Visiteur, salut ! Voici ce que je veux te dire.
Visiteur si tu savais… si tu plongeais dans l’eau, si tu creusais la terre…
Si seulement tu creusais la terre, comme tu creuses les archives, comme creuse la paupière, chaque nuit, si tu savais… Tu tomberais sur une chose plus dure. Grain de sable incassable, cassette pleine de bijoux, ou une coquille.
Une coquille, c’est un nom qui disparaît, et c’est une archive qui voit le jour.
La terre, mais la mer aussi, est pleine de coquilles, de ces témoignages. Je témoigne de ces témoignages.
Il y a trop de noms.
ou bien il y a trop de coquilles
et puis ces coquilles elles-mêmes ne sont jamais intègres.
(du reste la coquille n’est jamais finie.)
Ébréchées, perforées,
le vernis s’en est allé.
Le dessin, délicates rainures
de calcaire, craquelé, émoussé
effacé, arasé, décroché.
L’identité est incertaine.
Photo © Anaëlle Vanel 2022
Ces coquilles, ce sont des cadavres.
La mémoire, ce sont des mots, les souvenirs, ce sont des cadavres.
La mémoire, ce sont des noms, les souvenirs, ce sont des corps.
Visiteur, si tu savais, si tu cousais la terre…
La mémoire ce sont nos ancêtres, nos aïeux. Les souvenirs, ce sont nos rêves, à nous.
Nous sommes autant le fruit de la mort que du sommeil.
La mémoire est « reconstitution du passé selon la commande du présent ». Le souvenir est vécu, au cœur de l’être, au cœur de toi., visiteur.
Une coquille attend, c’est un réceptacle. C’est du calcaire, mais ce n’est pas une simple pierre ; elle est pleine, dense. La pierre n’est que surface. On glisse dessus aisément. Son dedans n’existe presque pas. La coquille est une maison, un dedans.
Les coquilles, toutefois, ne disparaissent pas franchement de la nature. Ce sont des ruines.
Les plantes sont les témoins de la vie. Elles en disent long. Les plantes, c’est l’eau. C’est la promesse. Les coquilles, elles, conservent le souvenir de ce que nous étions. Elles en taisent long.
Les coquilles sont des noms. On me dit, on me dit « Helix (spirale), Hygromia (de l’humidité), Hypnophila (qui aime le sommeil), Leucochroa (à la peau blanche) », mais qui sont-ils pour séparer ainsi la mémoire des souvenirs ?
Helix, Hygromia, Hypnophila, Leucochroa, c’est comme vouloir séparer la voix des mots, le sel de l’eau, la poudre du feu.
Il n’est pas facile de tenir ensemble toutes ces divisions : je suis petit ou grand, je suis rond ou long, je suis d’ici ou de là, j’aime l’eau ou je ne l’aime pas, je m’appelle Ái Quốc ou Ho, je ne sais pas qui je suis.
Tu es coquille, et sur cette coquille, je fais coquille, maison, cénose. Sous la balme, dans le safre, on fonde une cénose.
Je suis toi, et toi aussi,
tu es moi.
Nous sommes épouses et frères, sœurs époux, semblables, humains sans identité, peuple banal.
Il n’est pas facile de contenir toutes les livrées qui peuplent le monde. Il n’est jamais facile de faire peuple nouveau de peuples épars, et parfois anciens. Telle est pourtant ta tâche, visiteur. Peupler, peupler, par l’oubli même, l’oubli des circonstances, l’oubli des coordonnées, l’oubli des supports comme des chaînes… parvenir à oublier ce qui te fonde et porte, et d’où tu viens et où tu vas,
afin que, pénétrant peuple dans la peupleraie,
tu trouves ta propre clairière, ton propre marécage, ton étang modeste, un petit désert, ton petit désert à peupler…
Il m’avint plus a de set anz
Que je, seus come païsanz,
Aloie querant aventures,
Armez de totes armeüres
Si come chevaliers doit estre ;
Et tornai mon chemin a destre
Parmi une forest espesse.
Mout i ot voie felenesse,
De ronces et d’espines plainne ;
A quelqu’enui, a quelque painne,
Ting cele voie et ce santier.
A bien pres tot le jor antier
M’en alai chevalchant issi,
Tant que de la forest issi,
Et ce fu an Broceliande.
De la forest, en une lande
Entrai, et vi une bretesche
A demie liue galesche ;
Se tant i ot, plus n’i ot pas.
Ici débute la fiction, humain de bien, toi qui entres ici, ne crains pas d’abandonner ton langage, et ne crains pas d’encontrer l’aventure.
C’est-à-dire simplement, pour quelques instants, de te perdre, et, d’eau, devenir sel, de roche, devenir poudre…
De poudre, devenir feu.
Bienvenue.
© Benoît Vincent