Je me suis lancé dans la traduction d’un livre complet, le livre de l’écrivain sarde et malheureusement peu connu Salvatore Niffoi, que j’ai traduit temporairement par Retour au pays [Ritorno a Baraule]. Niffoi appartient à ce qu’on pourrait appeler un réalisme magique à la méditerranéenne, et on sent bien déjà que ces termes clochent. Voici quelques extraits de ces pages cruelles et poétiques, vulgaires et mélancoliques, choisies dans la relecture.
La première chose que vit Carmine Pullana quand il arriva à Baraule était une vieille qui saluait tous les passants en se touchant les parties génitales barbouillées d’argile rouge. Elle se tenait sur un monticule de sable, et hululait de désespoir comme une chienne menstruée. Elle n’avait pas d’ombre. Le contour des haillons qui volaient autour d’elle se reflétait comme une paire d’ailes brisées sur le vert moussu de la mer. Derrière elle, au-delà de la dernière langue de pierre saumâtre, les toits des cabanons brillaient. Argent fondu qui se mélangeait aux dernières fils du soleil.
« T’as vu t’as vu comme il est beau celui-là1 ? »
La vieille chantait et dansait, psalmodiant : « T’as vu t’as vu qu’il est beau celui-là ? » en s’enfilant le majeur entre les cuisses, et simulant un plaisir qui lui venait de loin, de la cale de quelque navire coulé, de la réverbération chaude des montagnes, qui plus au nord se découpaient, frémissantes, contre le ciel humide. Son visage semblait se dessiner sur le sable, ses linéaments défaits par le temps, le front creusé d’un échiquier de rides ; une tranchée lui creusait les joues d’un bout à l’autre, comme si quelqu’un lui avait donné un coup de faux dans la bouche.
Chapitre 1
[…]
Un belle vermine, tziu Marine Ragas, un fils de putain qu’il avait fini par faire mourir de chagrin. Un salopard de première qualité qui, s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait, se baladait le briquet allumé et la langue pendue, à mettre le feu aux fenils et exciter les âmes avec ses balivernes. Il était maître dans l’art des mensonges, qu’il préparait dans la solitude de son cabanon comme des engins explosifs, un type à tenir éloigné, à ne pas croiser même par hasard.
« Cette semaine achetez les anguilles d’Ilaria Arghentu, que l’assaisonnement je l’ai déjà ajouté moi : pisse de vieux gros bouc, ah ah ah ! ». « Mais vous le savez, que chez Ignazia Ogai, la patronne s’est enfilé le cigare de Dillu Papalai entre les cuisses ? Hi hi hi ». « Avant Pâques, a Mimmiu Istropiau, le sacristain, ils lui ont trouvé le dentier du curé encore accroché à la queue ! Un beau couple, ça oui, que Dieu les fasse cramer ! Hé hé hé hé ! ».
Chapitre 4
[…]
Elle retourna aux fourneaux et retira l’ail à peine revenu dans l’huile qui était entrain de frire doucement, elle râpa rapidement la poutargue et, bouchant la bouteille du pouce, aspergea l’ensemble de vernaccia. Etourdies par la lumière qui passait des vitres embuées, les choses s’enivraient d’arômes puissants et commencèrent à danser sur les murs. Le vent s’était remis à hurler dans les rues, teignant le ciel de sombre de sa langue fumante. Les doigts de Carmine Pullana cessèrent de trembler seulement lorsqu’il empoigna fermement la coquille salie de cendres. Un instant il regarda la femme avec suspicion, puis il accepta une nouvelle goutte de vernaccia et se mit à dépiauter un petit morceau de poutargue avec de petits gestes. Ils la mangèrent avec les doigts, tandis que les pâtes cuisaient dans une casserole d’aluminium. Les meubles et les carreaux grinçaient de froid. Elle égoutta les spaghetti encore durs, et les retourna deux ou trois fois dans la poêle avec une fourchette de bois. A table, alors qu’ils mangeaient et buvaient, ils continuaient à se regarder dans les yeux pour mieux comprendre ce qu’il y avait au-delà du mur d’air et de salive des mots.
