Lettre à ma maman sur l’effondrement

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L’anthropocène contre l’homme, l’écocentrisme contre la nature < Lettre à maman sur l’effondrement > Mon herbier, mon coquillier

 

Texte mis en ligne le 16 mai 2021, et mis à jour le 24 octobre 2022 (21 versions).

 

Nous désespérons du chaos-monde. Mais c’est parce que nous essayons encore d’y mesurer un ordre souverain qui voudrait ramener une fois de plus la totalité-monde à une unité réductrice. Ayons la force imaginaire et utopique de concevoir que ce chaos n’est pas le chaos apocalyptique des fins de monde. Le chaos est beau quand on en conçoit tous les éléments comme également nécessaires. Dans la rencontre des cultures du monde, il nous faut avoir la force imaginaire de concevoir toutes les cultures comme exerçant à la fois une action d’unité et de diversité libératrices. C’est pourquoi je réclame un droit à l’opacité. Il ne m’est pas nécessaire de « comprendre » l’autre, c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l’opacité serait aujourd’hui le signe le plus évident de la non-barbarie.
Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers

 

« Chère Maman,

Tu m’as bien aidé, lors de ma dernière visite : tu m’as enlevé une épine du pied.

Nous avions regardé cette émission où était invité un jeune homme, bien élevé et plutôt sympathique qui nous disait que la catastrophe était sur le point d’arriver. J’ai peut-être dit à voix haute que ce monsieur était à la fois un charlatan et une menace. Ce n’était pas rien, comme chefs d’accusation, proférés dans la chaleur de la discussion, et c’était sans doute excessif.

Tu m’as demandé pourquoi et j’ai bien eu du mal à répondre. Nous avons ensuite discuté de tout ce qui te paraissait avoir changé, dans le monde, depuis ton enfance, passée à Valréas, émaillée des regroupements organisés par le patronage dans le Diois, à Lesche-en-Diois, précisément, que je n’aurais connu que bien plus tard, dans le cadre de mon travail, et en particulier lors de longues et vertigineuses journées d’herborisation avec mon ami Luc, qui t’a connu la semaine même où il perdait la sienne, de maman – cette fois nous parcourions les routes du pays de Dieulefit, le pays où tu m’as fait grandir, à la recherche lui de mousses et moi d’escargots, le monde est petit, surtout le nôtre, n’est-ce pas ?

Tu m’expliquas ou me rappelas ensuite les grands évènements de ta vie, tes études puéricultrices à Marseille, puis la rencontre de ton mari, mon père, puis la vie à Montélimar et Valence et finalement l’arrivée à Dieulefit, pour inaugurer le site industriel qu’il serait amené à « gérer », tandis que tu travaillerais à l’Hôpital local pour finalement t’arrêter complètement à ma naissance. Puis sa retraite, dont il ne put réellement profiter, puis tes propres difficultés, financières, de santé, et finalement ton installation à Montélimar, de nouveau, dans un appartement plus fonctionnel, qui permette d’accueillir à la fois ton chat, tes chats, ton fauteuil roulant.

Nous avons passé une très belle soirée, très émouvante, en jouant à confronter nos vies, mais aussi notre vie de famille aux évènements politiques du pays, et du monde… mai 68, l’élection de François Mitterrand, et les soubresauts historiques, et dramatiques, des Gilets jaunes mis à la rue par le jeune président.

On avait ouvert une bouteille de vin qu’on a vidée (sans doute plus moi que toi) dans la soirée.

À cette impression de cordialité dégagé par le monsieur qui annonçait l’apocalypse, pour revenir à ta question (dont notre discussion représentait une espèce de réponse), je n’avais finalement pas grand-chose à opposer.

Rentré chez moi, le soir, je me suis senti un peu bête, comme à court d’argument. Quelque chose clochait dans le discours de la catastrophe, mais je ne savais quoi. Ce que je sentais, c’était combien ce discours partageait de familiarité avec la doctrine écologiste qui avait enflé année après année pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Je me suis creusé la tête, j’ai cherché à comprendre, pourquoi moi, écologue, je ne me retrouvais pas dans le discours écologiste. J’ai tâché de forger simplement un argumentaire, que je te livre ci-dessous.

Je te remercie car sans cette question, je n’aurais pas réussi à formuler de la manière la plus naturelle, simple et logique possible les critiques que j’adresse au catastrophisme, c’est-à-dire à tous les écologismes.

