2. « Chers déserts, »

Écrirai-je un journal ? Écrirai-je directement ce qui servira un jour à la matière littéraire ? Ce sont les premières questions qui me viennent ici, à l’orée de cette résidence, à l’orée de la forêt.

Verrai-je même la forêt ? Rien n’est moins sûr.

Le contexte du texte intéressera-t-il ? Le lecteur ? Moi-même ? Le texte lui-même ? Il faut dire qu’il est extrêmement particulier, ce contexte. Je suis, paraît-il, le premier auteur en résidence au château de Fontainebleau, & c’est en effet un honneur. Avec le recul, bref, que j’ai, j’en mesure toute la solennité, toute l’originalité.

Le contexte, disais-je, est on ne peut plus singulier : je débute ma résidence sur les derniers feux (jusqu’aux prochains) d’une pandémie mondiale qui nous a tous perturbés, d’une manière ou d’une autre, avec plus ou moins de danger, dans l’année qui s’est écoulée, de préoccupations politiques, d’inquiétudes sociétales, de tensions psychologiques, de conséquences morbides, de difficultés financières au besoin, et puis, et puis, cette étrange mentalité qui nous rend si difficile d’accepter la précaution, la solitude, la règle, ce sentiment diffus que quelque chose comme notre liberté fondamentale d’individu peut nous être, à tout moment, retirée, au moment même, mais est-ce un hasard, où nous ne défions pas la mort, non, nous faisons semblant qu’elle n’est pas — qu’elle est morte elle-même.

Sans doute l’écrivain est-il moins sujet à ces crises psychoclaustrophobiques, lui qui a l’habitude de s’enfermer de son propre gré dans les geôles de l’écriture, lui qui, de surcroît, entretient avec ses pairs comme avec la société un rapport singulier de distance inquiète. Le confinement n’est pas si éloigné de sa propre ligne de conduite, voire de sa méthodologie.

D’un autre point de vue, je mets les pieds dans un lieu lui-même hybride : un lieu de patrimoine historique, à visibilité mondiale, qui est à la fois un ancien lieu de pouvoir royal et impérial (et au-delà), et à la fois un lieu ouvert au public, de par ses jardins qui servent de jardins de ville à la ville qui l’entoure (ou qu’il englobe, va savoir), et de par son statut muséal national. Des 61 musées nationaux, le château de Fontainebleau est, comme 17 autres[1]Louvre, Orsay, Pompidou, Branly, Picasso, Gimet, Rodin, MNHI, Henner/Moreau, Philharmonie, Orangerie, Delacroix, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Versailles, Sèvres, MuCem, … Continue reading un « établissement public à caractère administratif ». Mais voilà : il est fermé au public, depuis l’an 2020[2]Il rouvrit le 19 mai, avec un visiteur pour 8m2, le 30 juin, avec 4m2.. J’arrive dans un musée fermé : replié sur soi.

Et puis il y a l’individu là-dedans.

*

Les « déserts » de Saint-Louis, qui abritent les « bêtes rousses et noires » de François 1er : ainsi donc la forêt de Fontainebleau (ou de Bière < bruyère) est avant tout substantiellement une lande, éparse, morcelée, et dont l'intérêt est tout d'abord cynégétique. Mais pour favoriser le gibier, et contenter un homme (certes, un roi), il a fallu planter : les plantations de feuillus sont un échec, le recours au pin sylvestre sera plus fructueux. Et le paysage prend forme dans l'idée d'un homme, roi donc, ou sylvain, comme ce Charles Dénécourt éponyme de la célèbre tour et des célèbres sentiers et guides…

Me rendant au lycée Couperin, je passe par la rue Henri Flon et je découvre — je ne le savais pas — que l’UICN[3]Union internationale pour la conservation de la nature, dont nous utilisons, dans notre travail, les fameuses listes rouges des espèces menacées et sa codification propre (VU, EN, LC), ou encore sa … Continue reading est née ici à Fontainebleau. M.Flon,  » secrétaire du conseil national de Protection de la Nature en France, rapporteur général de la commission de la forêt », en était l’un des membres fondateurs, et qui m’offre un excellent prétexte pour relier, précisément, mes deux mondes, l’homme, la nature, les deux mondes de Cap au seuil. L’UICN, depuis incontournable, a son siège en Suisse, et reçoit, depuis quelques temps, comme d’ailleurs les ONG cousines, des éclairages des plus plus mitigés, notamment pour ses liens avec l’écobusiness et la finance.

