7. La salle des cartes

Parmi les lieux, nombreux, tout à fait remarquables du château, où l’on pourrait aisément passer une demi-journée de contemplation et de réflexion, il y a la Galerie des cerfs, mais qui est moins célèbre pour ses trophées de cerfs ou son magnifique plafond « à la française » représentant des éléments liés à la chasse (naïfs, exécutés par le fils de M.Poisson dont nous allons parler) que d’une part pour sa décoration des copies en bronze de sculptures antiques, réalisées par le Primatice et le Vinole, d’autre part par les peintures (huile sur plâtre) de Louis Poisson aux murs, qui représentent treize demeures royales du temps de sa création, c’est-à-dire sous le règne d’Henry IV : Madrid (Neuilly-sur-Seine, 92), Verneuil-sur-Arvre (27), Saint-Germain-en-Laye (78), Chambord (41), Amboise (37), Villers-Cotterêts (02), Montceau (Montceau-lès-Meaux, 77), Charleval (27), Blois (41), Folembray (02) et Coucy (02), et bien sûr, les château et la forêt de Fontainebleau (77) et, du coté des fenêtres, Vincennes (75) et le projet, imaginé par le roi lui-même, de relier le Louvre aux Tuileries.

Les portes, que je crois me souvenir au nombre de trois doubles, celles des deux extrémités « dans » [?] et Fontainebleau, mais aussi une latérale « dans » Coucy (mais où mène-t-elle ?), sont également peintes, et des deux côtés, de manière à ne pas dénaturer la carte, que la porte soit ouverte ou fermée.

La galerie donne sur le Jardin de Diane, déesse de la chasse et est donc totalement dédiée à cet art : les trophées en atteste, et peut-être aussi les cartes, qui ne représentent pas seulement les architectures des palais, mais également leur domaine boisé et donc giboyeux. Mais alors que faire des statues ?

C’est ici que cela m’intéresse : le lien entre lieu de représentation (mais aussi de menu plaisir) et de pouvoir. Les originaux des statues, en marbre, sont célèbres, et presque tous demeurent aujourd’hui à Rome, parmi les plus connus : le groupe de Laocoon, l’Apollon au belvédère, l’Aphrodite de Cnide sont au musée Pio-Clementino du Vatican, l’Hercule Commode au musée capitolin. Ces statues ornaient à l’origine le jardin, et contribuaient au style renaissant italien de Fontainebleau. A la Révolution, elles partirent au Louvre, et Malraux les rapatria en 1967 et on décida de les placer à l’abri dans cette galerie.

Entre-temps celle-ci avait subi de grandes transformations, convertie en apparentements sous Louis XV, Louis XVI et Napoléon Ier, ce n’est que sous Napoléon III qu’elle retrouva sa structure originelle.

Et sa fonction originelle : celle de festoyer, après la curée, s’est peu à peu, puis définitivement perdue ; bien que fermée au public aujourd’hui, cette grande salle nous offre deux éclairages qui me paraissent essentiels : dans un premier temps, c’est un témoignage direct, une typologie du palais royal, selon : enserré dans une ville, structuré en bastion, ancré sur un cours d’eau, ouverte sur de vastes jardins à la française, ou encore concentré au sein d’une forêt épaisse, ces vues cavalières nous laissent ainsi imaginer la vastitude (et la viduitude) de l’espace rural environnement le lieu de pouvoir. On peine aujourd’hui à concevoir cela, mais la France du début du XVIe siècle compte 20 millions d’habitats (moins du tiers d’aujourd’hui) et une densité estimée à 34h/km2 (idem) ; c’est frappant sur la vue de Fontainebleau : un amas d’hôtels particulier sur une rue le long du château, puis la gâtine vide jusqu’à Avon, qui est un minuscule bourg à peine constitué.

Mais le second élément n’est pas moins surprenant : l’idée que, fors perspective, on représente ainsi des espaces sur les murs me plaît de ouf, m’emballe totalement (bien que je doute vouloir le voir ou le faire dans mes propres appartements). Ce n’est sans doute pas nouveau, à l’époque, mais c’est courageux. C’est d’autant plus culotté qu’on a pensé au revers des portes, c’est-à-dire au revers de la carte ? Plus fou encore, à la vérité : la carte (comme déjà dit ailleurs) n’est pas seulement une transposition en deux dimensions du monde en trois dimensions (toute représentation imagière est à peu près cela), n’est pas seulement la réduction à l’échelle (ou moins) d’une portion de territoire, mais elle est aussi un moyen de conserver la mémoire d’un dehors – d’un ailleurs, si l’on est dehors ; mais d’un ailleurs dehors si l’on est à l’intérieur ! Ainsi derrière la carte on ne devrait pas trouver… la carte ! Et, d’ailleurs, est-il même possible de trouver ce dehors dans un intérieur ?

Ce que je veux dire c’est que dans ce lieu de commémoration (aujourd’hui ça se fait en discrétion aussi, dans un cabanon de tôle au cœur d’une colline sombre et humide – du moins chez moi) cynégétique, aujourd’hui encombrée de statues artistiques et autrefois de citronniers, on est aussi dans un lieu de passage, dans une inquiétude soulignée je trouve d’une part par le plafond, d’autre part par l’ouverture sur le jardin qui ne laisse aucune discrétion, malgré les vitraux aux initiale du roi.

En vérité, Fontainebleau, bien plus que Versailles (créé si j’ose dire ex nihilo), ou des châteaux de la Loire (pulvérisés dans leur archipel), et malgré cette étrange architecture de l’ajout successif (des ailes, des cours, en remaniant ou détruisant rarement), participe d’une idée de l’habiter et plus particulièrement de l’habiter royal qui échappe à la seule contingence des dynasties, des guerres, des personnes… Échappant ainsi à l’Histoire, comme en atteste par exemple l’usage stratégique du château de Louis IX à Napoléon III, et jusqu’à la Ve République, et recourant de toute part à une évocation plus que soulignée de la valeur littéraire des choses, un peu comme l’héritage d’un goût à l’asiatique), Fontainebleau cherche, tant bien que mal, au travers des siècles, à renouer avec une certaine idée de la structuration de l’espace par la dimension sociale, c’est-à-dire politique, la distribution des pouvoirs, et, ce faisant, noue étrangement, exotiquement, avec le monde du mythe tel que j’ai cherché à le débusquer dans le travail mené avec les élèves des établissements scolaires. Il est inquiétant, le mythe, il rode ici, ce n’est pas une fable ou une jolie statue, il est cette étranger percée dans la forêt, une étonnante et dépaysante traînée presque pandémique de gestes, de sons, d’ombres et de paroles…

Et je passe sous silence l’assassinat du marquis Monaldeschi dans cette même galerie par Christine de Suède… cette histoire devrait effectivement faire l’objet d’un sous-texte, comme une fiction qui se transforme passé le seuil de la porte secrète enchâssée dans la carte…