépassent largement mes connaissances, non que mon entendement, je souhaiterais ainsi en premier lieu brosser à grands traits quelques notions utiles à la compréhension du propos, gardant en tête la finalité de ce chapitre scindé en deux parties où s’enchâsse un autre chapitre sur le vivant, à savoir la définition du biome.

Au cœur de l’univers, dont on ne peut rien dire, au sein du complexe du superamas de galaxies Poissons-Baleine, se trouve Laniakea, qui abrite le superamas Vierge-Hydre-Centaure, où se trouve le superamas de la Vierge ; au sein du Volume local, se trouvent notre Feuillet local, puis notre Groupe local, lequel est constitué de trente-huit galaxies, dont la nôtre, la Voie lactée. La Voie lactée, de forme spiralée, est constituée de nombreux bras, dont le bras d’Orion-Cygne, qui lui-même abrite la Ceinture de Gould, la Bulle locale, le Nuage local enfin, où on peut localiser notre système solaire, dont le soleil n’a pas d’autre nom que « Soleil ».

Chacun sait aujourd’hui sait que notre planète, appelée « Terre[5]« Eau » serait plus juste. », est la troisième planète la plus éloignée du Soleil ; qu’elle possède un satellite, une lune appelée « Lune » ; que les six autres planètes du système sont Mercure, Vénus, « an amont » de la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune en aval ; les quatre premières (dont la nôtre, donc) sont rocheuses, les trois autres sont gazeuses. Seules les deux premières sont dépourvues de satellites. Les plus gros satellites, en volume égaux ou supérieurs à la Lune sont Io, Europa, Ganymède et Callisto pour Jupiter, Titan pour Saturne, Triton pour Neptune ; en tout ce sont 183 satellites qui ont été dénombrés dans tout le système solaire, et seuls 19 d’entre eux présentent une forme sphéroïde due à leur gravité. D’autres corps célestes importants sont visibles, comme les planètes naines : Cérès, Pluton (rétrogradée de l’état de planète à celui de planète naine en 2009), Hauméa, Makémaké et Eris, plus des objets intermédiaires, Gonggong, Charon, Quaoar, Sedna, Orcus et Hygie.

Voilà où tu trouves, présentement, lecteur, voilà où je me trouve, auteur, et voilà aussi où se trouvent les seules traces de vie connues à ce jour dans le vide intersidéral… Du rien dans du vide.

Âges de la Terre

La Terre possède une chronologie géologique complexe, dont je ne cite que les évènements saillants. Elle se divise en « éons » ou « éonothèmes » Hadéen, Archéen, Protérozoïque (tous trois formant le Précambrien) et Phanérozoïque. Ces éons se divisent à leur tour en « ères » ou « érothèmes », puis en « systèmes/périodes », « séries/époques », « étages/âges ». On connaît mieux le dernier instant de ce Phanérozoïque (où la vie devient nettement visible), qui comprend le Paléozoïque, le Mésozoïque et le Cénozoïque ; cette dernière ère comprend à son tour le Paléogène, le Néogène, et le Quaternaire (ancienne ère rétrogradée en période, qui se divise à son tour en Pléistocène et Holocène, notre âge). L’Holocène a débuté voilà 10000 ans ; certains voudraient lui voir succéder, voire lui substituer, l’Anthropocène (chapitre 9).

Sphères

La structure de la Terre peut être décrite comme la coprésence de trois grands domaines physiques, minéraux, joliment qualifiées de « sphères », où domine à chaque fois l’un des trois états de la matière : gazeux dans l’atmosphère, liquide dans l’hydrosphère, solide dans la lithosphère[6]On distingue parfois la lithosphère, mécaniquement dynamique, de la géosphère. Le terme de géosphère peut être utilisé pour qualifier l’ensemble des trois domaines, correspondant si l’on … Continue reading, – les trois états sont toutefois également présents dans chacun des « domaines »[7]Je renvoie ici à une somme éclairante sur le concept même de Sphères, dont c’est le titre, de Peter Sloterdijk, en particulier le premier volume, Bulles, où nous lisons, utile pour notre … Continue reading.

