Je me suis lancé dans la traduction d’un livre complet, le livre de l’écrivain sarde et malheureusement peu connu Salvatore Niffoi, que j’ai traduit temporairement par Retour au pays [Ritorno a Baraule]. Niffoi appartient à ce qu’on pourrait appeler un réalisme magique à la méditerranéenne, et on sent bien déjà que ces termes clochent. Voici quelques extraits de ces pages cruelles et poétiques, vulgaires et mélancoliques, choisies dans la relecture.
Voir les extraits : •1• •2• •3• •4•
« Si la créatur que Bertu Mazza a jeté s’en été sorti par miracle, alor trouvéla et donné lui cette monaie antiques .Mais ne lui disez pa que derrièr le Pic de l’Astore caché dans la roche entre les oisos son pere Micheli Tanchis était vétu de noir, un chien qui ne fat pas nommer par ce que ça me sali la bouche. Ptou. Ses ossement sont resté attaché entre les cornes du diable.
Chapitre 12
[…]
Durant le mois d’avril il continua à tourner avec sa barque, de long en large, sur toute la zone de l’archipel de Curis et dans les villages qui bordaient l’étang. Lui, il cherchait des informations, et ceux qu’il rencontrait lui offraient du vin, des paniers, des tapis, des céramiques, des monnaies. Même des barques, ils voulaient lui mettre entre les pattes, et même des mules, des bœufs et des femmes de basse extraction, comme à la foire. A Galusì une mère lui offrit sa fille presque pour rien, parce qu’elle disait qu’elle avait une urgence : une sorcière devait lui lire l’avenir dans les entrailles d’oursins éventrés et elle ne savait pas comment la payer. Carmine Pullana lui enfila des sous dans la poche de la jupe puante et décousue et il lui dit seulement : « pense plutôt au lendemain de cette petite, qu’elle n’a déjà plus d’avenir ! » Il suffisait d’observer son visage pour comprendre que Palomina Malavida n’avait pas de futur : plus de dents, un œil désormais aveugle, une tête carrée écorchée d’une maladie de peau qui la faisait ressembler à une boîte de basalte. Deux doigts seulement, mal attachés, à la main droite, pour faire l’aumône et menacer les vieillards qui ne payaient pas le sperme versé sur le ventre de la gamine. Plus misérable que Lione Cacarizzu, qui lui au moins avait un exemplaire de tous les membres.
Chapitre 13
[…]
Deviner son âge d’après son apparence, c’était un pari perdu d’avance. Alfredino Sapa se tenait droit debout comme un petit saint de l’église de Saint Salvatore et, au niveau de la tête, secouait un bibelot transparent qui laissait entrevoir ses pensée. De loin on aurait pu prendre cet objet pour l’une de ces boules à neige que l’on dispose sur les napperons, avec une petite vierge à l’intérieur, les rochers, la mousse et la fausse neige qui lui tombe dessus en plaques grandes comme des pellicules. Il avait les jambes et les bras courts, pleins de cette viande rosée qui vire au turquoise à peine la touche-t-on du doigt. Ses yeux étaient ceux d’un ancien combattant qui aurait perdu la guerre avec son poids de culottes sales et ses chausses trouées par les ongles incarnés. Le sourire, en revanche, semblait emprunté à un masque antique et, avec la déchirure de la lèvre, il passait du tragique au comique sans en avertir son interlocuteur, comme s’il voulait dissimuler son âme véritable. Son père, Mariu Sapa, disait de lui qu’il avait été sevré tardivement, qu’il était resté accroché aux mamelons de Ciccita Muscali jusqu’à ce qu’il atteigne sept ans. Petit déjeuner, déjeuner, dîner et goûter, il les prenait avec ce lait, qui était bien dense et semblait couler tout droit du paradis, tellement il était doux et nourrissant. Ciccita était très fière de cet enfant qui devenait gras comme un veau, c’est pourquoi elle l’attendait toujours la blouse déboutonnée et les tétons lavés. Elle les lui donnait l’un après l’autre, dans un jeu animal, fait de joie et de plaisir que seuls partagent une mère et son fils. Pour le divertir et lui enseigner les lettres de l’alphabet, elle avait inventé un jeu qu’Alfredino apprit vite à jouer avec les autres femmes du coin. Elle lui avait dit que les tétons étaient ses maîtresses : celui de gauche, elle l’avait appelé Gina, et celui de droite Tonia. Chaque matin, à peine levée, maman Ciccita se dessinait deux majuscules sur les seins avec un crayon et allait réveiller l’enfant.
« Allez Alfredi, debout ! Aujourd’hui maîtresse Gina t’apprend la lettre U et la lettre E ! » Alfredino tétait et apprenait. « Ce soit maîtresse Tonia t’apprendra le O et le I ! »
Chapitre 14
[…]
Alfredino Sapa n’avait pas d’âge lui non plus, et il pouvait avoir l’air d’avoir sept, vingt-sept, cinquante-sept ou cent-sept ans. La règle du sept était devenu la bande originale de sa vie. Il aimait prononcer le chiffre sept car il lui semblait comporter un impératif, et lui conférait force et autorité. C’était le numéro préféré du jeu de la mourre qu’il jouait avec la vie. S’il voulait faire taire quelque chien qui aboyait ou qui l’importunait, Alfredino se hissait sur la pointe des pieds, dodelinait sa tête pelée et intimait d’une voix péremptoire : « Sept, sept, sept ! »
Quand il suçait les seins de maman Ciccita, il lui caressait doucement la joue en lui susurrant, sûr de lui : « Sept, maman… sept… sept. »
Un jour il se donna même soixante-dix-sept coups de table sur la tête, persuadé que c’était un tour pour que ses cheveux repoussent. A la fin, il se retrouva le crâne plus épais et sanguinolent et il se résolut à ce que lui avait dit le docteur Taschedda, le dermatologue : « Alopécie totale congénitale ! »
De cette légère maladie, qui ne lui aurait pas empêché de devenir heureux, Alfredino fit une chose grave, et se désespéra au point de se mettre sur la tête toute sorte de saletés. Peau de martre collée au blanc d’œuf, barbes de maïs, petites calottes de velours noir, perruques qu’il préparait en ramassant des poignées de poils chez le barbier Gigino Tanache. Les habitants de Baraule le surnommèrent Settebello, comme la marque de préservatifs, étant donné qu’ils le prenaient pour un gland, et aussi à cause de sa manie de dire sept même quand il n’avait rien à dire.
