Je me suis lancé dans la traduction d’un livre complet, le livre de l’écrivain sarde et malheureusement peu connu Salvatore Niffoi, que j’ai traduit temporairement par Retour au pays [Ritorno a Baraule]. Niffoi appartient à ce qu’on pourrait appeler un réalisme magique à la méditerranéenne, et on sent bien déjà que ces termes clochent. Voici quelques extraits de ces pages cruelles et poétiques, vulgaires et mélancoliques, choisies dans la relecture.
Voir les extraits : •1• •2• •3• •4•
Entre Baraule et Obidui il n’y avait que deux rivières, deux pissotières d’eau verdâtre réunies par une demi-douzaine de pans de pierrres et de troncs d’eucalyptus. Carmine Pullana employa plusieurs mois à trouver le courage de les traverser : peut-être parce qu’il avait l’intuition qu’il trouverait là-haut le fragment le plus douloureux de son passé, peut-être parce que l’effrayait d’entreprendre ce voyage vers la désolation.
Chapitre 22
[…]
Carmine cueillit une herbe et, d’une main, se protégea les yeux du soleil. Vu depuis les champs de blé de Cutza Manna, l’hôpital psychiatrique criminel d’Obidui semblait se trouver à la cime du monde, sur un pic rocheux au-dessus duquel volaient les vautours en attente des restes de cuisine ou des carcasses de chiens que de temps en temps les infirmiers lançaient dans le vide du pierrier. Les chiens errants qui arrivaient là-haut, ils les utilisaient pour faire peur aux internés, ou comme cible pour le tir, et quand ils crevaient ils étaient bons à jeter dans la falaise.
Chapitre 23
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L’infirmier le dévisagea d’un air suspicieux. Il avait les cheveux crépus, la barbe hirsute, les yeux pâteux de quelqu’un qui déteste l’eau sur le visage. Cinquante années mal portées, la panse qui lui cachait le sexe, et les flancs débordants qui l’obligeaient à garder sa blouse déboutonnée jusqu’au nombril.
Chapitre 23
[…]
« Hé, alors je vous en prie, même s’il vous le demande, ne lui donnez pas de cigarette ! Vous avez bien compris, docteur Pullà ? Et ne lui en laissez pas, sachez qu’ici il est interdit de fumer. Et il ne peut pas plus goutter d’alcool, s’il touche cette bouteille il peut devenir une bête féroce. Je vous le signale au cas où dans cette bouteille d’eau bénite vous auriez mis de la liqueur ou quoi que ce soit d’autre. Moi je ne réponds pas de votre sécurité, vous avez bien compris, n’est-ce pas ? »
Chapitre 23
[…]
Diegu Arrampiles se tenait assis à proximité de la fenêtre, et claquait des dents à cause du froid. Il était blanc comme le ventre d’une hirondelle. Sur la tête il avait un dessin étrange, comme si on lui avait vissé de force un casque de cycliste. Le nez impressionnait beaucoup, il ressemblait véritablement à un pénis endormi. Une cicatrice en forme de V lui partait, comme un bouc, du milieu de la lèvre inférieure jusqu’à la paume d’Adam. Aux poignets et aux chevilles il avait deux bracelets violacées de peau brûlée et une multitude de petites incisions. Sur le torse et sur le ventre des taches sombres, des blessures cicatrisées et d’autres encore fraîches. Le soleil dessinait des traces lumineuses sur l’aine rasée et sur les mains décharnées qui cherchaient à cacher leur propre nudité. Les testicules écorchés pendaient dans leur bourse poreuse qui semblait de papier paille.
Chapitre 23
[…]
« Elles arrivent, ça y est, elles arrivent !» répéta Diegu. Il descendit de son siège, ouvrit l’armoire, pris la cuvette de zinc avec son chiffon dessus et le déposa au pied du lit. « Mes amies arrivent, vous les entendez ? Vous entendez la musique de leurs ailes ? ». A peine eut-il enlevé le chiffon couleur rouille que la pièce se remplit de tipules au point de changer la couleur des murs. Diegu se mit à danser en suivant le bourdonnement de ces insectes qui semblaient le soulever de terre avec leurs multiples pattes. Il se mit à jouer d’un violon invisible et il chanta : « Regarde la carte, regarde le caca, regarde le sang, suce la vie, la mienne est finie ! Regarde la fenêtre, regarde le ciel, regarde le sang, suce la vie, fais-moi voler ! »
Chapitre 23
[…]
« Allez, allez ! Ne fais pas ta bonne femme, que tu es mal toi aussi et que tu dois te préparer à affronter la mort ! Mais qu’est-ce que tu as, c’est quoi cette mauvaise chose qui n’a pas de nom ? Et où l’as-tu chopée hein ? Au cul, aux poumons, aux couilles, à l’estomac, au foie ou au cerveau ? Va t’en va t’en ! reste près de la porte jusqu’à ce que j’aie fini la bouteille. Dès que tu entendras le bruit des mes os qui frappent le sol, ferme-la et dis à mes geôliers que tu m’as laisser m’endormir comme un sac. »
Chapitre 23
[…]
Le maire l’accueillit en habit de cérémonie, avec l’écharpe tricolore, comme dans les grandes occasions. Trois-pièce azur qui puait le cigarillo et la lavande, l’après-rasage anisé, une cravate couleur colique de nouveau-né.