Aujourd’hui tu ne peux plus voir le monde, et je me dis parfois que ce n’est pas plus mal : tu n’as pas pu voir la pandémie mondiale due au coronavirus Sars-Cov-2, ni non plus les mouvements qui se sont radicalisés autour du mouvement Black Lives Matter, et qu’on appelle tantôt cancel culture tantôt woke mais qui ressortit souvent de toutes les revendications des minorités quelles qu’elles soient.

Ces deux phénomènes qui monopolisent une grande partie de l’attention médiatique aujourd’hui sont, je crois, d’évidents symptômes de la profonde crise que traverse non pas simplement une société en particulier, mais plus simplement le fait sociétal lui-même – du moins en Occident, puisque c’est lui qui est d’abord, et le plus violemment, secoué. Et ils le sont au même titre, selon moi, que les évènements ou phénomènes postpolitiques qui se multiplient, hélas, tels que l’Union européenne (du moins telle qu’elle a été conçue dès l’origine, comme outil technique post-, donc non-politique), l’effervescence récente des parties dits de gauche radicale (Podemos, Syrisa, Corbyn, Sanders, Mélenchon), l’élection d’Emmanuel Macron ; ils favorisent des anticorps sociaux, qui sont en proie à la panique et manquent régulièrement leur cible : après la mort définitive de la « gauche », disons à l’orée de l’altermondialisme des années 1990-2000, ce sont les élections de Boris Johnson (et le Brexit), et de Donald Trump, les Gilets jaunes, par exemple.

La violence engendre la violence. Et, alors que la violence fait rage dans les rues et les esprits, comme jamais, survient l’écologisme, qui est le fait d’une petite portion de la population : des personnes plutôt blanches, plutôt jeunes, toujours urbaines et relativement aisées. Le monde des humains va mal, mais il va moins mal encore que le monde naturel. Nous vivons sur une bombe, et nous en sommes inconscients, ou pire, nous y sommes indifférents. Dans la lignée des « mots de Chirac », « la maison brûle… », et nous regardons, aussi indécis qu’impuissants.

*

J’ai écrit en 2017, dans le petit livre sur Pink Floyd, que nous autres, jeunes X de la première génération qui verra sa longévité diminuer depuis la Renaissance, génération du Sida, de Touche pas à mon pote, de Canal+ et du chômage institutionnalisé, étions les victimes collatérales des choix et des non-choix de nos parents, en particulier sur les moments où nous n’avions pas prise : mai 1968, élections de 1981, Maastricht, par exemple. Je me rassure en me disant que le ton ironique du livre peut contenir cette phrase, mais j’étais alors loin de me douter combien ce type de raisonnement sera à la base des revendications des nouvelles générations X et Y d’aujourd’hui, à travers l’incantatoire « Hey ! Boomer… » .

Aujourd’hui, parce que je vieillis sans doute, je ne sais pas si telle est bien la stratégie à adopter, ce heurt entre générations. Et pour une première raison fondamentale : rejeter la faute n’élude pas la faute : elle ne génère que culpabilité, culpabilité à laquelle se nourrit tout mouvement régressiste et ostracisant, comme l’écologisme ou la cancel-culture.

Et que serait ce geste de flagellation sans l’agitation d’une menace éternelle et sans retour : l’apocalypse même, entendue au sens biblique comme une catastrophe doublée d’une révélation ?

*

Chère Maman, tu ne vois pas ce qu’est devenu le monde en quelques mois depuis ton départ : il est effrayant. Je suis heureux, satisfait, soulagé, qu’on ait eu cette discussion, un peu avant. Nous avons accordé nos violons, et probablement, nos horloges. Tu m’as passé le relais.
Je me devais de te le dire, comme j’ai dû aussi le dire à papa, dans sa dernière nuit, où, par hasard, je l’avais accompagné. Nous avons fait une famille, et malgré les problèmes qu’on trouve dans toutes les familles, nous avons toujours fait société. Nous avons tenu tête et fait front. Mon frère et moi aujourd’hui sommes livrés à nous-mêmes, et nous y projetons nos filles.

Mais plus que le chaos du monde, qui est le chaos de tout ce qui vit, en somme, de la forêt tropicale aux rues de Chelsea ou Nanluoguxiang, il y a la frénésie des humains, et certains d’entre eux ont perdu tout ce qui faisait, comme pour Rousseau, le sel, l’angoisse, le labeur et la joie d’être un humain : l’homme qui pense est un animal dépravé.

