Silence, humain !
Alors pas un mot. Reste coi, ferme-la. Ferme-la bien. Pas un mot, pas un foutu mot, pas un foutu nom pour désigner les choses, les êtres, les esprits ici. Ici et ailleurs, et d’ici, d’ailleurs.
La beauté fait le vide ─ elle le crée ─ comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe à la beauté […] dont, par une espèce de don, elle […] laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. (Zambrano)
Tu chemines, après avoir bien rassemblé tes affaires, bien préparé ton parcours, envisagé une issue, déjà préfiguré la rencontre, déjoué la surprise, mais tu chemines, et peu à peu, petit à petit, tes pensées deviennent plus blanches, lumineuses, tranchantes comme la lave, la lame enflammée qui déchire la matière sans souffrir. Déjà ton esprit t’échappe, comme chassé par quelque chose d’autre, que tu ne sais pas nommer, dont ne t’arrive aucune idée, et que tu n’as jamais vécu.
Là où se conjuguent, à la sortie d’un fourré, d’une garrigue, ou au milieu des peupliers, à la sortie d’une plénitude comme d’une maison, d’une chambre, ou de n’importe quoi qui enferme, même avec sollicitude, même en hospitalité… là, au débouché sur la pure expression du dehors, où se conjuguent l’eau et la pierre, et où s’articulent la plante et la bête, et fourmillent les microbes avec les atomes, et tout cela passe par l’oubli de toi-même… tout cela passe par l’abandon du souci, de tes soucis, de ton souci, du souci de toi.
Vois cette eau, visiteur ! Cette eau claire, limpide, débordante d’oxygène, cette eau qui chante : elle a disparu ! En témoignent les pneumatophores, ces organes du cyprès chauve venu quérir l’air nécessaire à leur respiration.
Vois, visiteur, vois ces êtres étranges, menhirs de bois, bétiles hébétés, ahuris de jaillir tout en lenteur et rigidité des modestes profondeurs du gour, comme des apprentis Homme-chose, Créature du marais stagiaires.
Nous sommes dans le royaume de la négociation et, pour accomplir la métamorphose, il convient de se laisser envahir de cet esprit flotteur, de l’irrésolu entêtement de la cénose.
Il s’agit de traiter avec elle, avec eux, ces porteurs du souffle, ces pistons immémoriaux, ces ambassadeurs du génie local.
Arpenteur ? Cartographe ? Pour la négociation, plus utile serait un guide des roseaux, un chamane des cénoses, un Yoda sous acide, un médecin négociant…
It’s a new dawn, it’s a new day…
Photo © Benoît Vincent 2022
Abandonne-toi, visiteur
Soudain, de l’abandon de cette poreuse identité, s’ouvre un espace, un dehors d’une force, d’une puissance sans égal, et qu’on pourrait appeler simplement beauté.
Comme dans la forêt on pourrait dire que surgit la clairière ou le marais, dans le plein un aperçu du vide, dans le bruit tout soudain une plage de silence, dans la ville cette petite oasis de non-ville.
Que cet espace accueille ta métamorphose, ton être sans adresse, que ton corps même devienne alors l’adresse même, que de cette entreprise de décoffrage, d’excavation, d’arrachement, d’étrépage, naisse une forme nouvelle, dont le dedans n’est plus le souci, et dont l’aura soit précisément le dehors !
(En somme et entre parenthèse, cherche à faire de ce que tu crois être à la fois une empreinte et une matrice.)
Négocier : partager soi et le monde, la mer et la terre : un îlot, la palude. Entre l’eau et le sable : fluente, la palude. Entre le salé et l’insipide : saumâtre, la palude. Entre les morts et les vivants : fantomatique palude. Entre le végétal et l’animal : hybride palude. Entre les aliens et les humains : la palude. Entre les bras ouvriers et les chefs coiffés : la palude. Entre les mondines pliées en deux les pieds dans l’eau de la rizière, et les colons scrutateurs, cocktail à la main sur les pontons : la palude.
La palude exagère, la palude exotise. La palude hors de toi. La palude en toi. La palude incertaine, la palude éphémère, la palude intermittente.
Je comprends maintenant ce qu’on m’a dit, qu’il est impossible de dessiner une carte de la palude ; si après avoir scruté le ciel, je baisse les yeux, je vois un marais qui me semble complètement nouveau, incompréhensible, étranger. […] Ainsi donc, fraternel aux insectes, à ce grouillement pieux, à ces serpents tacites, et à ces reptiles pratiquement liquides, à cette eau d’escargot, argentée et morte, à cette étendue corrompue et vitale, royaume sans monarque, moi donc, mon marais, en toi je pénétrerai, et mon destin sera ce qu’il peut, car je ne suis pas différent de ces minuscules éphémères qui font de cet espace admirable et hideux à la fois un cimetière et un nid, une conclusion qui ouvre le futur. (Managanelli)
Exit
Comment sortir de la palude ?
Comment sortir de cette négociation, avec l’instable ? Par le rêve, peut-être ?
Nous sortons du désastre par l’espérance qu’au-delà des afflictions diverses, des affections et des nombreux découragements, un jour prochain, naisse le sentiment d’une connivence. Que cette connivence traverse comme un souffle, une énergie, une promesse que l’on se fait en secret dans la nuit, et qu’entre les différents éclats du monde qui peine à travailler et jouer ensemble, toute cette diversité des maisons et toute cette variété de leurs occupants. Que s’installe enfin la sensation d’une entente,, frêle et fragile comme la palude, base flottante où d’avoir laissé ma peau, comme dans une effroyable guerre, un massacre, une machinerie déchirante, un charnier, une usine à broyer les âmes, une mécanique qui déchiquète les corps et la pensée, j’ai acquis la confiance de l’autre, la confiance d’une alliance, dans la multitude inquiète, l’affirmation d’une communauté.
Et moi, au centre de ce déchaînement, je me sens remplir une fonction qui dépasse de très haut ma personne, servir d’instrument au destin.
© Benoît Vincent