10. Qui va à la chasse…

Charles Quint, de passage par la France pour aller mater du Gantois fait une halte à Fontainebleau. Son lit n’est pas prêt. Littéralement cela veut dire que l’aile qui l’héberge n’est pas finie de construire… Qu’à cela ne tienne, le bon François lui donne le sien !

Charles le Quint, empereur, ennemi favori, beau-frère de François le Premier, roi, ennemi favori, beau-frère. C’est Noël, la paix des braves.

Relents ou vestige d’une tradition arthurienne en voix nette de fossilisation ? N’oublions pas comment – via le Romain – se fracasse le monde celte (gaulois) au monde germanique (franc), ouvrant une brèche dans la Romania d’antan dont les Galiae auraient pu prolonger le reste (l’annexion de la Britannia n’était-elle pas à l’ordre du jour, de dizaines, de milliers de jours ?), brèche dont va immédiatement profiter, en sus des Germains, le monde musulman naissant puis juvénile – par l’Espagne.

Lorsque quelques siècles plus tard l’Espagnol rencontre le Français sur la route pour la Flandre (où il est né, cela dit), ce n’est qu’une énième péripétie de la même pièce qui se joue probablement depuis Auguste. François Ier n’est pas à la hauteur de Charles Ier, mais Charles Quint se voit bien en auguste de la Mitteleuropa, héritier des augustes, mais aussi précisément de Charles, le Ier, son aïeul (mais l’aïeul de François aussi), de Frédéric II et de tous les Othon précédents, Empereur du Saint-Empire Romain Germanique, la noble perpétuation de feu l’Empire romain.

Qui sait ce que à quoi va rêve l’Empereur dans lit du roi de France ? Et, François, quant à lui, où va-t-il dormir ? Imagine-t-on les deux souverains contempler les travaux de la galerie dite François 1er, ce chef d’œuvre de la Renaissance française qu’il incarne (au même titre, disons, que le nulla osta à la Réforme, ou celui qui permet aux Ottomans de s’installer aux portes de Vienne), ou profiter d’un gargantuesque repas de réveillon en devisant sur l’avenir du monde catholique, des conséquences du concile de Trente, arraché à eux par Paul III quelques années auparavant, ou même simplement de la famille qui s’étend, comme on parle des semaisons ou des moissons ?

François s’est retiré. A-t-il descendu les marches médiévales du donjon qu’il tâche de rénover au mieux au sein de la nouvelle structure, pour se retirer dans ce qui deviendra longtemps après un autel à la royauté française depuis Robert le Pieux ? Se voit-il déjà entouré de Louis VII, Philippe Auguste, Saint Louis, Henri IV, rasséréné par leur fantomatique présence et ragaillardi de leur valeureux héritage ?

C’est qu’un pion chasse l’autre, comme on dit au jeu de paume (voisin) : qui va à la chasse… Les numéros (comme des scores) dont on affuble leurs noms dans une macabre litanie n’effacent-ils pas leur personne singulière ? N’occultent-ils pas leur petit individu au nom d’un destin collectif ? Ce ne sont plus des espèces, en taxonomie, dirait-on, mais des genres. En la personne du souverain opère également ce saut quantique qu’un commentateur célèbre, Ernst Kantorowicz, a décrit comme le double corps du roi.

Mais – ne l’avons-nous pas dit mille fois – ici à Fontainebleau, les jeux de miroirs déforment et dédoublent toutes les réalités. Et qu’en est-il du corps du souverain lorsque deux souverains s’échangent leur lit ?

En est-il, comme pour les amoureux, dont on raconte que si l’un des amants porte les lèvres au calice où l’autre amant à bu lui confère l’accès à ses pensées ?

Un pion chasse l’autre, chacun des deux souverains le sait bien. Aujourd’hui, passe encore, il y a tout de même une nuance hiérarchique entre Empereur et Roi, et tous les deux le savent bien : l’un jouit de cette préséance, l’autre ronge son frein. Quelle peut être la solution ?

Charles rêve. Il voit passer dans son rêve son ancêtre Charles, mais aussi un Auguste générique (un Auguste pour tous les Auguste), ainsi qu’une figure d’Alexandre (pour tous les Orients).

Auguste rêve. En songe lui apparaissent Théodose, Constantin, Julien.

Alexandre rêve. En songe lui apparaissent Darius, Gengis Khan et Qin Shi Huangdi.

L’empereur de réveille. Le double corps se réveille. C’est le petit jour. Bientôt, dans quelques heures, le convoi arrivera dans la forêt. La cargaison est précieuse. Elle arrive d’Italie. Ce qui vient d’Italie est douceur et bonheur assuré.

Les frayeurs au col du Mont-Cenis ayant été dispersées, la route qui portait l’hôte de l’Empereur devait arriver « dans les heures imminentes ».