Je ne suis pas un romantique comme Rousseau (et sans doute comme les antihumains qui sont légion chez les écologistes), et je pense que c’est précisément cette tension qui fait notre bonheur, notre destin et notre chance. Si nous savions l’accepter, peut-être réussirions-nous à aller plus loin encore que la communauté : peut-être réussirions-nous à « faire cénose ».
[…] »

 

L’effondrement

Comme l’« éducateur à l’environnement » que j’ai tâché d’être pendant les dix années, où j’ai rencontré plus près de 5000 personnes, scolaires et non scolaires, mais aussi comme naturaliste, ayant participé à une cinquantaine d’études (mais réparties sur une centaine de sites en France), me voilà probablement un peu désabusé.

Désabusé d’une part parce que je vois bien, j’ai bien vu, que cette « éducation à l’environnement » ne porte guère ses fruits (j’en ai parlé dans Bornes), et désabusé devant mon propre travail de naturaliste, devenu une simple machine à enregistrer, non plus même le simple inventaire des espèces et des habitats, mais à enregistrer la valeur de ces dits espèces et habitats. Je relate mais je ne nomme pas ; je relève mais je ne décris pas ; je regarde, mais je n’observe pas. Les trois fonctions des sciences naturelles et du naturaliste : observer, décrire et nommer, sont renversées comme simple outils à la fabrication d’une valeur, patrimoniale, et donc financière.

Je vois bien que nous sommes, armées de naturalistes (ou d’écologues comme se présentent certains d’entre nous, ou mieux, consultant en résilience, écoconseiller, ou manager d’espace naturel), au service d’une politique de gestion et de conservation qui n’a comme objectif que l’évaluation environnementale – et, de toute façon, je suis beaucoup intervenu, et interviens beaucoup dans le cadre d’« aménagements » de panneaux photovoltaïques ou d’éoliennes, et je ne suis pas sûr que mon expertise à ce titre soit totalement exempte d’« asservissement » de la « biodiversité » .

J’avais donc déjà bien conscience de l’émergence d’une certaine appréhension tragique de la nature, celle qui, précisément, fournit à l’être humain la technique d’exploitation, validée scientifiquement, i.e. moralement acceptable (les espèces protégées seront protégées, et si elles sont détruites, c’est au titre d’espèces protégées, les espèces invasives seront éradiquées).

Mais j’ai pu noter la vivacité, voire la progression du concept d’effondrement dans les forums naturalistes auxquels je suis abonné. Ce sont des forums où nous communiquons nos activités, où nous discutons d’identification de taxon et de caractères, où nous indiquons des chorologies ou des phénologies, demandons des conseils ou des confirmations d’identification, ou enfin échangeons des lectures et des idées. Une discussion s’est ouverte sur le livre de Jared Diamond, intitulé précisément L’effondrement. La thèse est simple, et célèbre ; elle est répétée dans son dernier ouvrage, Bouleversement[1]Gallimard, 2006 et 2020, respectivement.. L’être humain lutterait contre lui-même, et, dans sa rupture essentielle avec la nature, il serait incapable de gérer aucune crise et ne provoquerait que le désastre, dont sa propre annihilation.

Ce qui retient mon attention, ce qui titille mon esprit, c’est l’idée sous-entendue, que l’être humain ne serait bon qu’à ça. La démonstration concernant l’île de Pâques est à ce titre totalement imaginaire et suscite le sourire, pour le moins. L’application des théories aux nations (dans Bouleversement) n’est pas digne d’un étudiant de première année en sciences politiques. Mais ce qui est le plus frappant, est l’audience de ce type de récits sur la société.

C’est qu’il y a une véritable excitation liée à la catastrophe, celle-ci est bien connue et, entre réflexe pavlovien et syndrome de Stockholm, dans un monde obnubilé par l’imminence de l’évènement, nous nous sommes ainsi passionnés par l’évènement tragique. Cela a été brillamment étudié par Henri-Pierre Jeudy dans son Désir de catastrophe[2]Circé, 2010.. En effet, c’est la catastrophe qui crée le drame, et produit donc la narration. C’est lui qui fait société, en quelque sorte. En détournant quelque peu la pensée de René Girard[3]La violence et le sacré, Grasset, 1972., on pourrait dire que nous nous coalisons contre lui, quitte à devoir le provoquer.

