Le château de Fontainebleau est extrêmement mal situé, dans un fond. Il ressemble à un dictionnaire d’architecture ; il y a de tout, mais rien n’est touchant. Les rochers de Fontainebleau sont ridicules ; ils n’ont pour eux que les exagérations qui les ont mis à la mode Le Parisien qui n’a rien vu se figure, dans son étonnement, qu’une montagne de deux cents pieds de haut fait partie de la grande chaîne des Alpes. Le sol de la forêt est donc fort insignifiant ; mais, dans les lieux où les arbres ont quatre-vingts pieds de haut, elle est touchante et fort belle. Cette forêt a vingt-deux lieues de long et dix-huit de large. Napoléon y avait fait pratiquer trois cents lieues de routes sur lesquelles on pouvait galoper. Il croyait que les Français aimaient les rois chasseurs.
Stendhal n’a qu’un rêve, quitter la France et partir en Italie. Volontiers grognon, il rédige des notes touristiques aussi drolatiques que cruelles[1. Dans le chapitre Fontainebleau (depuis Essonne = Corbeil Essonnes). Le pays que je parcours est horriblement laid ; on ne voit à l’horizon que de grandes lignes grises et plates. Sur le premier plan, absence de toute fertilité, arbres rabougris et taillés jusqu’au vif pour avoir des fagots ; paysans pauvrement vêtus de toile bleue ; et il fait froid ! Voilà pourtant ce que nous appelons la belle France !]. Son horizon est la lumière de la Méditerranée, son sang est latin. Alpin, il fond pour l’Italie. Sur sa tombe, qu’on peut voir au cimetière de Montmartre, il est appelé Arrigo Beyle, et qualifié de milanese.
Stendhal, qui a établi le catalogue des œuvres du château, veut voir la restauration du Primatice, mais le château est fermé : » J’aurais voulu voir certaines peintures du Primatice qu’on dit fort bien restaurées ; c’est un grand mot. Comment notre goût empesé et maniéré aurait-il pu continuer la simplicité du bon Italien ? »
Ce tropisme méridional n’est évidemment pas strictement géographique. Que trouvent-ils tous à l’Italie ? Je lisais récemment chez Giono :
Est-il besoin de dire que je ne suis pas venu ici pour connaître l’Italie mais pour être heureux ?
et de manière contemporaine chez Muratov :
Les mots « voyage en Italie » sont révélateurs, car ils saisissent notre expérience et notre vie dans l’élément italien, la libération de nouvelles forces spirituelles, la naissance de nouvelles facultés, ainsi qu’un allongement de l’échelle de nos désirs. Se déroulant dans le temps et dans l’espace, c’est aussi un voyage dans les profondeurs de notre être et la mise à feu d’un cercle resplendissant au fond de notre âme.
L’histoire de la relation ontologique à l’Italie est immense, je ne vais pas me risquer ici à une interprétation facile. Reste le mystère, fruit de la géographie et de l’histoire de ce pays, qui le distingue de l’Espagne ou du Portugal, de la Grèce, de la Tunisie ou de l’Egypte (voilà pour la Méditerranée), et de tous les autres pays européens.
Il y a quelque chose de subtil comme une inclinaison à la mélancolie, à la nostalgie d’une promesse. Je ne saurai attribuer encore (bien que je m’échine à l’exercice dans le parèdre italien de Résidences, Permanenze) ce sentiment à la survivance des ruines comme à la survivance d’un corps social, à la rigueur de la dolce vita, à cette espèce d’ingénuité qui n’est pas pour moi un défaut, vis-à-vis des phénomènes du monde[1. Pas négatif, comme le souhaitent hélas bien des Italiens, par exemple Alvaro : Le manque de sens des réalités du peuple italien est un fait qui étonne aujourd’hui n’importe lequel des observateurs. Ces gens, considérés comme pratiques, réalistes et machiavéliques, donnent l’une des preuves les plus frappantes de leur extrême naïveté [….] (L’Italia rinunzia ?, 1945). Mais il convient de souligner que l’époque était tout autre.].
De fait l’attrait, voire l’emprise qu’exerce le goût italien, est à peu près aussi inoxydable que les clichés les concernant, de part ou d’autre des Alpes. La Renaissance a tapé fort, c’est certain. Jusqu’à un certain rigorisme dans la joie, je ne sais pas, on se promène à Vicence comme dans un tableau de de Chirico.
Fontainebleau cède à la manie, et François 1er, qui apprécie les lieux, s’occupe particulièrement des aménagements intérieurs, à grand renfort d’exilés italiens : Carpo, Rosso, et le Primatice bien sûr. Cela n’empêche pas de moquer le manque d’harmonie des lieux, du « catalogue » d’architecture » (Cellini, Serlio, Minucci).
Mais ce n’est peut-être finalement pas le seul mauvais goût, la mala maniera franciosa, que cet agencement trahit (d’ailleurs sur la galerie de François 1er, malgré ces contraintes architectoniques, les visiteurs sont ravis) : c’est qu’en ces lieux, il se passe quelque chose. Vasari qualifie le château de Fontainebleau de « nouvelle Rome », selon le projet du prince. Ce n’est tout de même pas rien.
Le lecteur pressé pourra noter, après coup, la magnificence de Versailles, joyaux français certes, de l’art et de la pensée français, mais il oublierait un peu vite qu’elles est une ville-nouvelle, comme L’Isle d’Abeau ou Evry (j’aurais pu dire Saint-Pétersbourg ou New York City) : Versailles ne se poserait-elle pas comme un anti-Paris ?
Fontainebleau la Mariante est-elle quant à elle une anti-Rome ? Non : une nouvelle Rome ; mais par conséquent, doit-elle être qualifiée de réplique ? N’est-ce pas le jeu du pouvoir qui induit – à nouveau – cette duplicité ? Fontainebleau se veut l’inverse (au sens mathématique) de Rome, une Rome en reflet, aussi bien que Versailles est l’opposée (au sens mathématique) de Paris, de sorte qu’on pourrait l’appeler syn-Rome : un compagnonnage, une affinité élective, une communauté de destin.
Du moins est-ce le projet, peut-être, avec une incidence de taille : Vasari n’est jamais venu à Fontainebleau…
Ainsi donc de la duplicité : tout ceci finalement n’est qu’un jeu d’ombre et de reflets sur une scène mouvante… ou bien ne nous laissons-nous pas trop facilement entraîner sur la pente romantique ? C’est qu’il se passe quelques chose à Fontainebleau, quelque chose qui se trame, dont on a déjà parlé ailleurs, et qui relève de ce mystère du reflet et l’alliance…
Dans la Galerie des cerfs, il y a des portes dans les cartes ! Avant de poursuivre (dans le texte suivant, et dernier), écoutons encore Stendhal, toujours sur l’Italie : « dans les pires défaillances de l’histoire, il y a toujours la solution de la chasse au bonheur »…