Je ne suis pas arrivé à cheval sur elles, ni chaque pied sur l’une d’elles, ni elles en laisse ne m’ont traîné, ni en attelage n’ont tiré ma voiture, mais le fait est que nous sommes arrivés ensemble, elles et moi.
Elles, quatre petits automates, d’une criarde couleur orange (la livrée de la marque), coccinelles bouffies et cramoisies de métal, dédiées à une unique fonction, à ras des pâquerettes et pissenlits, une par par terre, sous le regard des badauds, des employés, le mauvais œil ou le mauvais esprit… quatre tondeuses robotisées qui docilement (et hasardeusement) viennent régler la pelouse, qui reste interdite, au cordeau de la raison, viennent, plus mécaniquement qu’orgueilleusement, plus mathématiquement que méthodiquement, représenter dans cette terra incognita, là où l’homme n’a pas pu poser le pied, le génie de son esprit, de son œil, et de sa main.
Il y a quelque chose d’une aventure dans leur venue, et quelque chose de la légende, dans leur arrivée, entre la harde de petits êtres extirpés du refuge où ils ont été abandonnés, et la solitude de la lointaine planète extrasidérale où les vaillantes sentinelles ont été propulsées.
Il y a quelque chose entre le pathétique pleurnichard d’un terrain répétitif et viabilisé de lotissement et l’héroïque un peu pompeux de l’inconnu sans air ni lumière où flotte le solitaire et incongru module spatial.
Et il y a l’herbe. Le pissenlit. La pâquerette. L’ennemi juré.
Et il y a nous, l’animal juré. Fieffé. Sacré.
Et puis il y a les jardiniers, qui se retrouvent pris entre deux feux, si j’ose dire entre marteau et enclume, entre la dent et le fétu. Alors ainsi, s’il y a des tondeuses automates, à quoi servirons-nous ? Ironie du sort, les machines arrivent à peu près au moment où l’une des pionnières, jardinière, part à la retraite. Peut-être bien qu’elle a semé, planté, taillé, soigné la plupart des végétaux actuellement sous nos yeux, ici dans la cour d’honneur (la cour des adieux) ou là, dans les jardins « à la française », « à l’anglaise ».
Ce qu’aucun robot n’aura jamais, en effet, c’est cette histoire, cette histoire partagée entre la main humaine et le végétal, et la mémoire pour les mots, et les sentiments pour les larmes. Peut-on imaginer un monde sans hommes, un monde sans manœuvres, sans ouvriers ?
Les tableurs remplacent les livres (tout comme les statistiques la responsabilité) et rarement comme je suis ici ai-je perçu autant le déchirement qui se produit non pas tant dans le monde du travail (celui-ci à l’œuvre depuis bien des gouvernements), ni même tant dans la société (à peu près concomitamment), mais bel et bien dans notre rapport au monde… tout court, comme disent les Italiens, c’est-à-dire précisément cela que je suis venu observer, sinon questionner, dans cette résidence, à savoir le lien entre l’homme et la nature.
Quand les tableurs se seront substitués aux tabliers, et les manuels aux manœuvres, quand l’homme aura perdu le tact d’avec son territoire, au sens de Paul Virilio (dont Jean m’avait, c’est drôle, parlé peu avant), c’est-à-dire en même temps son animal et son social, quand il se déterrera et, abandonnant la planète, ira fonder de nouvelles colonies dans des milieux encore plus hostiles que les hordes de sauvages ou les épidémies en nurserie, alors c’est une nouvelle histoire qui débutera.
Une histoire augmentée pour un homme augmenté ? Je ne sais, je ne crois pas. Je ne sais pas si nous verrons cela de nos yeux (même si depuis dix ans, les entreprises en question ont gravement accéléré leurs progrès dans ces recherches), et je ne souhaite pas non plus dire ici que « c’était mieux avant », ou que le progrès est destructeur, ou que l’inconnu est à craindre ; après tout les hommes, issus d’Afrique ou d’Asie, on ne sait plus très bien aujourd’hui, ont toujours avancé en s’abstrayant des contraintes ontologiques, pour se dresser sur leurs pattes arrières, pour inventer le feu et la roue, pour découvrir l’Amérique ou aller sur la Lune… c’est aussi l’élan vital, cela, et je serai bien peu critique, et bien trop naïf, même en tant que prétendu naturaliste, si je ne le concevais pas ainsi.
