Silva

Depuis le jura du monde

Le Jura : dans mon esprit plein de représentations erronées et de certitudes vacillantes (comme tout un chacun), le Jura — avant d’y mettre les pieds, c’est le massif montagneux, percés de profondes vallées, formant de ripides falaises, et couverte d’une épaisse forêt de conifères ; ce paysage arctique abrite des peuplades taiseuses, des animaux mythiques tels que le lynx ou le loup, des habitats d’autres mondes, combes à neige ou tourbières…

Une brève parentèle m’avait jadis porté sur les routes du Jura, mais tellement rapide que je n’avais pas eu le temps de réellement peaufiner mes clichés.

D’abord la neige et le froid : qu’on le veuille ou non, ces données sont fondamentales pour percevoir le dehors.

Avant toute esthétique, c’est-à-dire avant toute forme, c’est-à-dire avant la vie, c’est-à-dire avant la roche, il y a le climat. Le climat façonne tout le reste. On recherche la moyenne. On évite les extrêmes. Le Jura, lui, côtoie les extrêmes. Climat continental et montagnard : étés chauds, hivers froids. C’est une donnée. Je me procurais des caleçons longs.

Le monde brut, celui des ères géologique, celui qui est fait d’atomes aveugles, a livré son verdict : forme sculptée par l’eau, forme friable, forme cicatrisée des heurts et des violences (et du grand raffut, aussi sans doute — on l’oublie trop souvent : le son ne se fossilise pas — pas avant la musique).

Il est l’os, ou le socle : à présent les formes de vie peuvent s’installer.

La planète est un morceau de roche perdu dans l’univers infini sans chaleur ni lumière, et tourne et vire dans un silence mortel. Cette roche est tantôt lucidement inerte, tantôt vivement frénétique ; tantôt l’enfer des laves et des irruptions, tantôt le ramdam des plaques qui se bousculent, se déchirent, se chevauchent, tantôt le calme froid des pôles, ou des déserts des océans.

Elle est un savon qui se consume en tournant.

Hasard absolument absurde, état de fait rigoureusement impossible à la vérité, cette masse dure et obstinée est le berceau de la vie.

Oh de la vie modeste, imperceptible, de la vie à peine vivante tout d’abord ; des chaînes d’atomes un peu plus sucrés, presque animés, aminés, trois fois rien… mais ce trois fois rien se maintient ; mieux, il se déplace, il s’affirme et, peu à peu, jour après jour, tout à coup, durant des millions et des millions d’années, la vie envahit tous les espaces, elle se développe en milliards de formes aux couleurs, aux mouvements, aux musiques inouïes, l’arbre de la vie se ramifie sans cesse, et c’est ainsi qu’à de rares exceptions près sur la terre, cette exception dans l’univers, la vie exception de l’exception est venue vêtir partout toutes les roches inertes, aveugles, abruties.

C’est un voile fin qui entoure la pierre, dans les airs comme dans les eaux, résille épaisse de quelques centaines de mètres, c’est-à-dire rien à l’échelle universelle.

C’est un voile dynamique : qui naît vit et meurt, qui respire et mange, qui se reproduit, qui parfois (rarement) se déplace, qui parfois (souvent) entre en relation. C’est un voile réticulaire, qui se développe en ramifications, depuis les archées et bactéries, en végétaux, en champignons, en animaux. C’est un voile sensible, aussi, qui s’obstine à porter cette vie, qu’il parvient à reproduire, qu’il incarne et représente, chaque jour un jour de plus.

 

Extraits du prodrome portatif personnel

« Parmi les multiples manières d’aborder le territoire, celle qui consiste à en saisir les grands habitats constitutifs vous apprendra bien des choses sur ce que vous aurez à gérer des caractères de vos interlocuteurs, et de la société qu’alors avec eux vous formerez… » (Anonyme, Manuel de perception, d’appréhension et d’appropriation du territoire à destination des curieux, des sages, des édiles, et des poètes matérialistes, chapitre ii.2.1)

« Il n’est pas nécessaire de connaître les théorèmes et méthodes de la biocénologie et de la symbiocénologie (même si cela aide) : le simple sens commun permet la délimitation en habitats, ces territoires d’un niveau inférieur d’intégration. » (id., ii.2.3)

 

On peut partir de l’eau (le littoral, la rivière ou le lac), ou de la roche (la grotte, la falaise, la dalle), c’est selon. Le plein d’eau ou son absence. Et ainsi visiter des espaces particulier, qui seraient comme des pièces fonctionnelles dans une maison plus vaste (écologie, science de la maison).

