Terra

De la strate

Le monde est fait de couches empilées, des strates, et le territoire est la connaissance de ces strates, comme une coupe, un carottage, une part de gâteau.

Lorsqu’il a imaginé construire une maison, l’homme qui abandonne le giron des cavernes (dans les meilleurs des cas), reproduit la stratification qui est la seule et unique mesure du temps.

Le mur, le tissu, le travail de la terre sont trois formes de stratifications qui domestiquent le temps. La manière du passage des heures sombres (la nuit, l’hiver, la guerre ou la famine), tout comme le mythe, qui génère l’ordre physique et initie le corps social, sont deux formes de stratification qui domestiquent le temps.

Le temps est de l’espace stratifié. Habiter, au sens d’une société, c’est-à-dire habiter sur le long temps, faire histoire, faire que la communauté poursuive la sédimentation qui est son seul mouvement. Sédiment = ciment.

Les murets qui séparent les parcelles, les clapiers, les pierriers sont une horloge. Les tressages, les chaînages, les tissages, les fascinages, les empilements, les appareillages, les assemblages sont des mesures du temps.

Je pense que la forme des maison, le choix des matériaux, l’usage des outils, les techniques de construction, sont des signaux forts d’une culture, au même titre que sa langue ou sa littérature, au même titre que ses pratiques rituelles ou ses formes artistiques.

 

Bords du monde

L’identité d’un territoire est difficile à cerner. Les frontières, qui le délimitent, sont difficiles à tenir.

J’ai écrit ces pages en plusieurs occasions, et surtout en plusieurs lieux : dans tous les cas je me suis retrouvé, d’un certain point de vue, au bord du monde.

Dans le pays natal (dans ce pays sans nom entre Baronnies et Tricastin), à l’occasion de retrouvailles amicales ou familiales (voir ma mère ou fêter mon anniversaire, pour la première fois avec de nombreux amis), ou de séparations définitive (hôpitaux, enterrements) ou bien pour des missions professionnelles (« animations nature » pendant dix années, inventaires naturalistes).

A l’occasion de différentes résidences d’écriture, à Montpellier, dans le Haut-Jura, dans la région Centre-Val de Loire, en Bretagne… ou encore de temps liés

Lors de missions naturalistes (botaniques ou malacologiques) en plusieurs lieux de France : dans les Alpes Maritimes, l’Ain, l’Essonne, l’Aveyron, l’Aude, le Cantal, l’Aube, les Ardennes, la Marne et la Haute-Marne.

J’ai décidé, j’ai tâché de rameuter les souvenirs, parfois lointains, de ces missions pour enrichir la perception du thème général et commun à ces textes : le territoire.

Enfin en Italie, dont la proximité sentimentale et géographique atténue la différence, l’altérité, et permet l’observation plus ou moins subjective, de la manière dont on peut s’approprier un territoire.

Bord du monde… hors du monde : dans la protection du nid, dans l’étrangeté d’une résidence temporaire et souvent solitaire dans un pays de montagne, dans un pays de forêts, dans un pays de plaines et de cultures, au bord du fleuve, proche de la frontière, dans le bruyant silence de la nature, dans le pays, dans les pays, dans les langues.

Une dimension supplémentaire réside dans l’écart, la distance, entre soi et les autres, qu’il s’agisse donc de familiers, de relations professionnelles, d’habitants (d’une société) à l’encontre desquels je vais, avec la tâche de les accompagner à me présenter leur identité propre (même diffractée), et avec les étrangers. Cette dimension, si on veut, est politique, et s’inscrit dans les évènements politiques du moment : crise de l’occident, crise française, crise italienne… Elle n’est pas forcément engagée, au sens fort du terme, mais elle est toujours enrichissante, dans l’échange, la confrontation, l’accord ou le désaccord sur ce qu’il convient de faire pour faire société, pour vivre ensemble. En somme j’interroge le vernaculaire.

Le monde est une fiction et chacun se la raconte ; les miennes cherchent à rendre compte, dans leur subjectivité assumée, des lambeaux de territoires qui, ensemble, pourraient former communauté.

C’est une espèce d’usine à mythe, aujourd’hui sans doute plus individualiste (il y a tant à dire sur le mot d’individu), voire corporatiste (pour ne pas dire tribale) que réellement collective. C’est le prix à payer de notre temps.

Ces ensembles de lieux superposés, les histoires qu’on s’y raconte, ceci aussi est un assemblage, une stratification. Dans tous les cas, quelque chose se dépose, illusions, secrets ou espoirs, et ce sont ces empreintes que, pour ma part, je vais dérouler ici.

 

Des éléments

Ainsi se définit en premier lieu non pas un territoire mais l’espace géographique : ses accidents géographiques. Le monde n’est pas qu’une grande plaine à historier librement ; il y a des cassures, des barrières, des difficultés.

Ainsi la roche, et ainsi l’eau qui laissent leur empreinte partout dans l’univers que nous résidons accidentellement et temporairement. Les deux élémentaires.