Chapitre 5
[…]
Mais depuis ce jour Carmine Pullana devint bizarre. Il continua à préférer la solitude, parlant avec les choses, angoissé à l’idée de devoir comprendre le monde sans savoir qui il était. Il pensait avoir le sang maudit, plein de la maladie des Mazza-Molas, une race d’insulaires mélangée à celle des Sarrasins, comme disaient les jeunes de Lerizori qui s’étaient moqués de lui. Il s’observa cinq minutes dans le miroir pour avoir la confirmation de sa peau cuivrée et brillante. Le matin où on fit l’appel pour le lycée, afin de se blanchir la peau, il se fit la boule à zéro et s’enduit tout le corps d’un onguent de céruse, de lait de figue et d’huile d’olive. En à peine quelques heures il se mit à gonfler comme une bugne trempée dans l’huile bouillante et fut interné d’urgence à l’hôpital de Noroddile pour intoxication grave. Il y resta trois semaines. Toutes les nuits l’infirmière de garde l’entendait crier dans son sommeil :
« Mais de qui suis-je le fils ? Qui m’a mis au monde ? Où suis-je né ? Est-ce que je suis vraiment le fils de Bertu Mazza et Sidora molas ? »
Chapitre 6
[…]
Ramassée, yeux fermés, sur le banc de pierre, tout près du grand oranger qui dominait le centre du cloître, sœur Mariangela Trubbas ressemblait à un lézard endormi entre les mains chaudes du soleil. Plus loin, les lames de lumière qui filtraient entre les fruits dorés se plantaient en un cercle d’ombre douce et profonde. Quand elle perçut l’odeur de la fumée, sœur Mariangela éternua plusieurs fois et se leva en défroissant l’ourlet de la tunique du bout des doigts. Debout, elle donnait une autre impression, car elle ressemblait à un jockey, la tête engoncée dans un vase de nuit. Elle état petite, et le dos voûté, qui lui obligeait de tenir le menton vers le haut pour respirer, la peau sèche et un fil de moustache mal rasé qui encadrait des lèvres grasses, déchirées par endroit de crevasses qui semblaient faites au rasoir. Dans le passé peut-être ses yeux avaient eu la couleur dorée de ces fruits qui répandait dans toute la cour une odeur de fête, une odeur de Paradis terrestre. Aujourd’hui ses yeux étaient éteints, d’un gris semblable à la limaille de fer qu’on voit sous les établis des maîtres ferronniers. Elle était devenue sœur très jeune, fatiguée qu’on l’appelle « hommette » par les adultes comme par les enfants. Elle avait attendu ses dix-huit ans, puis ayant constaté qu’elle ne grandirait plus, et que ses moustaches devenaient dures comme des épines de cirse, elle avait contacté une tante qui était responsable de l’Action Catholique et lui avait dit : « Tante Marì, si la famille n’y voit pas d’inconvénient, j’ai décidé de me donner à Dieu et à la prière. » C’est ainsi que Mariangela épousa le Seigneur, qui veut le bien de tous, et ne perd pas son temps à observer les poils superflus des gens.
Chapitre 8
[…]
Sur la fontaine à l’angle, au premier étage des appartements abbatiaux, il lui sembla voir sœur Mariangela et une autre moniale jouer avec le fauteuil roulant où était assises sœur Elisabetta, se la lancer à qui mieux mieux le long du couloir au milieu des rires hystériques de sœur Elisabetta qui criait, bras ouverts : « Je vole, je vole ! Merci, Père éternel, de m’avoir privé de mes jambes et de m’avoir donné des ailes ! »
Il secoua la tête comme quelqu’un en proie à une hallucination et il alla s’assoir sur une chaise à côté du lit de l’infirmerie, devant le petit meuble qui contenait les ustensiles et les médicaments. Bistouris, aiguilles filles, gaze, rouleau de pansements de toutes tailles, seringues, flacons de solutions homéopathiques, clystères, pinces, une machine à pompe pour la tension, un stéthoscope avec le tube de caoutchouc rouge. Il se leva d’un coup, ouvrit la porte vitrée et pris l’instrument entre ses mains : le médaillon d’acier était froid comme une hostie du diable. Jetant un coup d’œil autour de lui, il enfila les petits becs dans les oreilles, déboutonna un peu sa chemise et tenta d’écouter son cœur. Plouf, plouf, plouf. Des gouttes de sang qui tombaient lentement dans un cœur désormais éteint, tenu en vie par un un morceau de poumon pourri.