En réalité ce n’est pas un itinéraire balisé, ni rectiligne. Ce ne sont pas vraiment des cercles concentriques, même si l’image est commode, car ceux-ci se mêlent, se mélangent, et le chemin devient alors pelote… c’est ça : la terre est une pelote de relations organiques/inorganiques, une pelote de rencontres, fortuites et nécessaires. Une spirale, en vérité. La suite de Fibonacci faite univers.

 

Mer et littoral
Comme on a pu comprendre, mon enfance a été marquée par la mer, en l’occurrence une mer plate et lagunaire, enserrée, peu sensible aux grands courants, l’Adriatique. Enfant, depuis la Haute-Provence où nous étions, on allait aussi souvent aux Saintes-Maries-de-la-Mer, c’était une ambiance tout autre. Mais bien sûr, c’est la sobriété, la lumière, l’âpreté de la Méditerranée qui fait référence, qui forme le catalogue des formes, des couleurs et des mouvements de la mer ; on a tout dit de la Méditerranée, ce que je retiens avant tout c’est qu’elle fascine aussi par ses fuites, ses détails, ses recoins. Ce n’est pas la majesté ou la toute-puissance de la violence ; cela reste un pays de connoisseurs, dont les filets sont précis tout autant que millénaires, les racines en voyage et les paysages feuilletés pour la patience. C’est aussi un pays d’îles et d’îlots infinis, et puis les milles flores et faunes, dedans comme dehors, qui se fondent dans toutes les teintes des roches. La multitude, celle qui requiert l’attention pour le détail. L’infini, pas ici non, & jamais d’ennui dans la lassitude.

Plus tard je découvre l’océan, mais c’est une autre échelle, évidemment ; que je ne saurais décrire, n’ayant pas avec lui de langue commune.

A Cancale, je découvre le pouvoir hypnotique de la marée. Plus généralement en Bretagne, c’est le littoral qui me marque plus que l’eau en soi. Occasion des saisons, même celles de la vie. La complexion m’attire à la nostalgie et la mélancolie : la Méditerranée est toujours une occasion perdue, elle ne déçoit jamais dans l’habitude. « La mer, la mer, la mer, toujours recommencée…3

 

L’eau court
Je suis le fils de la rivière. C’est à la rivière que je suis venu au monde, et j’en sais tous les secrets ; je parles des rivières que je connais bien sûr, elles sont « de régime méditerranéen », torrentielles, ravageuses, serpent qui dort. Et calcaires, avec ça, celles des galets ronds et blancs, celles des vasques minérales et des cascades acrobatiques. Leur peuple, je l’ai fait mien : nèpes, phryganes, dytiques, libellules, mais aussi les larves de taon, les planaires minuscules, les vairons, les serpents, les castors ; mais encore les annuelles qui profitent de la grève, tout le savoir-faire plastique des saules drapés (eleagnos), et chez moi les bouquets de pavots jaunes qui sèment le doute chez le maire à la jambe de bois ; ce pont submersible est-il un passage à niveau ?

Je ne vois pas d’autre rivière, et lorsque j’allai en Loire, je ne trouvé qu’une vaste arnaque sauvage comme un cheval. Je n’ai jamais compris l’eau si abondante dans le nord ; nous c’était le Rhône, la Drôme, l’Ardèche (un genre de paradis souillé par des cons), et tout le reste s’évanouissait, disparaissait inexorablement sous les soleils estivaux. Les petits bêtes ventre à l’air.

(Oui il y a le fleuve, c’est encore une échelle de paysage ; riverain du Rhône, comment l’ignorer ?)

Tu ne trouveras pas d’eau plus claire et animée.

Il est ce pays de montagnes (aucun massif montagneux n’est indemne de l’eau qui l’a formé, façonné entre son unique main modeleuse) où les eaux sont riantes et nombreuses et limpides. Comme des nuées d’enfants. L’aube du monde.

Et les eaux sont pures, les plus pures et les plus froides possibles. Elles abritent de nombreux êtres, mille espèces de porte-bois, mille espèces de poissons, mille espèces d’ondines.

Je cherche une eau vraie, l’eau souvent n’existe plus, les rivières sont l’ombre d’elles-mêmes. ici non. Elles sont vraies.

Je suis allé chercher les eaux, puis les ai longées. Je les ai vues, je les ai bues.

L’eau n’est plus une mémoire, elle est l’eau, l’eau nouvelle, juvénile, la vie même.

