Vrbs

D’abord la ville.

D’abord la ville échappe.
D’abord la ville déborde.
Déborde la ville,
Déborde la ville au bord du monde.

D’abord la ville au bord de l’eau
D’abord la ville au bord du mont.
Déborde la ville,
Déborde la ville au bord du monde.

Pour se rendre à la Confluence, le voyageur a deux accès possibles : par l’eau ou par la terre. Par l’eau c’est-à-dire la rivière ; la terre, c’est-à-dire la montagne. L’une et l’autre possibilité offrent un visage singulier et également surprenant.

Pour se rendre à la Confluence, le voyageur peut également choisir l’une ou l’autre des deux rivières (la Bienne, le Tacon).

Pour se rendre à la Confluence, le voyageur peut également choisir l’une ou l’autre des deux montagnes (le Chabot, le Bayard).

La ville en somme n’est pas double comme le serait le couple original/copie ou réel/reflet, la ville n’est pas double, elle est “articulée”. Il y a la ville et la ville, une ville d’un côté, et la même ville d’un autre côté. L’avers et le revers.

Entre-deux monts, entre-deux eaux, la ville est double de cette manière : comme les deux faces d’une même pièce de monnaie, d’une même feuille d’arbre. Comme séparer les deux faces d’une même feuille ?

J’en ai connu des villes !

Des villes de toutes sortes, de toutes formes et tailles, des villes belles et mortes, des villes alanguies, des villes vulgaires et attachantes, des villes accoutumées, des villes violettes, des villes vertes, des villes émaciées, des villes violentées, des villes trahies, des villes rageuses, des villes honteuses, des villes sans relief, sans couleur et sans forme, des villes violées, des villes heureuses…

Je n’en ai pas vu beaucoup des villes, aussi. J’ai vu Rome et Londres, deux empires, et Moscou et New York City. Et des chefs-d’œuvre aussi, comme Catane ou Marseille. Et puis il y a Gênes…

Et puis j’ai vu les plus belles villes de notre pays : Troyes, Dinan, Sète, Lille, Strasbourg, par exemple. (Et de magnifiques villages aussi, mais plus se réduit la ville en village puis en hameau, plus il est difficile de n’en pas saisir l’élémentaire architecture, comme qui dirait, j’ai vu une longère, ou un mazet, ou un terril, ou une borie… Mais tout de même, Entrevaux, Auberive, Taulignan, Cassel, Lods, Eus, Lastours…) Et que fait-on des villes modestes (Cahors, Arbois, Sisteron…) ?

Dans le catalogue des formes de villes, et ce catalogue est infini, comprend des milliers de pages pour chaque désir de ville, chaque souvenir de ville, chaque projet de ville, celle-ci partage la montagne et la rivière, donc l’usine (force de l’eau dévalant la pente) et donc le jour gris de notre âge contemporain (l’usine a fermé, ou est en passe de l’être).

Pieu éloigné pourtant loin des rivages, elle est aussi l’attache de mille destins, réhabilités pour le coup, dans le sillon d’une mémoire ouvrière fantasmée, nourrie, promulguée.

C’est un port de montagne, cette ville. Si fou que cela paraisse. Avantage supposé à surseoir au bord du monde.

Comment ont-ils fait, toutes et tous, je pense d’abord aux Méditerranéens, les immigrés suisses ont, a priori, moins de difficulté, sinon même pas l’impérieuse nécessité de quitter son pays, comment ont-ils fait pour retrouver le clair-obscur des intérieurs ouverts, la douceur des fruits et des légumes fraîchement cueillis, les épices, les embruns jamais loin de la mer, les modérés aléas de température, les chants et les poèmes pieux et archaïques, le monde sec des cannes sèches, le monde caprins, le monde ovin, les pluies maigres et les torrents d’étiage, comment ont-il bien pu faire pour connaître, venir, s’établir dans la ville-port de montagne ?

Quelle a été, dans leur geste, la part de fantasme, la part de violence symbolique, la part de renoncement ou de simple joie fondatrice ?
Quel sera le succès de cette installation sur le long terme. Comme sa population générale, le population venue d’ailleurs baisse, et si sa part demeure élevée pour les moyennes régionales, la perpétuelle destruction des industries s’accompagne d’une dégradation du tissu populaire.