J’avais fait allusion à Hans Jonas dans l’avant-propos de cet ouvrage : non que sa philosophie, toute teintée d’un sévère, comment dire, évangélisme ou piétisme, auréolé de la gravité de la conscience de la Shoah, me soit particulièrement séduisante, elle est plutôt rigide et peu encline à la gaudriole mais, hors de toute considération mystico-religieuse et morale, l’idée qu’une partie de nos actions puisse entrer dans une relation de sollicitude avec le monde qui nous entoure[4]Voir Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Le Cerf, 1990. me semble une idée intéressante, puisqu’elle permet de poser, à tout le moins, que notre responsabilité est également celle de la nature dont nous faisons partie, de l’être animal que nous sommes. Un pont est bâti qui permet d’évacuer, pour un temps au moins, le temps de cet éclair de lucidité, toute singularité, ou pour mieux dire, vocation, voire élection humaine. Où l’on retrouve Descartes : nous entrons dans une sphère, peut-être démiurgique, mais immanente, non transcendante, associée à je ne sais quelle puissance supérieure, ou à je ne sais quel improbable eschatologie.

Jean-Pierre Dupuy, qui en quelque sorte représente un point au-delà de Jonas et de Girard, explique justement que nous devrions envisager la catastrophe d’un point de vue éclairé, en conscience.

Ce qui me frappe c’est que ces trois auteurs sont des croyants. Croyants de manière éclairée, volontairement, parfois même à travers une conversion. Ils ne relèvent pas d’un phénomène « mystique », ce que Emmanuel Todd a pu qualifier de « zombie[5]Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Le Seuil, 2015. ».

Dupuy dit : « C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue[6]Pour un catastrophisme éclairé, Le Seuil, du lointain 2002.. »

Malgré cela, cette catastrophe, tenue en respect par la lucidité, souscrit à l’adage que j’aime beaucoup que cite également Dupuy et qui forme le cœur de la magnifique trilogie de Jacques Derrida, Sauf le nom[7]Passions, Sauf le nom, Khôra, Galilée, 1993. : seul l’impossible est possible (plus prosaïquement, le pardon ne pardonne jamais que l’impardonnable).

Cette aporie est l’évidence même, celle qui est au cœur même de tout être vivant : c’est l’incarnation du saut quantique, tout comme l’être vivant, le vivant vivant ou la vie vivante, comme l’incarnation de cette aporie (dedans/dehors). Seul la mort (l’impossible) est possible, dit Derrida : de fait, la vie est précisément se confronter à elle, comme recul (ou destinée). Or la mort, c’est la catastrophe, c’est même l’unique catastrophe. De sorte que, vivant, nous heurtons sans cesse les frontières de la mort, nous les justifions, en un certain sens (c’est le sens de l’éthique, dirais-je même), vivant, sans cesse nous flirtons avec la mort.

Mais alors pourquoi le catastrophisme échapperait-il à ces phénomènes qui sont non seulement biologiques, mais éminemment psychologiques, voire ontologiques (en particulier pour l’être humain) ?

 

Yes we can’t : la révolution comme un manège

Je ne ferai que lister les dangers d’une telle attitude, selon moi délétère. Pour la commodité de la lecture, je réunirai sous le terme unique de « catastropholâtrie » cet ensemble varié, confus, très dynamique : en vérité, celui-ci présente beaucoup de facettes, parfois évidemment contradictoires, inverses ou opposés, et je pense qu’il est encore un peu tôt pour en saisir la complétude. Plus sérieusement, on pourrait la qualifier d’ « ensemble de discours et d’expériences qui traitent du rapport homme/nature sur le mode du conflit, invoquent l’anthropocène, pratiquent l’écocentrisme ». Je ne crois pas trahir le propos ni oublier de dimension fondamentale : la part revendicative et d’action « politique », pour ne citer qu’un exemple d’oubli possible, me paraît en effet que marginale dans le développement général. Plus généralement, elle s’inscrit dans un mouvement général dont l’idéologie woke et la cancel culture font à mon avis aussi partie (je l’ai déjà dit).

Le synonyme possible de collapsologie présente deux problèmes : ce n’est pas une science, et « collapse » n’est pas une racine grecque. Si l’on peut raconter n’importe quoi, ne nous privons pas.

J’ai dit plus haut que la scène « où se joue l’idéomachie, reste et demeure » la scène écologique. Profitant du quiproquo pratique entre écologie comme science et écologisme comme idéologie, on a tôt fait de brouiller l’une de l’autre.