Ces trois domaines ne sont pas strictement enchâssés les uns dans les autres, et ne sont pas à proprement parler des sphères. Ce mot voudrait traduire leur caractère global, comme des mondes adjacents (qui d’ailleurs communiquent volontiers). Chacun d’eux possède également sa structure particulière.

La structure interne de notre planète, rocheuse, se compose d’un noyau (constitué d’un noyau interne, solide, et d’un noyau externe, liquide), lequel est entouré d’un manteau, et lui-même de la croûte terrestre, qui peut à son tour être océanique, ou continentale, et également recouverte ou non de sédiments autres. On appelle « discontinuité » les limites situées entre les noyaux (discontinuité dite de Lehman), entre le noyau et le manteau (de Gutemberg), et entre le manteau et la croûte terrestre (de Mohorovičić, ou Moho). La croûte se divise en plaques tectoniques, dont sept majeures : pacifique, eurasiatique, africaine, antarctique, nord-américaine, australienne, et cinq masses continentales : Afrique, Antarctique, Amériques, Eurasie, Océanie ; on peut les diviser chacune en unités plus petites. La zonation continentale altitudinale n’est pas harmonisée à l’échelle mondiale, chaque latitude possédant ses particularités.

L’hydrosphère recouvre la partie principale majeure partie (75 %) de la croûte terrestre ; elle est elle-même structurée en deux zones, définies par rapport au degré de luminosité : la zone euphotique (qui se divise elle-même en zone hémipélagique, jusqu’à –50 m et mésopélagique, jusqu’à –200 m) et la zone aphotique (qui se divise en zone infrapélagique, jusqu’à –600 m, bathypélagique, jusqu’à –2500 m et abyssopélagique, au-delà de –2500 m).

L’atmosphère est structurée, de la même manière, en zones, selon l’altitude et la température. De bas en haut, se succèdent la troposphère (la couche où se produisent nuages, les pluies, les vents…), la stratosphère (où se trouve la couche d’ozone en majorité, jusqu’à 50 km), la mésosphère (de 50 à 80 km d’altitude), la thermosphère (de 80 à 350-500 km d’altitude), l’exosphère (de 350-500 à 800 km à 50000 km d’altitude).

Lithosphère, hydrosphère et atmosphère sont évidemment également animées de mouvements physico-chimiques pouvant provoquer des modifications de l’une ou l’autre ou de leur rencontre (dérive des continents et tous les phénomènes afférant, évènements météorologiques, etc.)

Secteurs et horloges

En outre, des secteurs du globe sont également nommés ; les méridiens relient les pôles, point où passe l’axe de rotation de la sphère ; les parallèles divisent le globe horizontalement, depuis son point de diamètre maximum, l’équateur.

Les 360 méridiens (un par degré d’arc) et les 180 parallèles (90 par hémisphère) divisent le globe terrestre et définissent la longitude et la latitude. Certaines de ces lignes sont remarquables : le premier méridien, ou méridien de Greenwich, marque la longitude 0° ; l’antiméridien, qui le « prolonge » dans le Pacifique (180°) indique le changement de jour lorsqu’on le traverse ; l’équateur, marque la latitude 0° (et seul parallèle à former un grand cercle) ; les deux cercles polaires les limites où le soleil est présent ou absent au moins 24 h (au nord arctique, au sud antarctique), les deux tropiques les limites où le soleil est vu au zénith à un moment de l’année (au nord : du Cancer, au sud : du Capricorne) ; évidement les quatre-vint-dixièmes parallèles sont les pôles (nord et sud).

Le temps humain et les temps terrestre, lunaire et solaire sont intimement liés, je ne rentre pas ici dans le détail de ces relations complexes. Tout au plus se bornera-t-on à indiquer que le calendrier grégorien, voulu par le papa Grégoire XIII et réalisé par des mathématiciens et astronomes jésuites des universités de Salamanque et de Coimbra remplace le calendrier julien, voulu par Jules César et réalisé par l’astronome grec Sosigème d’Alexandrie en -46. Entré en vigueur le 24 février 1582 et mis en application dans les mois qui suivent, d’abord dans les états catholiques puis dans les états protestants, le calendrier grégorien instaure les années bissextiles, de manière à corriger le décalage qui s’était aggravé depuis le 1er siècle. On passe ainsi du du 15 au 24 février 1582.