Les rivières ici coulent — et là encore la différence avec mon pays est flagrante : chez moi les rivières ne coulent pas, ou plutôt ne coulent plus (la majeur partie de l’année) ; elles sont souvenir de courant, empreinte de rivière. Pas rivière elle même.

Ici elles coulent, s’étendent langoureusement au sein de gours giboyeux, elles s’écrevissent, et puis elle jaillissent et même tombent, se brisent en dévalant les pentes rocailleuses, pour parfois aussi plonger à pic en elle-même. Mouvement aux arabesques d’argent.

Je suis en vrac, c’est la rivière, vraquier d’âme, vraquier d’eau. Puis je suis alangui, étale, c’est la rivière, étal d’âme, étal d’eau.

(Parfois, les eaux sont contraintes, pas seulement par la roche, mais par la main de l’eau : ponts, passerelles, coursives, tuyaux de fonte, barrages, moulins, etc. forment son quotidien. Mais l’eau va, et continue d’aller. Ces accidents sur son passage, pour nous des évènements, pour elle à peine une distraction. Son quotidien est éternel.)

Le poisson, lui remonte l’eau. L’eau remonte le poisson. le poisson indique le but, le futur, la succession. Comme le dit Paolo Cognetti, « toutes les choses, pour un poisson de rivière, viennent de l’amont : insectes, branches, feuilles, n’importe quoi. C’est pour cela qu’il regarde vers le haut, dans l’attente de ce qui doit arriver. Si l’endroit où tu t’immerges dans une rivière est le présent, je pensai, alors le passé est l’eau qui t’a dépassé, celle qui va vers le bas, là où il n’y a plus rien pour toi, tandis que le futur est l’eau qui descend depuis le haut, portant les dangers et les surprises. Le passé c’est aval. Le futur, l’ amont. »

D’au courant, parfaitement séductrice, j’en ai connu toutefois sous la forme des rias, des fjords bretons. Ces bras de mer renversés que forment les abers ont troublé mon catalogue…

 

L’eau qui ne court pas
Comme l’a troublé la découverte des pièces, des masses d’eau, comme dit aujourd’hui le technicien ; je ne connaissais pas l’étang, le lac, ce n’est pas de chez nous. Je n’ai pas de souvenir de lac, sauf quelques incursions en Isère boueuse peut-être, en Savoie, mais je ne suis pas strictement alpin.

Pas de nymphéas, pas de nénuphars, chez moi.Peut-être parce que le lac c’est la mémoire même ? Peut-être parce que le lac c’est le présent même : cette masse qui ne passe pas, ce volume qui attend et qui cesse. Ce non mouvement.

Le lac c’est la mémoire.

Le lac ne s’oublie pas.

Les berges des lacs sont comme les berges des rivières, et puis tout soudain, non. Marcher sur l’ourlet du lac, c’est s’enfoncer. La vase. Les algues.
Les lacs profonds sont mystérieux. Ils recèlent dans leurs entrailles leurs tréfonds des villages avec leurs églises et leurs clochers ; il abritent des créatures fantastiques (ils partagent cela avec les rivières), et celles-ci sont gigantesques, préhistoriques. Leurs eaux froides conservent les aliments, comme les cadavres.

Je n’ai pas vu de lacs : j’ai vu un monde du passé.

Les gens aiment les lacs, qui leur apportent une sensation de fraîcheur et une sensation d’apaisement ; aussi les autorités ont-elles barbelé les rives d’une multitude d’éléments de mobiliers généralement mal adaptés à la réalité du dehors.

Le sentiment romantique de solitude, d’apaisement, et de communion avec les éléments en ressort durement éprouvé ; là où s’installe le loisir, s’installe le déchet, et le lac se fragmente alors au contact humain.

J’ai connu tard vu les étangs, la Dombe, la Brenne, puis les étangs de Champagne humide, les centaines de petits étangs d’Epernay à Bar-sur-Aube, d’Ardenne et d’Argonne, et leur seigneur : le Der.

On le vidangeait, d’ailleurs, comme une fois tous les dix ans. Alors c’est une grande étendue, comme rarement on souhaite en voir, et j’allais sur l’île à pied. Les grues passaient. Les coquilles crissaient, les grosses moules d’eau douce abandonnées à leur sort, les grosses limnées.

Certes, cela restait un lac ; mais ses étendues inhumaines, les triangles des échassiers, l’occasion, et la saison (le gel était maintenant là chaque matin) lui conférait des airs marins (casino et aviron en prime) et dans ses soixante mètres d’absence d’eau, comme auprès des villages noyés, quelque chose d’antique, d’inexorablement souverain,

 

La tourbière et les marais-bas
J’entendrais volontiers une chanson de Neil Young, en arrivant à Nanchez. Le paysage et le nom de cette vallée littéralement dépaysent.