C’est la solution, sur laquelle se sont accordés, en cet hiver 40, les deux souverains. Il faudra attendre 272 ans pour qu’elle se réalise. C’est l’été. Napoléon fait organiser une fausse chasse à cours. Il n’aime pas chasser. Mais à Fontainebleau on chasse. Et feint de tomber nez à nez sur le convoi. Ce convoi, escorté par l’armée impériale, le pape Pie VII, que Napoléon a fait arrêter trois années auparavant à cause de son refus de collaborer (de se soumettre).

Est-ce le génie de Napoléon le malin ? Pie VII, une fois libéré (les affaires de l’Empereur commençant à se gâter à partir de 1814, avec la fin que l’on sait), restaurera la compagnie de Jésus, qui avait été interdite par Clément VII, mais qui avait été fondée précisément en 1540. L’enchaînement des faits est remarquable : en 2013, le premier pape jésuite est élu (il choisit le nom de François), ouvrant ainsi l’inexorable conversion de l’Église catholique au libéralisme et au mondialisme, ouvrant la voix à l’élection du premier pape chinois dans les années 30.

Une moitié du corps du roi s’est dissolue, tandis que l’autre s’est gangrenée, comme le corps de Louis XVIII qui marque par sa pourriture sur pied la mort de la dynastie pour la France, effacée par Napoléon qui, en ce sens, comme on le lit parfois, achève la Révolution.

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En vérité ce que Napoléon achève, ou achève de commencer, c’est le traité de Westphalie : il n’y aura pas de souveraineté sans décorum. Il n’y a pas de pulsion démocratique sans Empire. Cent cinquante ans après la mort de l’Empereur, le général de Gaulle décide, en mars 1966, de retirer les forces françaises du commandement militaire de l’OTAN, dont l’une des bases depuis 1948 était… à Fontainbleau et l’état-major, dirigé d’abord par le méréchal de Lattre de Tassigny, puis par le maréchal Juin… dans la cour Henri IV.

Jusqu’en 1967, celui-ci est Commandant-en-Chef des Forces Alliées Centre Europe (AFCENT) et tient la haute main sur des commandements subordonnés pour les forces terrestres (LANDCENT), aériennes (AIRCENT) et navales (NAVCENT). Fontainebleau est une base arrière importante du dispositif nord-atlantique, avec comme points d’appui le camp de Margival, près de Soissons (qui avait été bâti par les Allemands sous l’Occupation), et celui de Trèves, en Allemagne, et par un « poste de rechange arrière » dans les caves et dépendances du château de la Magdeleine à Samois-sur-Seine. En outre, le camps Guynemer, à l’orée de la forêt, accueille la base opérative. D’autres lieux, caserne Damesme (logistique), quartier Chataux (Britanniques), caserne Lariboisière (Américains), hôtel particulier de la Rue Royale (cercle des officiers alliés) parsèment la commune.

Fontainebleau devient ainsi une place aussi militaire qu’internationale, avec d’évidentes répercutions sur le territoire : quartiers généraux mais également logements des militaires et des familles françaises, belges, britanniques, luxembourgeoises et néerlandaises puis américaines et canadiennes, notamment dans le tout nouveau et moderne quartier de la Faisanderie, communément appelé alors « Village du SHAPE ». En 1955, un lycée international accueille leurs enfants.

Et puis la France quitte l’OTAN, de Gaulle donne jusqu’au 30 avril 1967 pour vider les lieux. On peut voir aujourd’hui dans la cour Henri IV les emplacements des véhicules qui ne viendront plus.

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L’Empereur rêve. C’est un rêve étrange. Conduit par une ombre au cœur d’une grotte obscure (mais chaude) au fond de laquelle tremble une lueur rougeoyante, il est conduit dans ce qui ressemble à une salle du trône, mais aucun trône ne se dresse. Il n’y a qu’un tapis au motif de roses bleues au centre de cette pièce, qui est grise. Après quelques instants qui semblent lui durer une éternité, un petit homme fait son entrée.

L’Empereur reconnaît (plus à sa vêture, à sa posture même, qu’à son visage), le prince des poètes, Dante Alighieri lui-même. Il se prosterne avec émotion. L’homme lui demande gentiment de se relever. Il s’approche de lui, d’accroche à son bras, et l’entraîne vers l’ouverture de laquelle il est sorti.

Nous avons beaucoup, beaucoup de choses à nous dire, dit Alighieri, alors que les voilà pénétrant dans la bibliothèque de la galerie de Diane, où Guillaume Budé les accueille.

Là se trouve le bureau où Napoléon a signé sa reddition avant le départ à Saint-Hélène.

Nous allons reprendre au moment des signatures, dit Dante.

Alors, à mi hauteur entre son regard et le plan du bureau, dans l’air, flottent cinq lettres de feu : L I B E R