Où vont-ils alors ? Rentrent-ils aux pays ? Déménagent-ils pour des bourgs moins affectés, moins encaissés ? Moins sinistrés ? Ou bien s’enfuient-ils dans les montagnes, s’associer aux loups, aux chiens errants, pour fonder de nouvelles cités sylvatiques, tracer du pied les frontières de nouveaux territoires ?

Non. Plus prosaïquement, en moyenne, ils vieillissent. Puis ils meurent.

Tu poses le pied sur le sol de la ville. Gare de Saint-Claude, ex Saint-Oyend-de-Joux, ex Condat, la Confluence.

Tu y es venu en bus, en “TER”, depuis l’Ain et Oyonnax et Bourg-en-Bresse.

On se demande s’il peut y avoir un pays plus loin encore, dans l’espace-temps, que l’Ain. Oui, il y a un pays plus loin encore : c’est le Jura. En particulier la région naturelle (le terroir) dénommé Haut-Jura.

Certes, la région n’a rien à envier, de ce point de vue-là, à la Corrèze, par exemple, traditionnellement désignée comme l’une des régions les plus éloignées des préoccupations contemporaines, mais il faut se souvenir que celle-ci se trouvent en plein centre de la France, dans des régions les plus centripètes, au cœur de la diagonale du vide, et que ceci, peut-être, explique cela (explique aussi pourquoi quatre à cinq présidents de la Ve république sont originaires ou on fait leur carrière politique dans le centre — les deux managers restants étant bien sûr d’ancrage parisien)

Lorsque tu posas le pied sur le sol de la confluence, après avoir longtemps longé la Bienne par le sud depuis l’Ain, à l’hôte qui était venue te chercher, puis lorsque depuis la gare, vous gravîtes les lacets menant au quartier de Cinquétral, là encore perché sur un rebord du monde, tu t’écrias, tu confias, tu pensas : ces barres rocheuses, ce sont les mêmes que les miennes dans la Drôme, et ajoutas : comme cela ressemble à la Drôme !

L’hôte rit, se moqua de toi. Bien sûr la Drôme du sud est avare de mélézins et de pessières, et puis la neige y est rare. Mais ces escarres rocheux, les escarpements, la couleur de la roche, la roche même, la nature même de cette couleur de carbonate de calcium, c’étaient les tiens.

Voilà peut-être comment on arrive pour habiter : on va d’abord vers ce qu’on connaît : on se rassure à ce qui nous est familier ; on verra l’étranger plus tard. Quand, étranger, on débarque dans un lieu inconnu, on commence par tisser les liens — ou plutôt on se réserve des appuis, à partir desquels on pourra négocier vers l’autre langue.

Tu t’appropriais donc les roches, soit ; mais il n’y a pas de hasard : ces mêmes roches, en situation bien exposée, au sud, abritait les mêmes végétations que chez toi : le buis dominait, et dessus, on trouvait le même chêne blanc ou le même pin sylvestre ; il n’y avait pas de mystère, il n’y avait pas de surprise.

C’est d’ailleurs le risque d’aller vers le connu : l’ennui ; peut-être c’est pour cela qu’on travaille, peut-être est-ce pour cela qu’on voyage : transformer l’ennui en habitude, et que cette habitude devienne suffisamment confiante (qu’on la domestique assez) pour autoriser les écarts et les mouvements de la balle du jokari, qui ne sont jamais que les mêmes mouvements que ceux des planètes ou des molécules : il y a de la gravité partout.

Car venons-nous seulement de quelque part ?

Comme le sous-entend Vittorini, peut-être voyager c’est devenir adulte (tout le contraire du tourisme).

Un port de montagne : drôle d’image ; on s’attend à voir surgir des cargos, des ferries, dans les combes sans eau, mouiller gentiment dans les reculées asséchées. Cela n’arrive pas : comme on le dit de la roche jurassique [voir texte Terra], le pays est saurien : un vestige, une mémoire, une empreinte.

Empreinte aussi les vastes entrepôts, les carcasses des fabriques, des usines, les moulins et leurs canaux (les arrivoirs), le passif industriel aujourd’hui cotonneux et joliment décadents.

Empreintes, plutôt que blessures, car on ne voit pas en quoi un monde privé d’usines serait souhaitable sinon que toute la classe ouvrière — c’est-à-dire la majeure partie de notre pays — disparaisse avec elles.