L’air et le feu, lesquels font avec les deux autres, les quatre forces essentielles des anciens, suivent, mais suivent seulement.

En un sens, l’eau est le correspondant de la pierre, comme le feu est le correspondant de l’air.
Le feu et l’eau ne se peuvent domestiquer sans savoir-faire, c’est-à-dire sans expérience, sans souffrance, sans imagination, sans langage.

L’air et la terre forment la maison, l’abri : le feu et l’eau en sont les sucres, les carburants.

En un sens, je suis au bord du monde quand je considère avec le plus grand respect les quatre élémentaires. En un sens je suis au bord du monde, c’est-à-dire quand je me tiens dans ce monde élémentaire : un monde archétypal, un monde archaïque. En un sens, je suis d’avant la société, d’avant même les villes et les champs. En un sens, d’avant la vie même. Elémental.

Je suis d’avant Socrate et son souffleur Platon, avant Aristote, et tout ce qui s’ensuit jusqu’à aujourd’hui. Je suis au bord du monde avec les premiers philosophes de la Grande Grèce. Mon cœur gît à Syracuse, Agrigente, et mes rêves à Tarente et Crotone.

 

Philosophie et physosophie

C’est une discussion au bord de la mer, sous un grillage de cigales, dans la chaleur estivale ; le soleil décroît doucement. Les activités se défont. La nuit s’installe ; quelque chien aboie. Déjà plusieurs d’entre nous dorment.

La discussion concerne les nouvelles générations, qu’on dit hyperconnectées et qu’on sait complètement désintéressées de ce qui se passe dans le monde. Elles inventent un monde nouveau, me dit-elle, et ne font pas que répéter la rupture propre aux jeunes vis-à-vis de la société qui les précède. Ils s’en foutent, pacifiquement, comme de véritables hippies. Mais contrairement à tous les autres, nous y compris qui sommes peut-être moins responsables mais tout aussi impuissants et tout aussi ravageurs pour le monde, nous tous qui incarnons un monde mort, nous les zombies, eux, ils font leur chemin, ils agissent. Ils ne cherchent pas à récupérer des trésors à présent disparus, ils sont ailleurs ; dans les applications, dans la musique coréenne, dans la mode, et dans une espèce de kawai généralisé et bienveillant. Ils nous regardent mourir, ou démourir sans peine. Ils jouent un peu encore avec nous, ils ont l’école, le travail, mais ils savent déjà que ceci ne sert plus à rien. Ils ne nous sauveront pas, ils ne sauveront pas ce monde qu’il jugent perdu, sans rémission, sans solution (et en effet quelles-sont-elles ?).

Tout ce que nous faisons, nous le faisons pour quelques-uns comme nous (corporation ou tribu, disais-je), et rien n’a vraiment d’effet positif sur le monde. Changer les choses ? Inutile, disait-elle. Tout au plus renseigner et se renseigner, dans un geste d’archéologie, pourquoi pas ? L’engagement politique comme une lecture archéologique. Pourquoi pas, disais-je ?

Alors je me suis fait cette réflexion, qu’elle m’abandonna, la jugeant toujours sans intérêt.

Dans l’histoire des civilisations humaines, on dégage des ères, des clivages importants dans les guerres et les batailles, les destructions, les découvertes… Tout ceci permet de scander en effet les pouvoirs et les histoires que les pouvoirs décident d’écrire. Mais j’ai eu soudain l’image, très nette dans mon esprit (sans doute moins ici) que les grandes ères humaines pouvaient se résumer plutôt aux grands motifs de réponse à l’espace (plutôt qu’à une simple succession d’évènements historiques sur une flèche téléologique) ; bien sûr il y a en jeu le rapport au sacré, qui conditionne toute l’ère, c’est-à-dire la manière d’accepter la mort, mais je passe sur cela (d’ailleurs indépendante du monde symbolique, ne caractérise-t-elle pas simplement l’être humain ?).

J’en suis venu à considérer qu’il y a jusqu’ici trois grandes régions (puisque ère ne convient pas) de l’humanité et que se prépare la quatrième. Ces régions, je les indique sous un nom grec qui associe le mode de relation au monde, et -chore, du grec khôra, territoire.

La première est la région des cavernes, et des chasseurs-cueilleurs, des mains rupestres et du chamanisme. C’est la région où probablement le langage n’a pas la place qu’il a aujourd’hui — ce qui ne signifie pas bien sûr qu’il ne joue aucun rôle, ni que l’intelligence est moindre. Cette région existe peut-être chez certaines peuples d’Amazonie, de Papouasie, du Cercle polaire… C’est le monde où règnent les esprits, où les couloirs avec l’autre monde existent et les communications sont possibles, voire nécessaires. Je définirais cette période comme pneumochore (de pneûma, l’esprit).