Une grande ouverture entre des monts, ce qu’ils appellent ici une combe, empreinte du passage d’un glacier, et dont les marnes et argiles obturent et comblent les fonds (la combe comble, la combe comble, la combe comble).

Sur un rebord des hameaux ont poussé, et une cluse noue l’étendue. Au fond, un petit chemin de bois nous fait passer dans les régions de la tourbière : les prairies de fauche, les prairies humides, le ruisseau, puis les pessières, les pinèdes à crochet, les saulaies naines, la tourbière même. L’esthétique des lieux est englobante : comme dans un rituel indien, ou une chanson de Neil Young, tu es tout de suite intégré à l’ensemble, tu ne peux pas te sentir exclu. Peut-être est-ce l’habitude, muée en énergie, pulsion ou ondes, de lutter contre le froid l’altitude ou l’eau, et voilà une nouvelle testimoniance de la maison.

« L’esthétique des lieux est englobante » : cette phrase n’est pas belle, ne devrait pas être écrite. Le paysage t’accueille, voilà ce que ça veut dire. Et si je peine à décrire bien ces atmosphères et ces paysages, c’est parce que les mots, dans leur binarité, ne peuvent rendre compte de ce qui secoue le temps depuis des millénaires.

Dix mille hivers et dix mille étés pour façonner ces chevelures. Nous qui les visitons aujourd’hui, qu’est-ce qu’on peut bien en comprendre ?

Mes hôtes m’amènent vers d’autres tourbières, à Valfin. Celles-ci trempent dans une mer de prairies de fauches humides. Toute cette nouvelle combe est fantastique, dégagée, égale. C’est difficile à dire comme à croire, mais c’est exactement comme si nous étions en Islande, au Canada, en Sibérie. La tourbière est une portion d’’arctique, du boréal. Une percée du nord. C’est ce qui la rend magique.

(A présent, les hommes les ont délaissées — pour leur tourbe — et les regardent comme des curiosités, ce qui les protège.)

Les tourbières sont indifférentes à l’agir du temps. Elles stagnent, c’est toute leur force.

En Tournieux, une tourbière encore plus caste et coincée contre la roche forestière et les échos qui y cognent, je restai longtemps, narcisse méticuleux, à observer les tremblants. Aucun pied n’y est possible, aussi la nature s’autorise ces dentelles délicates de fleurs flottantes, format liquide de prairie, délicate et intouchable peau de l’eau. Ményanthes et comarets, les deux étoiles de l’eau comme bannière, le trifeuille (le trèfle) et la quintefeuille d’eau, venaient confronter en élégance la robuste et fruste armée de laîches et de sphaignes. C’était la première fois pour moi, et c’était l’année sur dix mille où ce gant-là fleurissait, j’en avais des larmes aux yeux.
C’est toute la tourbière qui était une larme, si une larme est tout à coup la conscience de ce qui s’échappe.

Ou toute la tourbière un œil, et le comaret et le ményanthe non pas cette fois des larmes, mais des témoins, des petits dieux qui, peu à peu, d’un millénaire à l’autre, disparaissent.
J’avais une mélodie de Neil Young en tête, à Nanchez, comme à Valfin, j’étais vagabond, solitaire vers le destin.

À deux pas de la maison, mon hôte me mène aussi à une nouvelle tourbière, plus atterrie, moins spectaculaire, elle a l’avantage de la proximité. Si, comme cela se produira bientôt, je pouvais pousser un peu en voiture, je découvrirais encore de l’eau, encore de ces mers nordiques enchâssées dans les argiles, nourries du froid et des pluies, et fomentant leur millénaire non-mouvement en silence, à l’ombre d’un bouleau, d’un pin à crochet.
À deux pas de la maison, je pouvais entonner une mélodie de Neil Young, et projeter le regard vers d’autres terres froides, la Sibérie, l’Ontario ou le Manitoba, salut, salut !

Avec Luc, au marais de Cervières, à 2000 mètres, j’ai ressenti cette attirance inefable… Et dans les Grandes Alpes, nous avons plusieurs fois retourvé ces végétations de laîches et de gentianes… Mais le marais alpin, je l’ai goûté jusqu’à la moelle et jusqu’à la lie en… Haute-Marne. Les marais qui sont des trouées secrètes au cœur de forêts certes agréables, sur le plateau de Langres, sont nombreux et extrêmement solitaires. J’en ai parcouru une trentaine. Dans le soleil ou la pluie de septembre à novembre, jusqu’aux premiers gels, jamais n’ai caressé un camaieu de bruns et sépias, et collections de laîches… sans parler des coquilles, des araignées, des coléoptères des mêmes tons, dans la pauvreté du centre, dans le japon du paysage.