L’écologie est une voie royale pour poser de manière anodine un carcan moral sur des faits ou des évènements a priori incontestables : le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, la destruction des écosystèmes. Et par conséquent, par le prétexte d’un changement de comportement, la mise en œuvre d’une police de la pensée.

Puisqu’on ne peut contester le désastre, la réponse au désastre, dût-elle passer par des erreurs scientifiques, des adaptations politiques ou des anathèmes idéologiques, est tout autant incontestable.

Ainsi avons-nous, durant des années, cédé au diktat du ‘développement durable’, terme déjà oxymorique ontologiquement, sur l’eau qui coule, la lumière allumée ou les déchets à trier. J’ai moi-même contribué à cette règle de vie en étant, dix années durant, éducateur à l’environnement, autres termes qu’il serait cocasse de questionner (éducateur ? environnement ?).

Cette ‘ambiance’ s’est lentement diffusée à toute la société (on ne compte plus les communes qui refusent spectaculairement les cultures OGM, ou les marques de la grande distribution converties miraculeusement au ‘bio’), et en est venue même au monde des idées, dont on espérait qu’il soit resté indemne d’idéologie. Eh bien non.

Or, en feignant de déconsidérer l’homme, en l’accablant de tous les méfaits, on opère une double manœuvre ; d’une part on associe tous les hommes au geste destructeur qui est à l’œuvre, et d’autre part, en le tenant pour responsable, et en donnant donc la leçon sur le bon comportement à avoir, on opère un subtil renversement faisant de la victime l’artisan et du bourreau le sauveur, sur le mode tautologique : « l’homme seul peut sauver le monde que l’homme seul a détruit. » On conviendra que c’est tout de même une drôle d’opération !
Celle-ci se structure en quatre théâtres.

 

1. La catastropholâtrie est un anthropomorphisme

Paradoxalement, le catastropholâtre, qui par ailleurs est un ardent défenseur de la nature, s’acharne à démontrer comment les sociétés humaines s’effondrent sur elles-mêmes, et comment l’univers lui-même est menacé par l’espèce humaine : ce faisant, il accorde à mon humble avis une importance démesurée à cette même espèce. Ayant déjà longuement évoqué ce point à travers la figure de Michel Foucault dans le chapitre précédent, je ne m’étends pas plus.

 

2. La catastropholâtrie est scientifiquement médiocre ou limitée

Une autre ambiguïté qui est le fruit, si l’on veut, de la souplesse conceptuelle de l’écologie (voir le chapitre 4), c’est l’illusion de scientificité de l’ensemble – quand il s’agit tout au plus de prise de position idéologique, comme j’ai tenté de le montrer à travers ces pages, et dont je suis également un exemple.

Peu importent les données, le degré de recherche, l’épuisement du monde : les chiffres viennent toujours en renfort du prosélytisme.
J’ai écrit un petit chapitre sur ce point (Annexe 3), je n’y reviens pas, mais il est et demeure frappant de noter que la plupart des grands penseurs médiatiques de la chose, bien que parfois même docteurs en biologie, géographie ou écologie, ne s’appuient jamais que sur des projections, en bref, sur la numéromancie, plutôt que sur l’observation et la description des phénomènes et le bon sens.

 

3. La catastropholâtrie est apolitique

Comme le remarqua justement Emmanuel Todd, le problème des catastrophismes est qu’ils manquent de considérer le monde global comme un ensemble d’entités disparates, qui sont précisément les territoires et donc les expressions de la souveraineté politique ; gommant les frontières, comme le néolobéralisme, ils ne peuvent considérer que la catastrophe prendra des tours différents selon les endroits. Ils sont nourris en cela par l’idéologie précisément néolibérale.

Évidemment l’écologisme est une préoccupation de luxe, et comme par hasard elle prend corps dans les centres urbains les plus mondialisés, les plus riches et le plus souvent occidentaux (ou de culture occidentale).

Le catastrophisme n’est pas apolitique au sens où il serait un idiot politique, bien au contraire, il fait de la politique tout en disant qu’il n’en fait pas : l’écologie n’est-elle pas transversale aux partis ?

C’est qu’en vérité, il est devenu l’idiot utile du néolibéralisme mondialisé : l’écologisme et tout ce qui l’englobe s’accommode fort bien du néolibéralisme mondialisé, et le néolibéralisme adore l’écologisme : il lui doit l’économie verte, la transition écologique, le développement durable, la gestion de l’eau, des énergies et des déchets, les services rendus par la biodiversité et le marché du patrimoine vert ! Comment pourrait-il le craindre ?

