Un Auguste et une Livie des plus rares ; une continence de Scipion et une autre antique du plus grand prix donné par le pape ; un Pierre le Grand, sur boîte, une autre boîte avec un Charles-Quint, une autre encore avec un Turenne ; d’autres enfin, dont il se sert journellement, couvertes de médaillons rassemblés de César, d’Alexandre, de Sylla, de Mithridate, etc. Venaient ensuite quelques tabatières où était son portrait enrichi de diamants. Il en chercha alors tout à coup un sans diamants ; ne le trouvant pas, il appela son valet de chambre pour qu’on le lui donnât ; malheureusement ce portrait se trouvait encore à la ville avec le gros des effets : j’en fus fâché, je pouvais croire que j’y perdais quelque chose.
Las Cases
Toute famille qui se respecte connaît ses fantômes, et en tient l’absolue, précise, relation[1]En langage courant, cela s’appelle aigreur, ressentiment, complexe, et pathologies qui en découlent…. Dans les familles moins indigentes, cette relation prend le tour du spectacle. Mais quel chroniqueur est assez fou, assez frondeur, assez marginal, en quelque sorte, pour tenir la dragée haute à l’époque, à la médiocrité de l’époque, dont n’importe quelle collection patiemment constituée est un affront à sa passion délétère du patrimoine.
J’en connais un, ici même, qui œuvre, en silence et discrétion.
1.
Moi qui récolte des feuilles et des coquilles, je peux en témoigner. En jeu, ici, ce n’est pas l’amasser au sens de la rareté ou (au contraire) du nombre ; ce n’est pas même l’amour de la belle forme, ou la passion autocentrée du notaire : c’est la portée du témoignage. Pour ainsi dire, la collection n’est pas destinée à être vue, mais à être sue.
Aujourd’hui même, j’ai passé la journée au muséum, dans la poussière, à noter les pièces de l’inventaire. Il s’agissait de coquilles. Des centaines, des milliers de coquilles, ramassées par des centaines de mains, en des dizaines du point du globe.
À côté des espèces les plus communes, ramassées par centaines (communes jusqu’à un certain point, les envois de correspondants, les missions scientifiques, donnent des chiffres hallucinants d’espèces de Chypre, d’Abyssinie, de Madère, d’Algérie, de Cyrénaïque, on conçoit les lieux d’importance – à côté d’Albenga, de Portofino, de la vacance dans le Trentin ou au Mont Rose…), des écarts, des surprises : erreurs de détermination, pièces uniques, locus typicus oublié dans un tiroir, don du grand spécialiste, et ceci pour ne parler que des mollusques terrestres, je passe sur les espèces marines, porcelaines et pourpres, les grandes nacres, les grands bénitiers – & sans parler de tous les autres groupes d’animaux et autres : l’ivresse relève moins du nombre comme volume que de la folie d’invention de la nature.
Pourtant l’archiviste accorde autant d’importance à n’importe laquelle de ses pièces. Ce n’est pas l’accumulation qui compte, mais au contraire du délire, la raison, en ce qu’elle a, finalement, de totalisante.
Le musée est une entreprise hégélienne, et n’importe lequel d’entre nous, qui se cache derrière des motifs nobles, de connaissance, de conservation, est comme n’importe lequel des chasseurs ou ornithologues : il veut tout voir. Et pour tout voir, il faut tout posséder. Et quand je dis il veut tout voir, je veux dire que, tel un dieu, il veut tout pouvoir voir. Il n’a pas à attendre, et même s’il fait des efforts surhumains pour trouver la pièce rare, il n’a qu’une idée en tête : celle de devoir aller rechercher dans son fichier l’allocation de la pièce et de pouvoir la récupérer en un instant. J’ai parlé de raison, de raison universelle, totalisante : c’est bien le mal. Il n’y a pas plus de rationalité dans la conservation raisonnée que d’amateurisme dans le cabinet de curiosité.
Le conservateur est-il un être de pouvoir ?
2.
« Notes-le, ça », me dit-il, pince sans rire. Certains, de l’assemblée, ne savent pas si c’est du lard ou du cochon.
Oui j’ai noté. J’ai noté (et transmis) l’inventaire des plantes du Grand parterre (le plantain, la sagine…), celui de la prairie subhygrophile qui borde le jardin anglais, avec ses Carex panicea et ses Lotus maritimus ! Je ne fais que ça, finalement, transmettre – à une autorité supérieure – des inventaires parce que certains d’entre nous s’amusent ou s’ennuient à donner des noms à des êtres le plus souvent négligés ou confondus, ou noyés dans un collectif. Des êtres invisibles dont seul le processus de détermination confère une once de vie – du moins à nos yeux ébahis. Qu’aurait dit Mallarmé, de cela ? De cette fleur que je dis, et hors de l’oubli que ma voix relègue aucun contour, etc. ?
De cette fureur, devrais-je dire ! Il faut le voir, le conservateur, conserver la conservation ! Un puits de science, certes, doublé d’une bateleur, qui non seulement connaît l’objet par cœur, mais son histoire – le contexte : sa mémoire ; non seulement ce qu’il représente dans le cortège collectif, mais sa biographie, entre quelles mains il a passé, par quels détours il a atterri ici !
Notez-le, dit-il : « ce musée est embrassé par les dons », je note, ou « dans cette vitrine, quatre siècle vous contemple », mais que se passe-t-il ici ? À travers « le décroisement des inventaires » on en vient à considérer le musée comme « un moule à oubli ». Quelque chose se passe, oui, dans la rencontre.
J’avais déjà été frappé par l’histoire de Pie VII, que Napoléon croise nonchalamment lors d’une partie de chasse alors que le pape est aux arrêts (et passera un an dans ce château), je trouvais cela déjà très fort d’un point de vue fictionnel… D’un autre côté, je vois ici la carte – imaginaire, puisque jamais ils n’ont été tous ensemble – du Montserrat aux Bouches-de-l’Elbe, de la Frise à Ithaque, moins par pulsion impérialiste que par curiosité géographique (quelle préfecture ? mais quel préfet ?).
Mais je m’arrête devant la blague à tabac de ce bonhomme, qui a escorté justement Pie VII de Savone (département de Gênes !) à Fontainebleau, et qui a passé, elle aussi, de main en main, pour arriver ici… Dans cette blague, me dis-je, il y a un début d’histoire, lui-même, son propriétaire, ayant largement romancé son voyage, et au-delà. Il faudrait la raconter, je me dis, si je pouvais franchir le miroir, comme briser la vitre de la vitrine, que se passerait-il réellement ?
Il y a quelques années de cela, des malfrats ont pénétré le musée chinois par effraction, ils ont dérobé quelques pièces, ils ont masqué les traces de leur passage sous d’abondantes neiges carboniques des extincteurs. Ils ont comme violé un sanctuaire, qui avait été lui-même transporté depuis l’Orient.
Saccage.
Une collection inestimable. Une mémoire infinie.
Qu’est-ce qu’un musée ? Une collection inestimable ? Une mémoire infinie ? Ou simplement un passage, un va-et-vient, une parole passée de bouche en bouche comme une espèce d’affection, partagée en viager ?
Et comme l’Empereur a quitté lui-même la France sans rentrer aux Tuileries, le roi aura trouvé sa chambre et ses papiers à peu près comme il les avait laissés.
References
↑1 | En langage courant, cela s’appelle aigreur, ressentiment, complexe, et pathologies qui en découlent… |
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