Chapitre 14
[…]
L’histoire de Bertu Mazza, de Sidora Maloras et de leur descendance marine, c’est tzia Seppina qui la lui avait racontée, la femme de Giacomino Nassa le pécheur d’anguilles. A San Salvatore, tzia Seppina était la seule qui avait le courage d’accueillir les hommes quand son mari était dehors à plonger dans l’eau des nasses et des cordes ointes d’huile. Elle disait à tout le monde, sans honte : « De toute façon, le congre dont j’ai besoin, Giacomino ne le péchera jamais. »
Au poisson de lagune, elle préférait le poisson de terre, et elle le chassait dans les braguettes de ses hôtes occasionnels, ceux qui faisaient étape à son magasin de poutargue, de fruits et légumes huile, de nieddera et de vernaccia. Le magasin était pratiquement l’antichambre de la cuisine d’une petite maison en pierres de basalte, tuiles et cannes. Qui y pénétrait restait étourdi par la forte odeur de poulpes en saumure, de tabac doux, de bâtons de réglisse baignant dans leur moût. Dans l’arrière-boutique, tzia Seppina avait installé un lit à baldaquins, avec deux draps cramoisis, des tirant de chambres à air de bicyclette, et un matelas de vieux journaux et de feuilles de maïs. Depuis sa jeunesse, elle avait toujours ouvert les cuisses sur les titres des quotidiens régionaux, de vieux numéros de La domenica del Corriere, de Grand Hotel, de Famiglia Cristiana, de l’Unità, de Bolero Film et de tout ce que lui refilait la marchande de journaux Gustinia Furriada. En écoutant les histoires de ses clients et en imprimant sur les fesses les titres des couvertures, elle s’était fait une petite culture ; et, d’après son mari, elle pouvait concurrencer certains candidats du Quitte ou double.
Et il y avait en effet un fond de vérité dans les mots de Giacomino Nassa, parce que tzia Seppina savait par cœur les caractéristiques des sexes de tous les habitants des alentours qui avait dépassé l’âge de 12 ans, et elle aurait pu répondre sans problème à n’importe quelle question posée à ce sujet. Il n’y avait qu’aux prêtres qu’elle ne donnait pas sa figue d’Inde poilue, par peur de Dieu et parce que, selon elle, leur sexe était trop petit, et puis ils pissaient comme des filles. Elle dépucela Alfredino tout jeune sans même lui prendre une lire, parce qu’il l’avait appelée maman et que pendant toute la demi-heure il était resté avec elle comme ça, tétant, comme un enfant. Elle se l’adopta depuis lors, et chaque fois que son mari sortait avec sa barque, elle allait le chercher chez lui ou sur le chantier, elle le fixait à sa poitrine et lui racontait des histoires de morts, de sorte qu’il prenne peur et qu’elle puisse le consoler. Lui il tremblait, il la prenait, et il la tétait ! « Alfredino, prends maman, prends-moi ! » elle disait, elle, tzia Seppina.
Chapitre 14
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Mariu Sapa était quelqu’un qui n’avait pas les habitudes d’un pécheur, ni à table, ni au lit, et ceci, à Baraule, tout le monde le savait. Au mulet aux légumes, il préférait la saucisse d’agneau et aux mollusques la longe de veau en brochette. Les pécheurs le prenaient pour un pauvre berger sans troupeau et ils le craignaient surtout lorsqu’il était saoul, parce qu’il menaçaient de choses qu’il était capable de faire. Chaque année, à l’approche de l’hiver, il tuait le cochon et fabriquait son propre vin. Du vin noir fait avec du raisin acheté ailleurs, un vin fort que seuls supportent les maçons, qui nettoie la poudre de ciment sur les lèvres et donne à la sueur une couleur rubis sombre. Du porc, qui ne pesait jamais moins de deux quintaux, il ne jetait rien, pas même les soies. L’« animal sacré », il l’appelait et il l’adorait presque comme il adorait le saint, car le jambon et la coppa, qu’il élevait lui-même, étaient comme un acompte du Paradis, de la nourriture pour gens bénis, et donnaient l’auréole même aux chiens qui n’en mangeaient que les os. Pour la salaison, avec le lard et les oreilles, il portait tout cela à un ami dans les montagnes qui lui vendait le vin pour le moût. Il allait et venait plusieurs fois par an, de Baraule a Tadaleri, avec son triporteur décarburé XXX qui sonnait dans les virages comme une trompette. Il partait en quête de viande, de vin et de femmes. C’était un conquérant, dans son genre, et à cause de cela il ne jouissait pas d’une bonne réputation, et personne, même aujourd’hui où il n’était plus que rides et cors, personne ne lui aurait confié son épouse ou sa fille une minute. Carmine Pullana, au contraire, devait se fier à lui, et surtout à son fils.
Chapitre 15
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