Notons qu’en outre les « écolos » sont faussement des révolutionnaires : leur discours permet de cacher les véritables questions, telles que la souveraineté ou le communautarisme/minoritarisme/individualisme. Bref ils ne font pas de vague et ne causent pas de soucis aux élites mondialisées : « penser global, agir local » résume parfaitement leur innocuité politique. À quoi on ajoute que les différents groupes politiques libertaires, contre l’état social et généralement séduits par le multiculturalisme et l’intersectionnalité sont naturellement des proies faciles pour le néolibéralisme, devenant de fait cheval de Troie de son travail destructeur.

 

4. La catastropholâtrie est axiologique

De fait le « collapsomane » se mue, peu à peu, en ordonnateur des mœurs et coutumes. Puisqu’il sait, a priori, où se trouve le bien et le mal, et puisqu’il se sent investi d’une mission, qui est celle de sauver le monde, il est dans l’obligation de tracer les lignes jaunes.
(Il est donc parfaitement en accord avec toute vision numérique, évaluative, de la situation.)

Par ricochet, son intervention dans le débat public va devenir la parole d’une axiologie qui, s’il désigne les gestes purs et les gestes impurs, en vient forcément à répartir les personnes dans l’une ou l’autre case ; autre conséquence, il doit examiner et valider son idéal de pureté, ce qui peut être parfois dangereux, sinon logiquement absurde : on le note par exemple du véganisme qui, radicalisé, en viendrait à l’antispécisme, une aberration biologique notable qu’il n’est même pas besoin de citer.

Comme elle est axiologique, la catastropholâtrie présente tous les atours de la morale, qu’elle peine à cacher derrière une appellation éthique. C’est précisément les remarques que Jean-Pierre Dupuy oppose à ceux qui l’ont lu un peu vite[8]Dans les revigorants petits pamphlets liés Simplismes de l’écologie catastrophiste et Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé, AOC, 2020.. C’est en définitive un moralisme libéral, à mille lieux des présupposés et des travaux de l’écologie mésologique ou cénologique qu’on a vus au début de cette lecture.

C’est en fait un programme de régulation sociale et mentale qui a tout d’un système politico-juridique, qui distribue bons points et anathèmes : tout ce qui lui est antérieur, fors prophètes isolés ou mal identifiés, est un échec ou pire, une hérésie. C’est précisément le contraire de ce que je voudrais tenter de montrer : le passé a ses errances, bien entendu, mais c’est encore de ces savoirs familiers qu’on tire une certaine humilité (dans l’ordre moral, j’entends) : tout est déjà écrit, et je ne me méfie rien tant que des « révolutions » qui s’accordent, par définition, si bien avec le libéralisme. On se rappellera pour sourire que seul le libéral est révolutionnaire : le communiste (au sens théorique du terme, évidemment) étant plutôt conservateur, en somme.

De là à un programme christique, il n’y a qu’un pas ! On se rappellera à ce sujet les délires des apôtres, notamment dans les conférences où les fidèles viennent recevoir la bonne parole, des Nicolas Hulot, Jean-Marie Pelt, Yann Arthus-Bertrand, Alain Bougrain-Dubourg, Yves Cochet, Dominique Bourg, Pablo Servigne et consorts, toute une clique qui, au final, a plus profité du mal de la nature qu’ils ne l’ont soignée. Il faut les entendre s’enflammer à la fin de leur spectacle : « Je vous aime ! » ou même « Dieu vous aime ! » Nous sommes plusieurs à pouvoir témoigner de cela[9]Je ne reviendrai pas sur une rencontre que j’ai animée au Blanc (Indre) avec Delphine Batho et Dominique Bourg, où le prosélytisme n’eut d’égal que l’incompréhension … Continue reading.

On connaît l’interférence entre les mouvements catholiques (et notamment chez les jeunes) et les mouvements écologistes, ce qui constitue une forme moderne (et stupéfiante) de réconciliation. Mais le comble revient à se référer, en dernier recours, à la bulle du pape François, Laudato si’, qui est devenu, en quelques mois, le manifeste de tout écologiste qui se respecte. Que le représentant d’une église soit devenu le maître à penser d’une réflexion qui devrait sérieusement considérer ses options politiques, c’est-à-dire faire œuvre, précisément, d’une politique qui ne dépende d’aucune souveraineté autre que celle que se donne le peuple, et en tirer les conséquences, notamment par la rupture du modèle néolibéral, est, pour ce qui me concernant, aussi triste que pathétique et effrayant.