Chapitre 9
[…]
Cet enfant, aux linéaments effilés et aux yeux irisés, Gantine Pullana et Carmela Navalis l’avaient acheté pour investir en lui de l’affection, de l’argent, des terres et du bétail. Ils voulaient en faire un trésor ambulant, le remplir de tout ce qui leur avait manqué. Quand le fils n’avait pas encore seize ans, si quelqu’un lui demandait ce qu’elle voulait qu’il devienne plus grand, donna Carmela secouait la poitrine comme une grosse poule et répondait :
« Parce que tu crois que je vais l’envoyer garder le bétail, pour qu’il me revienne tous les soirs avec les chaussures dégueulasses de merde de mouton et les vêtement qui puent le caillé ? Nous en ferons un docteur, un docteur un spécialiste, de ceux qui opèrent et recousent, pas de ceux qui font des additions et ouvrent par hasard le carnet d’ordonnances. Pour ça il y a déjà le docteur Miragliu, qui en enterre plus d’une, de maladie. »
Chapitre 10
[…]
Le roquainerolle lui procurait de la joie, le libérait de sa folie, le portait loin des mauvaises langues de ses camarades qui l’appelaient « deux fois bâtard », et le faisait entrer en cachette dans le cœur de Remedia Bullas, son amoureuse, qui le fuyait comme l’orvet dans le foin. Pour elle, il se déteignait les cheveux avec de l’eau oxygénée, pour elle il remplissait sa braguette avec un pistolet d’arrosage, pour elle il se parfumait d’anis et il baissait sa culotte trois fois par jour. Remedia Bullas s’en foutait, et si elle le rencontrait dans la rue, elle détournait son regard vers le mur, elle se grattait le nez ou les oreilles et continuait à se promener comme une petite jument dressée.
Chapitre 11
[…]
Elle puait le pelage et la sueur cette corde, comme ces nuits sans sommeil passées la tête sous l’oreiller à souffler entre les lèvres le nom de Remedia. Il se couchait effrayé pour sombrer dans une grande cohue d’épouvantables visions et se réveillait comme quelqu’un qui sort de plusieurs années de coma.
« Ô Remedia, prends-moi et aide-moi à comprendre qui je suis ! Prends-moi et fais-moi naître de nouveau ! »
Sous l’arbre qu’il cherchait il trouva la carcasse d’un chien que le fleuve avait laissé sur la rive. Il était gonflé et pelé, les orbites vidées et les entrailles réduites à une grappe de pépins vert métallique. De temps en temps, une nuée de mouches descendait en piqué et le couvrait d’une main obscure et vibrante. Bzzzz bzzzz bzzzz. Elles suçaient le nectar de mort et repartaient ivres à fleur de l’eau. Carmineddu monta sur le prunier et déroula la corde. Il mesura à vue la distance entre la branche et le sol, il fit le nœud coulant et l’ajusta comme un collier. Il tira la langue et esquissa une grimace en tordant les lèvres ; il ouvrit grand les yeux au soleil qui aveuglait.
Chapitre 11
[…]
A cet instant passa sous l’arbre Lione Cacarizzu, l’idiot du village qui, à part ses nombreux pères, n’avait qu’un exemplaire de tout : une jambe, un bras, un œil, un testicule. Il avançait appuyé sur sa canne, et il chantait
Sur la croix cloué
appelle le fils de Dieu
Réponds, ô mon peuple
Pourquoi m’as-tu crucifié ?
On l’appelait Cacarizzu parce qu’il ne pouvait pas se nettoyer le cul et parce qu’il faisait ses besoins dans la rue comme les chiens. Il était comme ça parce que sa mère, Giula Padedda, on lui avait jeté un sort alors qu’elle le portait depuis quatre mois.
Chapitre 11
[…]
- En sarde dans le texte. ↩