 

En sus des trois domaines que nous venons de voir, l’écologue Vladimir Vernadsky ajoute la biosphère[8]La Biosphère [1926], Le Seuil, 2002., domaine géographique où évolue le vivant, par définition transversal aux trois autres et pouvant, par ailleurs, agir durablement et structurellement sur celui-ci. Cette enveloppe est également la plus réduite, une dizaine de kilomètres au mieux dans l’hydrosphère et dans l’atmosphère, quelques mètres dans la lithosphère[9]On note en passant que seules l’hydrosphère et la lithosphère portent la vie – aucun être vivant ne passant, à ma connaissance, la totalité de son existence dans les airs. Le martinet qui … Continue reading

Enfin il est possible, toujours avec Vernadsky (et Pierre Teilhard de Chardin), de considérer une autre enveloppe encore, celle de la pensée humaine, la noosphère, qu’accompagne également la technosphère. Pour ma part, je considère la technosphère comme l’une des composantes de la noosphère. Celle-ci en revanche, bien qu’étant d’origine animale (et donc venue de la biosphère) s’est en considérablement détaché, notamment par la naissance et la mise en œuvre, si j’ose dire, du symbole, qui autorise un monde qui n’est ni simplement physique (mais souvent imaginaire) et non purement animal (puisque doué de langage), donc n’appartiennent strictement ni à la géosphère, ni à la biosphère. Un troisième monde, en somme.

 

La terre du milieu

D’abord ainsi arpenté, ce monde, délimité puis sectorisé, est devenu le monde des humains — et encore ! de certains humains qui détiennent une autorité sur bien des autres. Toutes ces définitions et distinctions sont humaines. Aucun autre être vivant sur Terre ne s’intéresse au zéphyr et aux marées, aux 29 février et au bras d’Orion comme nous. Et s’il ne s’agit pas de zéphyr ou de Celsius, ce seront les voyages chamaniques, la divination, les pierres levées : peu importe le degré de sophistication technique, de ce point de vue-là, tous les humains sont égaux. les Si tous les êtres vivants interagissent comme nous avec leur environ proche, nous posons, nous, ces lignes et ces mots qui n’ont de sens que si on les utilise ils sont des déictiques, au sens de Benveniste ; au sens de Perceval, dans Kaamelott, cela devient :

Lancelot : Mais qu’est-ce que vous aimez pas ?
Perceval : Ces conneries d’gauche et droite, ça veut rien dire ces machins ! Selon comment on est tournés ça change tout !
Arthur : Mais qu’est-ce que vous nous chantez ?
Perceval : Moi j’estime que quand on parle techniques militaires il faut employer des termes précis !
Lancelot : Bah heu oui… effectivement, ça peut prêter à confusion…
Arthur : Nan mais attendez, c’est pour vous qu’on dit gauche et droite, c’est pour pas vous embrouiller !
Perceval : Si ça m’embrouille !
Lancelot : Ah bon, on peut parler normalement alors ?
Perceval : Professionnel.
Arthur : Bon ben alors okay, on reprend depuis le début. Donc, Calogrenant est posté depuis hier soir au nord-ouest de la zone d’attaque.
Lancelot : Leodagan sud/sud-est un peu plus en retrait avec ses cavaliers.
Perceval : Moi j’aime pas toutes ces conneries de sud-est nord-ouest…
Arthur (s’énerve) : Quoi qu’est-ce qu’y a qui va pas encore ? ?
Perceval : C’est un coup à s’planter ça ! T’façon on dit l’nord, selon comment on est tourné ça change tout !
Lancelot se retourne brusquement et s’en va, agacé. Arthur tente de se maîtriser.
Plus tard…
Lancelot est revenu, Arthur et lui ont l’air blasés.
Perceval : Calogrenant ça va ! Maintenant Leodagan il est où
Lancelot : Du côté de la forêt près de la clairière là où y’a une grosse pierre qui ressemble à une miche de pain.
Perceval : Voiiilààà ! Là c’est pro ! Là j’comprends ! Et quand Calogrenant va arriver, il va couper par où ?
Arthur : Du côté de la rivière à gauche du…
Perceval : Ah ah ah attention ! !
Arthur : Pardon. Du côté d’la rivière là ou y’a les brebis qui passent[10]Alexandre Astier [réalisateur], « Ambidextrie » (saison 3, épisode 35), in A.Astier et A.Kappauf, Kaamelott, Calt, 2006..