Je n’ai jamais savouré l’inquiétude comme au sein des marais, accessibles au prix de longues marches sur des pistes forestières, à déranger un cerf, ramasser un crâne, se laisser aller à s’ensevelir dans le silence, ignorant de tout.

 

Pelouses et prairies
Essorées des eaux, ou du moins en apparence, les grandes steppes des monts méditerranéens, les grandes prairies du Massif central, les pelouses alpines des Alpes ou des Pyrénées, les étendues herbeuses à perte de vue, monotones de forme et couleur, je voudrais les connaître chez elle, dans la toundra, et nous n’avons qu’un petit message de ça, à peine un timbre-poste.

 

La forêt

À mon arrivée, je refusais de voir ce qui pourtant saute aux yeux. C’était pareil dans les Alpes, dans les Apennins. Les conifères me rendent nerveux. Les épicéas et les sapins étaient pourtant partout. Je les évitais. Sous un épicéa ne poussent que ses aiguilles.

En montagne, je parcourais pourtant bientôt des vallées profondes, des revers de combes, des gouffres sous roche, ces hêtraies vert sombre, aux troncs couverts de mousse, manchons épais, tu pensais tomber dans un autre monde magique, gorgé de lutins et d’eau, de limaces et limaçons. Un monde doux, propice à la divagation, qui contrastait singulièrement avec les rocailles des crêtes ou les ambiances boréales des tourbières et des pessières.

Je suis de la forêt thermophile, avec ses buis gaillards et ses riants sorbiers, alisiers, des chênes blancs et verts et même des pins sylvestres ! Pas d’arbre qui dépasse 20 mètres. Une forêt, pourtant bien présente depuis la vacance des moutons, mais qui reste contrainte par la pierre et l’eau.

Je ne sais pas bien parler de la forêt, parce qu’en vérité je ne la connais pas. Je pourrais dresser la carte des déplacements dans les kermès, je pourrais enseigner à marcher plié sous les cades ou dans les alaternes, mais je me perds dans une pinède gérée, quadrillée et tirée au cordeau… Il y une nette tendance au lutin chez moi.

 

La roche
Au plus haut des faîtes, ou au plus surplombant, et même plus bas, il y a la roche : verticale, ou oblique, elle est partout visible, comme juste squelette de tout le pays. Si elle est humide, elle porte les mousses et les fausses pâquerettes ; plus en lumière, c’est la seslérie, les orpins, les érines et les lichens. J’aime la roche, je la connais bien. Elle permet, dans ses virons d’altitude, des pelouses sèches où les insectes lutinent les orchidées. Elle autorise des vues sur les montagnes ses sœurs.

Elle avance lente en plis et cluses, avens et lisses parois glissantes.

Elle borde les routes et les sentiers quotidiens, mais explose aussi au loin, aussi loin que le regard porte. Je ne sais pas quoi dire sur les dalles et les falaises, sinon que leur dimension du gris égaye jalousement le cœur.

Je ne sais pas quoi dire car c’est le pays même, sa souche, son assise, sa parole et son histoire. Comment décrire le mouvement du chamois ?

Et puis j’ai le vertige…

A contrario, les grandes dalles, les grandes étendues siliceuses, par exemple dans les Maures, qui sont un autre de mes lieux, voilà qui me convient. Avec une besace de chameau, et dans ces avancées africaines, j’affronte en suant 46 degrés les filaires et les tortues avec une certaine désinvolture.

Il faut dire que la couleur entraîne… l’ocre des Maures, qui ajoute au mystère ou à l’exotique des lièges ou des pignons, m’ont autorisé des errances aussi longues qu’improductive, comme si à débusquer la magicienne dentelée, il fallait flâner le nez en l’air, en se cachant pour fumer à cause des incendies, dans l’attente de la prochaine bière.

Mon minuscule monde annuel, enfin, est ami de la dalle (de la roche horizontale) : c’est lui où je chasse et me fonds. C’est lui que je voudrais habiter. Entre un cresson des pierres et un saxifrage à trois doigts, je le répète toujours, mais à cheval sur une coquille, ou allongé sur les lichens, d’or, de pétrole ou d’argent, une mousse comme oreiller, je laisse passer les nuages, pour le temps que ça va durer…

 

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