 

Le don de soi

Le dernier point qui me paraît le plus urgent à résoudre, et le plus utile à la compréhension des questions, me permet dans le même temps de renouer avec mon propos initial, sur la vie. Je veux parler de la place prépondérante que prend l’individu de nos jours.

C’est un sujet épineux, bien évidemment, comme tout le propos qui a précédé. Je ne vais pas me lancer dans une dissertation qui prendrait le risque de devenir fumeuse, mais je me bornerai à rappeler certains faits marquants.

En premier lieu, la naissance de l’individu, avec Descartes, avec Locke, s’accompagne de la nécessaire irruption du libre-arbitre, et présente donc un caractère fondamentalement « progressiste[10]Je le note incidemment ici : cela va de paire avec la séparation du sujet de l’objet, phénomène en route depuis le Moyen Âge, et bien synthétisé par Augustin Berque : la naissance de la … Continue reading ».

Par la suite, les différentes révolutions ont insisté sur cette liberté individuelle comme garante du droit commun lui-même : une espèce d’équilibre précaire, plus ou moins précaire selon les interprétations politiques des révolutions du XVIIIe siècle, plus libérale chez les Anglo-saxons, plus « étatiste » en France, unifie les individus pris séparément avec le corps social qu’ils constituent. Ce « contrat social » n’est finalement valide que dans la mesure où corps social (institué en nation) et individu partagent les mêmes valeurs, i.e. pour le dire rapidement, se mettent d’accord sur leurs droits et devoirs respectifs.

Le libéralisme politique a toutefois pris le pas sur l’étatisme, du fait de nombreux évènements historiques et de nombreux phénomènes culturels, pour devenir l’unique modèle valorisé (par l’école, les médias, la politique) : les modèles alternatifs, qu’ils soient modernes aux aussi, tels que les différents types de collectivisme, ou qu’ils soient prérévolutionnaires, sont discrédités, et de plus en plus on tend à considérer comme des synonymes des notions qui ne le sont pas : droits individuels / démocratie / libéralisme.

Dans le même temps, le libéralisme radicalisé, celui du néolibéralisme financiarisé, imbu de sa propre puissance, qui est loin d’être négligeable, puisqu’elle est l’unique règle en vigueur aujourd’hui, autorise et même favorise les revendications individualistes, au prétexte que leur occultation irait au contraire du droit naturel.

Comme il a valorisé l’individu, le héros romantique, tout au long des XIX et XXe siècle, il soutient et encourage les mêmes revendications dans l’ordre de la société même, sous la forme de tous les communautarismes possible : qu’ils soient ethniques (cosmopolitisme), religieux (laïcité à l’anglo-saxonne), sexuels (théorie du genre) et pourquoi pas même, spécifiques (antispécisme), voire biologique (transhumanisme).

Comme je m’attache, en divers autres endroits, à poser de manière critique ces questions, sans pour autant à chaque fois détenir un avis qui serait ou une vérité ou une boussole, je ne m’engagerai pas plus loin sur ce thème (il est d’ailleurs âprement discuté dans tous les forums aujourd’hui).

Cette valorisation de l’individu, qui aurait pu être celle de la liberté démocratique, en est toutefois l’exact opposé, l’élection. Du fait même qu’elle soupçonne la société de trahison, elle est souvent médiante vis-à-vis des groupes qui ne seraient pas naturels (et, n’étant pas naturels, sont précisément le signe d’une maturité politique) : syndicats, partis, États-nations.

De forts enjeux financiers sont évidemment liés à de forts enjeux idéologiques – sans parler des forts enjeux éthiques.

Mais, plus grave que tout – et c’est pourquoi l’écologie est à ce point aujourd’hui chargée d’une mission, et c’est pourquoi elle est dans le même temps dépossédée de ses propres apports théoriques et conceptuels – l’élection de l’individu va malheureusement se heurter au principe vital même, que nous avons détaillé dans les premiers chapitres : dans le corps de l’organisme, deux destinées s’affrontent : le désir individuel se heurte toujours (mais peut-être cela pourra-t-il changer grâce à l’augmentation digitale si chère à Google) à la pression de l’espèce, dont les motivations nous échappent.