Du port de montagne, la ville tient ses paysages et perspectives : surplombs vertigineux et points de vue sans cesse renouvelés, ville où on est sans cesse désorienté.

Villes des ponts, dont on confond les piles, les arcs et les tabliers, les ponts se mélangent, et avec les ponts les rivières, comment peut-on éviter de se perdre ici ?

Les ponts : veillons un instant sur eux. Ils sont donc nombreux pour une si petite ville, j’en compte plus de douze sur la commune (passerelles comprises) et près de dix sur le seul centre historique !

À pied, à cheval ou en voiture, combien de fois me suis-je cru sur un pont quand j’étais sur un autre ? Un moment d’égarement de distraction et tout le quartier change ! J’ai par exemple souvent confondu le Pont de Pierre et le Pont du Gai Rivage, je sais qu’il n’y a pas de raison valable, mais quelle surprise en pensant découvrir la place Voltaire d’arriver au Faubourg !

Et puis il y a le Pont Central (ou Pont Payant, car construit puis géré par une société privée, et donc à péage jusqu’en 1961), d’une hauteur de 35 mètres et d’une longueur de 90.

Et puis il y la Grand Pont, fleuron architectural remontant à 1939, remplaçant le Pont suspendu du XIXe siècle, d’une hauteur de 50 mètres et d’une longueur de 150.

Ces tailles vertigineuses sont à la mesure des décrochements propres à la ville. Les vallées où se construit Saint-Claude sont en effet profondes de 400 mètres.

Et c’est là un autre sentiment d’appartenance, une autre habitude à domestiquer : ce “dislivello”, ou rupture de pente, qui amène, comme dans la ville dont j’ai proposé une carte sensible, Gênes en Italie, des prouesses d’architectes.

Aussi parfois, dans le petit soleil du printemps, sous les barres rocheuses de la Drôme, je me promenais dans les vallées des quartiers reculés de Gênes. J’étais donc chez moi. La nature [cf. texte Silva] s’associait à la société [cf. texte Polis], formant un… pont, entre mon lieu de naissance et mon lieu d’habitat, le Jura et Condat, confluence à égale distance entre Dieulefit et Genova ? Presque.

Ou mieux : oui. Parce que dès qu’il s’agit d’affronter le réel, de manière sincèrement critique, comme le prétend la littérature, alors la science, la logique, le réel, tous cèdent le pas.

Notre monde passe par nos yeux, notre cerveau et notre corps. Le “réel” objectif n’est pas : il est le fruit de la combinaison : 1. de notre mémoire ; 2. de notre savoir ; 3. de notre désir. Dit autrement, nous avons trois manière d’accéder au monde : parce qu’on le sent, parce qu’on l’aime, parce qu’on le décrit. Ou : l’expérience (animale) ; la connaissance ; le sentiment. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois pas d’autre moyen d’apprécier le monde environnant ; alors habiter, ce serait trouver l’équilibre juste, sans doute différent pour chacun, entre les doses de l’un de ces trois gestes.

Et ce serait, habiter, découvrir le monde à mesure qu’il apparaît, c’est-à-dire évoluer ; c’est-à-dire laisser le monde faire son œuvre comme on écoute une musique improvisée. Par exemple, les auditeurs en direct du Köln Concert de Keith Jarrett : ils font exactement cette expérience bergsonienne.

J’arrivais dans le Jura, dans le Haut-Jura dans ces prédispositions. Je me plaçais dans l’attitude de qui va au concert, met un disque ou chante une chanson.

En somme je me plaçais à la confluence : libre de retenir l’eau que je veux — quoique soumis au flux qu’on ne peut arrêter (le temps…).

D’ailleurs j’ai parlé de deux rivières, et j’imaginais une forme urbaine particulière, en Y… en réalité je ferais mieux de parler de trois rivières (ou quatre finalement, si on compte deux fois la Bienne, le Y devient un X), puisqu’il ne faut pas oublier l’Abîme, un peu en amont du centre, mais qui possède aussi ses ponts et ses secrets.

Voilà, c’est cela la confluence : se mettre à disposition, écouter le chant des rivières, là où elles se rencontrent et se mélangent. Telle est la ville. Tel est l’enregistrement que je cherchais à en faire.

 

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