Les deux hommes se serrèrent la main chacun sondant profondément le regard de l’autre pour savoir ce qu’il voulait.
Chapitre 24
[…]
« Honoré de vous rencontrer et de vous savoir encore parmi nous » ricana le maire. « Mes concitoyens m’ont indiqué que cela fait presque un an que vous vous promenez à Baraule et alentours, à la recherche d’informations au sujet d’une certaine histoire. Je comprends votre réserve mais sachez que vous ne risquiez pas de passer inaperçu durant tout ce temps. Le village est petit et les gens murmurent des choses, vous savez. Vous, peut-être contre votre volonté, vous êtes désormais devenu un personnage célèbre par chez nous même si vous avez quitté votre profession. La radio, la télévision et les journaux parlent encore des miracles que vous avez accomplis dans la salle d’opération. Et pourquoi n’opérez-vous plus ? Je sais bien que vous avez commencé à travailler tôt, mais vous avez l’âge de la retraite ? Ah, c’est sur que vous les chirurgiens, de l’argent, vous en faites ! »
Chapitre 24
[…]
Madame Antioca Stefania Putgione prenait soin de la table comme l’odalisque du pacha. Beignets de cardons, antipasti de petits supions, moules, palourdes et crevettes noyées dans la crème d’oursin et tapenade d’olive nouvelle, fregula à la sauce d’anguille et d’écrevisse, risotto à la poutargue, mulet aux herbes palustres, langoustines à la vernaccia, mostaccioli, gâteau au miel et nieddera mis au frais dans le puits de la grande cour. La femme d’Antoni Lupittu se délectait de tout en bavant sur la serviette du plaisir.
Carmine Pullana, devant toute cette grâce de Dieu, quelque chose remua en lui. Le sang lui affluait au visage et au sexe, et il sentit une bouffée d’excitation forte comme comme celle qu’il avait ressenti devant les seins de madame Guspicia Turrai avant qu’elle ne le rende fou à coups de langue.
Pour ce qu’il était en train de ressentir, il s’étonna d’abord un peu et il eut aussi un peu honte. Il rapprocha le siège de la table pour chercher à couvrir le bas-ventre de la nappe.
Finalement le docteur était dur comme le jour où il s’était diplômé en médecine quand la professeur Jolanda Asquer, présidente du jury, s’était présentée devant lui avec une telle poitrine qu’on aurait dit qu’elle avait sa chatte entre ses seins. « Par les pouvoirs qui me sont conférés par le Recteur, je vous déclare Docteur en Médecine… » Chaque mot était un centimètre de queue qui tirait sur l’ouverture de ses caleçons neufs.
Chapitre 25
[…]
Carmine referma sa braguette et regarda ses mains. Des mains de squelette, longues et disproportionnées par rapport à ses bras. Des mains de chirurgien, de harpiste, de voleur d’histoires qui étaient devenues les siennes, depuis l’enfant mal fait issu des abysses. Des mains de désespéré qui devait embrasser la mort sans savoir qui chercher au paradis. Il les enfila comme des peignes dans ses cheveux, en un geste de désespoir qui allait au-delà des frontières de la mémoire en se raclant la peau des ongles. Sillons de sang et de pellicules. En bas les ondes obscures se jetaient contre les moles de ciment construits à même la roche et retombaient sur leur dos avec le grondement de bidons de lait liés par des cordes. La vie de Carmine Pullana était une grappe de bidons vides, rempli de mauvais sort, d’insultes d’enfants, d’amours gâchées, de salles d’opération, de prunes mures et de manque de chance. Dans le ciel on vit une lumière immense, blanche et ronde comme l’hostie de la foi qui se condense les nuits de pleine lune. Elle tourna rapidement sur elle-même jusqu’à disparaître dans l’horizon.
Chapitre 26
[…]
L’aube n’avait pas encore point quand il quitta la maison. Il avait décidé qu’avant de prendre la mer il auraitgravi la petite montagne de sable où, le jour où il était arrivé, il avait vu la vieille qui montrait ses parties génitales barbouillées d’argile rouge.
Il commença la montée en laissant des empreintes difformes sur le sable qui était comme de la semoule filtrée au tamis. Il ne portait qu’une veste de lin grège et il sentait sur ses épaules une croix lourde, qui le ralentissait et l’inquiétait. Qui sait où serait cette vieille qui avait dans les yeux les couleurs de nombreux arcs-en-ciel ? Qui sait si elle était encore en vie, si elle s’était cachée pour mourir dans la crypte de l’église ou si elle toussait désespérément dans la grotte de l’îlot de Ferrulais. A peine surgit-il sur le replat du cimetière antique qu’il la vit, découpée sur une plaque de bleu divisé en deux par le fil de la mer. Il la trouva dans la même position, à demi-nue, qui chantait et dansait en s’enfilant le majeur entre les jambes. Sous ses pieds, durs comme la pierre, jaillissait un jet d’eau qui se brisait dans l’air et retombait tout autour en un cercle de pluie légère. A la place d’un sein, elle avait un orifice qui semblait avoir été creusé récemment par des corneilles affamées et, juste sur le cœur, quelqu’un lui avait tatoué au feu les mêmes initiales que sur les monnaies d’argent. De la main droite elle indiquait la blessure fraîche et les marques sur sa poitrine, en invitant à la lecture.
« T’as vu, t’as vu, tu lis tu lis celui-là ? »
Chapitre 27
[…]