F. est une véritable mémoire des lieux et, sans remonter aux pas d’Ho Chi Minh venu à la conférence de Fontainebleau en juillet 1946 rencontrer Marius Moutet et Georges Bidault dans le cadre des négociations – vaines – suite à la déclaration d’indépendance du Vietnam, celle-ci se rappelle très bien la tenue d’un conseil européen en juin 1984, avec François Mitterrand, Margaret Thatcher, Helmut Kohl, destiné à négocier les fameux rabais britanniques : le président français ne voulait qu’aucun pissenlit ne dépasse de ces pelouses…
Je viens du nord-est de Paris, au bord de la ville, à deux pas du boulevard des Maréchaux, je réalise soudain l’évidence, ces mêmes maréchaux d’Empire, ce boulevard qui se fracasse, en quelque sorte, à Fontainebleau, dans la cour des adieux. Et alors ça repart : on va vérifier ce que c’est, qui ils sont. 33.7 kilomètre d’un ruban doublant par l’intérieur la petite ceinture et le périphérique, ils portent à leur création (1864) les noms de dix-neuf maréchaux du premier Empire, auxquels se sont ajoutés, en 1932, 1987 et 2005, par scission de trois d’entre eux, un amiral du Consulat, et deux généraux de la France Libre. De l’autre côté des Maréchaux, aujourd’hui largement remaniés avec le tramway, s’élèvent les Habitations à loyer modéré (HLM) de brique (BR) qui donnent au boulevard une certaine élégance, celle qu’on lui connaît[1]En temps normal, et lorsqu’on parvient à faire fi des impérities des autorités locales en matière de gestion du crack..
Moi je viens de chez Ney, le « Brave des braves » qui, le premier, lâche Napoléon après Waterloo, qui est fait pair de France par Louis XVIII, pour finalement se rallier à la cause des Cent-Jours, en vain bien sûr. C’est là qu’on trouve Pôle Emploi, où j’ai moi-même dû batailler plusieurs fois. C’est là, Clignancourt, que, de la ligne 4, je passe sur la 1 ou la 14 pour la gare de Lyon. Et c’est ainsi que j’arrive, le premier jour, depuis le boulevard Ney, en pleine cour d’honneur de Fontainebleau.
Quoi qu’il en soit, la cour d’honneur est elle-même, de par l’histoire, devenue la cour des adieux. Mais est-ce que Napoléon devant la garde impériale[2]« Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était pas perdue. », sur ces mêmes pavés que je foule aujourd’hui, a noté la présence du plantain, de la sabline ? Oui, elles aussi, discrètes et opiniâtres mauvaises herbes, piétinées mais insensibles à la dent de la tondeuse, chaque jour font leur adieux. Comme nous tous.
Chaque jour passe, qui nous conduit à Sainte-Hélène. Et pourtant chaque jour renaît, et derrière chaque herbe, une autre herbe, tout aussi « mauvaise ». Et cent herbes, chaque cent jours, remplacent les précédentes.
La dent de l’automate ni le plaisir du prince ne peuvent rien contre le pissenlit qui germe, puis fleurit, qui sans cesse arrive, avalanche de devenir, forêt en puissance, même face au rêve mélangé d’ « honneur » et de « gloire », de « bravoure » et de « fidélité » des hommes, et comme les civilisations et les empires s’effondrent la plupart du temps sur eux-mêmes, la vie elle-même pousse sans cesse, conduite aux étoiles, par le flux qui l’anime sans raison, inexplicablement, avec ardeur et morgue,comme par une réponse violente, presque de la haine, ou une forme supérieure, augmentée, d’obscénité, puisque dès le début, dès l’origine, l’erreur fut et se reproduisit, jusqu’à la fin, se reproduira et sera.
Ce en quoi, ce premier pas (ou tour de roue) n’en est pas un, et après tout, je ne sais plus tellement si tout cela n’est pas simplement dans l’ordre des choses, cette stratégie du sable, cette esthétique de l’eau : c’est cela que je me dis dans la cour des adieux. Ce n’est pas qu’un au revoir, mes frères, c’est simplement et proprement… la vie ?