Comme on peut le lire dans le texte fondateur, « les délégués réunis à la Conférence de Fontainebleau ne revendiquent nullement le privilège d’avoir « découvert » la Protection Internationale de la Nature… », voilà une bonne entrée en matière ! C’est cette subtilité-là que je me propose interroger – et non pas dans une visée polémique, mais plutôt sur la représentation, sur ce que tout cela dit de notre rapport à la nature. Une émission de radio de l’époque pose justement la question : « la protection de la nature est-elle nécessaire ? »

C’est cela, que je cherche. Ce truc-là. Comment s’exprime-t-il ? L’inventaire esthétique ? La connaissance des sciences naturelles ? L’interaction entre un individu et un paysage ? Je ne sais pas encore, je ne sais pas encore comment écrire… Au reste… je ne sais pas si je ne suis pas venu aussi ici, justement pour ne pas parcourir des sentiers battus, ou même des forêts battues (forêt peu sauvages en somme, sylve peu sylvaine)… Je ne sais pas si je suis venu pour écrire, ici

Ne serai-je pas venu pour perdre, justement, mon individu ?

Les méandres de la Seine, depuis le perchoir Champagne, ou le passage des péniches sur ladite, depuis l’écran plat et géant des folies de Samois, ne sont-ils là que pour ça ? Je veux dire ceci : ce lieu a quelque chose de duplice, et je ne sais pas le nommer. Mais, dans le reflet de l’onde ou l’ombre portée celui, je ne sais plus si cette duplicité n’est pas de mon fait.

Isidore Ducasse dit, après avoir parlé de F : « L’erreur est la légende douloureuse. » Faut-il abandonner la tête aux chimères, se faire gober entier de poésie, pour échapper au supplice du progrès ?

Être obscur pour être infernal pour être vrai, ou bien comme toujours lever la tête et affronter les démons et jeter l’éponge ; c’est cela : je ne sais à quel individu me fier.

*

Le sable de la forêt, laissé par la mer stampienne. Laisser reposer comme ça, évacuer, évaporer les mots les idées et les images, les désimbiber du vin des retrouvailles, les désinhiber en les séchant, comme on sèche des plantes aquatiques, au fond d’une coupelle dont le soleil se charge – évapore, ou sur le dos de la main, d’ennui.

Main comme une vague,
plutôt comme un poisson sorti de l’eau.

Et laisser décanter.

Drainer toute cette eau, tout ce sang, toute cette sève, laisser le sable agir, pour une fois laisser faire, laisser couler, laisser aller. Laisser suffoquer le poisson sorti de l’eau, laisser reposer, traverser, sans rendre compte. Le terrain est miné de toute façon.

Voilà le problème, voilà ce qui me chagrine : rien de ce que je pourrais écrire sur le site, le château, la forêt, ne sera original ou pertinent, ou sincère. Le terrain est miné.

Cette zone blanche, abolir cartographie. Décartographier, comment dire ? Retirer de soi les éléments les habitudes de l’orientation, comme les ornements du monuments, ou les histoires de l’histoire. Oublier les contes. Je ne vais pas chercher les histoires que tout le monde connaît : ce ne peut-être une autogéographie, puisque ce n’est pas une résidence ! Je ne vais pas rameuter les rois, les sylvains ou les bêtes rousses et noires des déserts, non ! Pas ici en tout cas. Peut-être oui, je ne dis pas, sans doute un morceau de Napoléon, de Philippe Auguste rejoindra mes empires[4]Les Augustes…, peut-être le miel du Gâtinais ou l’hôtel du Loing nourrira mes terroirs (les Résidences…) , mais ici non, ici avec eux non, je ne vais pas m’approprier, je n’en aurai pas la force, je le sens déjà…

*

Poésie du sable, son éthique. Plutôt viser ce qui échappe à toutes les collections, aux catalogues et aux inventaires… Tout le contraire du musée en somme ? Non pas rendre compte, mais alors ? Viser la fiction — pas facile, échappe aisément lorsqu’elle est ainsi cintrée ou conditionnée. Mais après tout, le travail effectué avec les élèves, n’était-ce pas déjà cette possible ouverture ?

Oui, je ne vais pas suivre le courant de seine ou de sève, au contraire rebrousser. Je ne vais pas faire œuvre. Je ne vais pas faire nom.

Il n’y a pas assez d’individu en moi.

 

Mais alors comment faire ?

 


 

References

References
1 Louvre, Orsay, Pompidou, Branly, Picasso, Gimet, Rodin, MNHI, Henner/Moreau, Philharmonie, Orangerie, Delacroix, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Versailles, Sèvres, MuCem, porcelaine-Dubouché.
2 Il rouvrit le 19 mai, avec un visiteur pour 8m2, le 30 juin, avec 4m2.
3 Union internationale pour la conservation de la nature, dont nous utilisons, dans notre travail, les fameuses listes rouges des espèces menacées et sa codification propre (VU, EN, LC), ou encore sa classification des aires protégées.
4 Les Augustes…, peut-être le miel du Gâtinais ou l’hôtel du Loing nourrira mes terroirs (les Résidences…)