Perceval, Lancelot et Arthur sont précisément en train d’observer une carte. Perceval ne parvient pas à faire ce saut déictique. Il reste, en quelque sorte, « impressionné » par la carte, le double miroir de la carte – comme il le sera, dans la vulgate classique devant le Graal dans le château du Roi Pêcheur.

Ce facétieux détour me permet de revenir sur un point qui sera fondamental pour la suite de la recherche. En quelque sorte, Perceval possède, de son environnement proche, une vision littérale, comme ancrée dans son environnement le plus proche, et inapte à se représenter des entités abstraites, symboliques. Ce n’est pas tout à fait vrai dans le récit d’Astier, puisqu’il est en revanche à même de compter à vue d’œil les pierres du château ou de rêver de l’espace intersidéral, mais passons. Ce qu’il met en démonstration, c’est bien plutôt la notion, si riche mais complexe de milieu, qui conduira Augustin Berque à fonder la mésologie (ou science du milieu).

Notion forgée par l’Estonien Jakob von Uexküll[11]Milieu animal et milieu humain [1921], Rivages, 2010., Umwelt, le milieu, représente, pour un organisme donné, son environnement sensible celui avec lequel il établit une relation privilégiée, au sein d’un environnement possible, qui l’englobe, mais dont l’organisme n’a pas conscience, l’Umgebung, l’Umgebung le plus vaste étant la Terre entière.

Le milieu est, selon Uexküll, façonné en quelque sorte par la relation que l’organisme entretient avec lui. Le concept formulé par Uexküll, naturaliste, influencera jusqu’à l’Heidegger des Concepts fondamentaux de la métaphysique[12](Concepts fondamentaux de la philosophie antique [1926], Gallimard, 2003), où le philosophe tâchera de l’intégrer à son propre système ; c’est l’ouvrage où on lit la célèbre … Continue reading. Heidegger est également un élément influenceur d’un autre penseur qui, quelques années après Uexküll, parlera lui-même de milieu, mais cette fois-ci non pas du point de vue d’un organisme biologique, mais bien du point de vue de l’être humain, et même de la communauté humaine (ou culture). C’est le Japonais Watsuji Tetsurō, qui distingue à son tour le shizen kankyô (l’environnement objectif) du fûdo (le milieu tel qu’il existe pour une certaine culture). En outre Watsuji donne un nom à la relation que l’être humain entretient avec le fûdo, la médiance (fûdosei[13]Watsuji Tetsurō, Fûdo, le milieu humain [1935], CNRS, 2011.).

Augustin Berque[14]Augustin Berque, Écoumène : Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1987. n’a qu’à se baisser, et associant les deux distinctions des deux penseurs, il pose les bases de la mésologie, qui peut passer ainsi du domaine naturaliste au domaine anthropologique. En outre, avec la notion d’écoumène, ou ensemble monde-être, où l’homme influence l’espace et l’espace influence l’homme, il explore plus avant la notion de médiance (relation double, l’une réalisée à travers le symbole et la technique, l’autre plus instinctive ou animale), et parle de la relation être-monde comme d’une relation trajective, en opposition ou complément au mode subjectif ou au mode objectif, qui est donc à la fois objective et subjective, qui va et vient (trajet, japonais kayou) sans cesse.