Je ne vois pas trente-six solutions pour échapper à ce que j’ai appelé l’aporie du vivant : ou bien l’on accepte de s’y conformer, dans une humilité qui demanderait une bonne fois d’arrêter la machine (néolibéralisme, mais pourquoi pas la voiture, les écrans, le confort – au risque d’une évidente régression sociale ou d’un obscurantisme embusqué), ou bien on choisit de la dépasser, dans une hybris qui confierait précisément son destin à la science et à la technique, de manière à « quitter la vie » , pour une dimension nouvelle, uniquement noétique, et qui pourrait être représentée par la Matrice des films des frères et sœurs Wachowski – plus prosaïquement le métavers[11]Je calque l’orthographè sur ‘univers’. de Zuckenberg.

L’individu, paradoxalement, ne peut jamais exister seul, de sorte que l’individu, en tant que tel, n’existe pas. Nous transportons nos autres, nos passés, notre généalogie, nos morts, nos accents, nos géographies et nos cuisines, nous sommes le fruit de mille paysages, de mille joies et de mille déceptions. Nous sommes l’aporie de la vie : nous ne vivons jamais qu’avec tous nos morts.

*

« Et pour finir, chère Maman, je te dirai que je suis bien en difficulté, au jour le jour, devant l’état de notre monde : d’un côté beaucoup de ses aspects me répugnent, mais d’un autre côté, j’ai conscience d’avoir la chance de vivre où je vis à l’époque où je vis. Je suis moi aussi un produit de l’individualisme, et je cherche moi aussi à sauver ma peau, à profiter des objets, des possessions… Il n’y a pas vraiment de réponse satisfaisante.

Nous avons lutté fort, nous sommes tombés souvent : nous avons cédé aux crédits à la consommation, nous avons cédé au consumérisme, nous avons titillé nos désirs, nous avons joui, nous avons tellement joui ! Nous avons voyagé en voiture durant des kilomètres, nous avons regardé la télévision des heures durant. Nous avons produit plus de déchets que nous ne pouvions nous le permettre, nous avons gaspillé et nous avons même pollué.

Nous en sortons encore un peu vivants. Forts de nos errances, nous refuserons les idoles, nous refuserons les charlatans.

Nous porterons toutes les voix de nos ancêtres, nous gonflerons tous leurs poumons, nous malaxerons leurs mots infinis pour modeler ce petit cri, ce petit cri proche du râle ou du vagissement, nous nous rendrons en-deça du mot, nous glapirons comme un chien, miaulerons comme un chat, nous crierons en silence, comme un timarque, un iule ou un vertigo, nous ne crierons même plus, comme la lavande, le narcisse ou la tourbière. Nous laisserons passer. Nous laisserons passer le temps.

Loin de propulser les plumes d’une tribu exotique, nous chercherons en nous-mêmes, dans le crêpe de nos origines, l’intrus dans l’indivis, l’altérité dans l’identité, la bête dans la belle, la matière même de toute critique et lucidité : l’art du fantôme, ambo i lati exactement.

Je t’embrasse, chère Maman, très chère Maman, merci pour tout et très bientôt.
Ton,
B

 

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L’anthropocène contre l’homme, l’écocentrisme contre la nature < Lettre à maman sur l’effondrement > Mon herbier, mon coquillier

 

References

References
1 Gallimard, 2006 et 2020, respectivement.
2 Circé, 2010.
3 La violence et le sacré, Grasset, 1972.
4 Voir Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Le Cerf, 1990.
5 Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Le Seuil, 2015.
6 Pour un catastrophisme éclairé, Le Seuil, du lointain 2002.
7 Passions, Sauf le nom, Khôra, Galilée, 1993.
8 Dans les revigorants petits pamphlets liés Simplismes de l’écologie catastrophiste et Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé, AOC, 2020.
9 Je ne reviendrai pas sur une rencontre que j’ai animée au Blanc (Indre) avec Delphine Batho et Dominique Bourg, où le prosélytisme n’eut d’égal que l’incompréhension – de moi comme du public.
10 Je le note incidemment ici : cela va de paire avec la séparation du sujet de l’objet, phénomène en route depuis le Moyen Âge, et bien synthétisé par Augustin Berque : la naissance de la modernité, i.e. la naissance de la « science », i.e. la naissance d’un espace infini – et l’aveuglement qui en découle, la déterrestrialisation : voir le chapitre 6.
11 Je calque l’orthographè sur ‘univers’.