La troisième est la nôtre. C’est celle du langage roi, qui s’exprime très logiquement à travers une religion, à tendance monothéiste, à travers des sociétés régies par des frontières, le droit (qui est un texte), et toute une série de points qui sont communs aux sociétés depuis l’invention de l’agriculture à aujourd’hui. Je sais que je vais à l’encontre des conceptions qui voient dans la Renaissance une rupture radicale et un changement de paradigme, mais à force d’observer le monde antique, de voir combien Auguste est le parent des Kennedy, Staline ou Mitterrand, de voir que les attentes et les intérêts n’ont guère dévié durant ce très long cours, je trouve de plus en plus qu’il n’y a qu’une seule et même conception du monde : il est à domestiquer, et avec lui tout ce qu’il contient[1. L’humanisme de la Renaissance, n’est jamais qu’un perfectionnement (une industrialisation : une machination, pourrait-on dire — une micromondialisation) de la pensée du XIIe au XIVe siècles (héritière de l’Empire romain, après la parenthèse barbare) : on traque les dieux, on les déporte, on les extermine. L’homme devient dieu, et la nature son paradis, comment dire, performatif… C’est théocide.]. Il est anthropomorphique et anthropocentré. Plus encore qu’anthropocène, je l’appellerais logochore (de logos, le langage).

J’ai laissé de côté la deuxième période, j’y viens à présent, puisque c’est d’elle dont je me sens le plus proche. C’est l’époque des Sophistes, mais aussi celle du Tao : non plus des sociétés avec chamans, mais pas encore des mondes aux oppositions binaires imposées par le logos de Socrate-Platon et Aristote (et ce malgré leur différences : ils pensent pareil). C’est un monde organisé, où le langage joue un rôle central, mais où le principe de non-contradiction n’est pas érigé en règle absolue. Effectivement c’est le monde étrange et lointain de Pythagore, d’Héraclite, qu’on retrouve également chez Lao-Zi en Chine, mais aussi chez les mystiques chrétiens comme Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix. Très à la mode parce que très séduisant, ce monde est pourtant visité avec trop de hâte et souvent considéré plutôt pour son exotisme (qui est toujours l’ailleurs des vaincus) que pour son identité. Je l’appellerai psychochore (de psykhé, âme).

Eh bien il se trouve que le monde quatrième qui s’ouvre avec nos enfants qui ont aujourd’hui jusqu’à 15-20 ans est le monde où le langage n’est plus déterminant, mais bien plutôt l’image, non pas au sens “médiatique” largement glosé dans les années 50 à 70, mais l’image en tant qu’image, l’image qui ne cache pas de réalité seconde, l’image qui n’a pas de symbolisme particulier. L’image comme rapport au monde et l’image comme monnaie d’échange. Trois mots au moins en grec pourraient nous être utiles, et je ne sais pas ici encore le quel choisir : eidolốn (idole), eikốn (icône), phásma ou phastasma (fantôme). J’adopte (peut-être temporairement) eikốn, et désigne ce monde comme iconochore.

Pneumochore, psychochore, logochore ou iconochore, voici quatre manières d’entrer en relation avec le monde — c’est-à-dire je le répète, quatre manières de considérer la mort : par le souffle des esprits, par l’âme principielle, par le langage binaire et par l’image neutre.

Il en existe peut-être d’autres, je ne les vois pas encore. Il y en aura d’autres, sans aucun doute, comme d’autres encore, disparues, nous seront inconnues à jamais[1. Le monde des animaux, fondé uniquement sur les sens, pourrait être qualifié d’esthésochore (aísthêsis, perception, cinq sens) par exemple ; celui des plantes en grade partie sur la lumière du soleil, pourrait être qualifié de photochore (phỗs, lumière). On voit qu’on peut appréhender des réalités toute différentes.].

 

La succession des domaines

Comme on le voit, le plaisir (très logochore) de réaliser des typologies est prégnant. On peut se demander à quoi cela peut servir, sinon dans ce désir d’éclaircissement, de mise au jour, qui est le propre de l’archéologie.

Je suis naturaliste : collectionneur par déformation professionnelle, et même chasseur pour ce que la collection est orientée, je suis rompu aux listes, aux lexiques, aux statistiques. Les répercutions logiques et esthétiques sont nombreuses, et la lecture de ce texte, je le sais, n’est ni facile, ni vraiment délectable. Ces mots me servent, toutefois, parce qu’ils font un cadre pour mon infinie recherche ; ils me permettent, ce faisant, de progresser dans ma fouille, et réaliser ce qui pourrait être, en somme, une archéologie du territoire : une stratigraphie[1. Le grec, encore, a un mot pour les excavations assimilables aux fouilles : orygma (cf. borborygme, ce que dit la bourbe ?). Voilà ce qu’il en est de ces pages :, une stratigraphie, une chrographie, et ce texte un chorygme.].

Le monde une accumulation, et le travail, au contraire, de plus en plus, est un travail d’excavation, de taille, de retranchement, de soustraction.
L’idée, n’est-ce pas, étant peut-être de toujours moins peser sur le monde.

*

Alors… creusons !

 

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