Chez les Grecs déjà, le lieu topographique, topos, s’oppose au lieu ni abstrait ni concret de la chôra, c’est-à-dire une espèce de dimension où quelque chose est possible (parce que quelque chose est investi), similaire à ce que Heidegger de nouveau dénomme Gegend (parfois traduit pas « contrée »). C’est un lieu de l’être et du devenir, que la Chine en particulier, a particulièrement saisi sous la forme de la mondanité : lorsque je me l’approprie, l’univers devient le monde, mon monde, comme le pou ou le chou possède le leur, propre, monde fini, délimité par des frontières, qui se déploie dans l’univers immense (sans limite). La relation alors créée, dans ce couple univers-monde, marque la fondation de l’écoumène[15]Mais le plus simple est encore de donner la lecture de Berque, dans l’article « Lieu », dans Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des … Continue reading.

Les communautés humaines sont fondées à ce moment là[16]Cf. le processus décrit par Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole (Albin Michel, 1964-1965) : hominisation, anthropisation, humanisation., mais Berque insiste bien sur le fait que, fors Heidegger, la philosophie occidentale s’est détachée de la chôra et donc de la capacité du va-et-vient ontologique avec le monde, qui culminera avec la pensée de l’étendue chez Descartes. Si l’animal est pauvre de monde, l’homme est un animal bancal, clopinant.

 

[Cap au seuil|Sommaire rapide] Avant propos | espace | la vie | monde | les écologies | cénologie | sciences naturelles | interlude | protection de la nature | arbres | anthropocène | catastrophe | herbier/coquillier | ouverture : régions naturelles

Avant propos < Terraqué le monde (1) > La vie

References

References
1 Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes [1960], Gallimard ; Lewis Carrol, La chasse au Snark [1876], Gallimard.
2 Italo Calvino, Collection de sables [1984], Le Seuil.
3 Le curieux ira lire « Quelque chose bouge » dans L’anonyme et « Quelqu’un change » dans Le revenant, les deux premiers volumes de la série La littérature inquiète, publiés dans une nouvelle édition en 2020 chez Publie.net. Les « travaux de 1998 » sont mon modeste mémoire de maîtrise, intitulée Maison maudite !, sous la direction de feue Pierrette Renard, et qui portait sur les mondes clos chez Borges, Michaux, Calvino. Il y avait une espèce de préface sur la carte qui s’ouvrait par ces mots : « La carte écarte ».
4 Voir Henri-Pierre Jeudy, Un sociologue dans un Voltaire, Créaphis, 2020.
5 « Eau » serait plus juste.
6 On distingue parfois la lithosphère, mécaniquement dynamique, de la géosphère. Le terme de géosphère peut être utilisé pour qualifier l’ensemble des trois domaines, correspondant si l’on veut à la part inerte de notre monde.
7 Je renvoie ici à une somme éclairante sur le concept même de Sphères, dont c’est le titre, de Peter Sloterdijk, en particulier le premier volume, Bulles, où nous lisons, utile pour notre prochain chapitre : « Ainsi, la référence à une géométrie sphérique vitale n’a de sens que si l’on admet l’existence d’une sorte de théorie qui en sait plus sur la vie que la vie elle-même…  » (Fayard, 2003).
8 La Biosphère [1926], Le Seuil, 2002.
9 On note en passant que seules l’hydrosphère et la lithosphère portent la vie – aucun être vivant ne passant, à ma connaissance, la totalité de son existence dans les airs. Le martinet qui crie à l’instant où j’écris ces lignes, bien que largement adapté à la vie aérienne, allant jusqu’à dormir en vol, est bien contraint de se poser de temps en temps. D’autre part la biosphère « joue » sur le monde inerte de la géosphère : les montagnes du Jura, où sont nées ces lignes, celles de la Drôme, où je suis né moi-même, savent bien ce qu’elles doivent aux centaines de mètres d’épaisseur des coquilles brisées des animalcules de la mer miocène…
10 Alexandre Astier [réalisateur], « Ambidextrie » (saison 3, épisode 35), in A.Astier et A.Kappauf, Kaamelott, Calt, 2006.
11 Milieu animal et milieu humain [1921], Rivages, 2010.
12 (Concepts fondamentaux de la philosophie antique [1926], Gallimard, 2003), où le philosophe tâchera de l’intégrer à son propre système ; c’est l’ouvrage où on lit la célèbre phrase : « l’animal est pauvre de monde ».
13 Watsuji Tetsurō, Fûdo, le milieu humain [1935], CNRS, 2011.
14 Augustin Berque, Écoumène : Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 1987.
15 Mais le plus simple est encore de donner la lecture de Berque, dans l’article « Lieu », dans Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, 2003 : « Dans le Timée de Platon, la chôra intervient dans le rapport entre l’être absolu (on, eidos ou idea), qui relève de l’intelligible, et l’être relatif (genesis), qui relève du monde sensible (kosmos). L’être relatif n’est qu’une une image imparfaite de l’être absolu. Celui-ci est éternel et n’a pas de lieu. Au contraire, l’être relatif est soumis au devenir, et il ne peut exister sans un lieu, qui est la chôra. Sans définir celle-ci, Platon la cerne cependant par une série de comparaisons, dont certaines apparaissent contradictoires ; ainsi celle de mère (mêtêr) ou nourrice (tithênê) d’une part, de porte-empreinte (ekmageion) d’autre part. Or que la chôra soit ainsi à la fois matrice et empreinte de la genesis, cela signifie qu’il y a dans le monde sensible un lien ontologique indissoluble entre les lieux et les choses.

