Vigiles, égarés ou oubliés, la nuit, dans les frondaisons des naufrages,
dans les halliers des roseaux,
sous les gradins des constellations.
Dolines inversées, quelques parements de l’océan effondré s’incrustent difficilement dans le mouvement des sables. Ils marchent, comme des sauriens, lourds, géants, formidables de silence. Ils marchent ? Ils se traînent tout autant qu’ils se meuvent, indifférents aux bestioles, aux miasmes, superbes et nonchalants. Ce ne sont peut-être que des traces. Des siècles plus tard, la sentinelle accède au point haut, avantageux, et contemple un instant des fossiles de cataclysmes.
Il y a le mistral. Le mistral est un sale con, siffle la sentinelle entre ses dents gercées comme un rift. Encore deux heures, deux millénaires en horloge ressentie, par moins trois degrés, dix mille ressentis.
Le temps est un sale con, qui développe autour de soi un tourbillon d’huile poisseuse, la nuit, et tous ses poissons fantômes. La flasque sur le cœur est une promesse électrique, sans cesse remise à plus tard. Il faut savoir s’organiser. La vigie en plein vent résonne de l’ennui viscéral de la sentinelle. Ailleurs couve la guerre, maigre consolation, mésange tardive, séchée dans l’hiver, fusionnée par l’effroi. Elle est maintenant givre, éclatée sur toute la longueur de l’étang, jusqu’à la mer.
Un instant plus tard, sous la volte endiablée de l’été qui se prépare, les dernières annuelles jaunissent. La saison porte ses fruits. Petits êtres insignifiants, graines, semences bousculées par la brise, ou chassées par des ombres furtives, leur temps est passé. Cresson de roche, arabette des dames, drave vernale, au milieu des vésicules de l’orpin blanc, sur les rocailles qui apparaissent au gré des soleils, une architecture de mousses et lichens colorent en taches la vétusté et la sobriété de la roche.
Par ailleurs, des concrétions de sables, ces safres mémorables, favorisent les cavités, les glissements et les plages. La plupart des dunes ou des falaises sont nues, mais les traces des passages existent, il y a de la vie dans ce désert. Des caravanes infimes que le vent bouscule.
Les herbes ici dominent. Difficile à croire, c’est pourtant une forêt pour les habitants qui y vivotent, des êtres infimes, parfois invisibles, le plus souvent des invertébrés[1. Ce terme n’est pas accepté aujourd’hui, puisqu’en systématique on ne saurait définir un groupe par une absence d’organe qui ne sera inventé qu’a posteriori — en l’occurrence, la vertèbre. Je le conserve ici, non seulement parce qu’il est plus commode, mais aussi parce qu’à l’époque du Directeur, il est alors de mise.] : innombrables fourmis et tous ses compagnons plus bizarres les uns que les autres, empuses, mantes, ascalaphes ou criquets, confettis camouflés ou phasmes multicolores, et tous les autres, tous les autres, saltiques et érèses, iules et gloméris, sans parler des zébrines, hélicettes, vallonies ou jamines… les étoiles de terre, les tortules, les cladonies, et toujours les herbes, les herbes sans nom, les herbes volodiniennes, les herbes sans fin, bromes, fétuques, et toutes les autres.
Le veilleur ici, est d’une autre échelle, d’une autre mesure. Il est un monde hors du monde, dans le monde, qui échappe aux livres et aux chroniques. Mais ces steppes miniatures ne sont pas pour autant dépourvues de résistance ou indemnes de guerres. Il y a des frictions dans tous les corps. Jusqu’au dedans des corps.
Le corps de la sentinelle… la main de la sentinelle… l’œil de la sentinelle… sont indifférents à ce théâtre, précisément, d’ailleurs, puisqu’il est invisible.
Il veille, lui, sur les titres des fumées, éventuellement son oreille à l’affût aussi du moindre son suspect, ébouriffement puis déchirement des matières, ou pire, déflagration meurtrière.
Aussi bien, le soleil ou le mistral, la pluie ou le froid, ne sont jamais que des fonctions, tendues, nerveuses, de son inquiète, obstinée, inexorablement dramatique surattention.