C’est le contraire qui ressort de la définition aristotélicienne du topos au livre 4 de la Physique. En effet, celui-ci y est assimilé à un « récipient immobile » (aggeion ametakinêton) qui limite immédiatement la chose. Cela signifie d’une part que la chose et le lieu sont dissociables : si la chose bouge, son lieu devient un autre lieu ; d’autre part, que l’être ou l’identité de la chose ne dépasse pas son lieu : si elle dépassait cette limite (peras), elle serait une autre chose ; car elle aurait une autre forme, et pour l’aristotélisme, la forme donne l’être à la chose.

Cette définition du topos apparaît clairement liée au principe d’identité (A est A) qui fonde la logique aristotélicienne. Au contraire, dans son ambivalence et son indéfinition (Platon va jusqu’à la comparer à un rêve), la chôra y est manifestement étrangère. La genesis, dans son devenir, échappe également au principe d’identité. En revanche, l’être absolu, qui est immuable, est la parfaite illustration de ce principe. Le Timée pose par ailleurs que la vérité (alêtheia) concerne l’être absolu, tandis que l’être relatif relève de la croyance (pistis). C’est en ce sens que la métaphysique platonicienne est une des origines de la pensée scientifique, laquelle s’appuie aussi sur le principe d’identité qui fonde l’inférence rationnelle. Enfin, le Timée assimile l’être absolu à une forme géométrique.

À partir de ces fondements épistémiques se sont déployées deux conceptions possibles du lieu, entre lesquelles oscille encore et toujours la géographie :

  • dans l’une, le lieu est parfaitement définissable en lui-même, indépendamment des choses. C’est le lieu des coordonnées cartésiennes du cartographe, dont l’ordonnée (la longitude), l’abscisse (la latitude) et la cote (l’altitude) s’établissent dans l’espace absolu des Principia mathematica de Newton. Le lieu y est un point abstrait, totalement objectif. Il relève d’une géométrie qui permet de définir non moins strictement les objets qui peuvent ou non s’y trouver. Un tel lieu n’est autre qu’une synthèse du topos aristotélicien avec l’idea platonicienne ;
  • l’autre conception possible relève de la chôra. C’est la plus problématique, car elle est essentiellement relationnelle. Le lieu y dépend des choses, les choses en dépendent, et ce rapport est en devenir : il échappe au principe d’identité. C’est le lieu du « croître-ensemble » (cum crescere, d’où concretus) des choses dans la concrétude du monde sensible. Il n’est donc pas question pour la géographie de l’ignorer, puisque c’est cela même en quoi elle se distingue d’une pure géométrie. Mais comment en concevoir la logique, si ce n’est pas celle de l’identité ?. »

Voir le texte en ligne : <https://www.espacestemps.net/articles/lieu-def1/>

16 Cf. le processus décrit par Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole (Albin Michel, 1964-1965) : hominisation, anthropisation, humanisation.