Ce texte a été lu, à l’occasion des journée du Patrimoine, en septembre 2022, lors d’une « promenade contée », à l’emplacement supposé de l’ancienne maison de l’un des directeurs de la Poudrerie, dont témoignent aujourd’hui les traces, rongées de mousse, d’une dalle.
Dans ce parc de plein air, où les marques de la présence industrielle parfois affleurent seulement au sol sans vraiment attirer notre attention, revient le souvenir d’une librairie immense, dans laquelle je me suis perdue, un soir.
C’était à New York, la librairie était l’une des plus importantes de la ville, et j’avais entrepris, puisque les horaires me le permettaient, et que je n’avais personne à visiter, aucune connaissance, aucun parent lointain ou proche – j’avais donc entrepris d’y passer la soirée, de fureter parmi les rayons, de découvrir et peut-être de comprendre ce que c’était qu’une librairie nord-américaine, c’est à dire: ce que l’on y trouvait, comment cela était conçu, comment les livres étaient classés.
Il y avait plusieurs étages, je les montais un à un, cherchant d’abord ce qui m’intéressait, à savoir, les histoires, la littérature, mais je me suis arrêtée un long moment au rayon des bandes dessinés et des romans graphiques, j’ai erré aussi parmi la papeterie et tous les petits objets vendus avec (stylos, mugs, portes clefs, posters), je suis passée d’un étage à l’autre, je ne sais même plus s’il y avait des escaliers ou des escalators, mais je sais qu’à un moment donné, fatiguée à la fois par ma visite et par le décalage horaire, je me suis arrêtée devant l’un des nombreux petits panneaux indiquant, comme dans un hypermarché, ce que l’on allait trouver maintenant dans les rayons, non pas « céréales café thé chocolat » ni « animaux de compagnie », naturellement, mais cette phrase, que je n’ai d’abord pas bien comprise: « ici commence la fiction » « Here begins fiction », à côté de laquelle on avait cru bon de dessiner une silhouette de baleine rondouillarde, surmontée d’un petit jet d’eau.
Cette nuit là, dans la librairie immense, il m’a semblé que si je franchissais cette frontière pour entrer dans la zone signalée par le panneau, j’allais me retrouver moi-même en territoire de fiction, il m’a semblé que tout serait possible dans ces couloirs chargés de livres, que je croiserais peut-être certains des personnages qui se seraient échappés de leur roman, ou que je deviendrais moi-même un personnage fictif, dont l’histoire était raconté par un auteur tout puissant, imaginatif, mais peu fiable.
Cette idée-là a traversé mes pensées, elle était à la fois plaisante et vertigineuse, puis je suis revenue à la raison, et je me suis rappelé que, pour classer des œuvres littéraires, les anglo-saxons distinguent entre fiction et non-fiction, la petite baleine était un clin d’œil à Moby Dick, c’était là qu’il fallait venir chercher les romans, les intrigues, les histoires glorieuses ou redoutable, les livres où l’on se plonge et qui modifient à jamais, une fois refermés, notre vision du réel.
On croit savoir où la fiction commence, mais en fait , ce n’est pas si simple que cela. Il n’y a pas, d’un côté, le réel, et de l’autre, le monde de la fiction, enclos dans des livres ou des films. J’ai plutôt l’impression qu’on ne sait ni où la fiction commence, ni où elle s’arrête, et je ne sais plus combien de fois une phrase, lue et relue, a resurgi dans un présent auquel elle semblait tout à fait étrangère, pour l’éclairer d’une signification nouvelle, comme une lampe de poche braquée dans le noir d’une grotte obscure et qui, soudain, contre toute attente, ferait apparaître, sur cette grotte, des silhouettes tracées plusieurs millénaires auparavant.
Les traces de présence humaine dans la poudrerie, même les plus anciennes, ne remontent pas à « plusieurs millénaires », mais, dans le parc, les époques se mêlent et s’entremêlent si bien qu’on a parfois l’impression qu’on pourrait frôler ou longer une marque, celle d’une tombe de l’an 100, celle ou d’une cuve d’acide du XXe siècle // on pourrait, donc, frôler de telles marques historiques sans même les apercevoir, sans même savoir qu’ici, autrefois, des ouvriers s’empressaient pour accomplir tel geste précis. On pourrait, aussi, passer devant une lourde porte close et vermoulue, qui semble fermée pour toujours, et sans soupçonner que quelqu’un en possède encore la clef et que la vieille porte mangée par le temps donne en réalité accès à un labyrinthe de souterrains et de tunnels, qui se déploient, aujourd’hui encore, en un réseau vaste et mystérieux.
« Ici commence la fiction ».
Cette phrase, on pourrait peut-être l’inscrire sur un panneau indicateur qui surmonterait l’écriteau de chaque entrée du parc, il faudrait juste trouver, pour décorer l’écriteau, animal peut-être plus approprié au climat et à la faune que la petite baleine de Moby Dick.
Cependant, pour moi, la phrase a surgi, à l’improviste, en un lieu précis de la poudrerie, celui même où nous nous trouvons.
Ce lieu, à vrai dire, n’en est pas vraiment un : il se trouve à proximité du jardin et de l’étang dits « du directeur », aménagés à la fin du XIXe siècle pour l’agrément de l’un des directeurs de la poudrerie, et qui se distinguent par la présence d’essences d’arbres qui furent portées de contrées lointaines en présents aux directeurs successifs de ce lieu, en particulier un gingko biloba aujourd’hui moribond, mais à côté duquel se dressent de jeunes gingko qui lui sont absolument identiques génétiquement, ses clones, en réalité, et qui lui survivront lorsque l’arbre historique aura péri.
Il y a, déjà quelque chose de troublant, dans ce singulier « le directeur », le jardin du directeur, lorsqu’on sait qu’on ne restait directeur d’une même poudrerie que pour une période de cinq ans, avant d’être remplacé par le directeur suivant. Ce qui est troublant ici, c’est que l’on dirait, justement à cause de ce singulier, qu’il n’y jamais eu, dans cette poudrerie, depuis sa création au XVIIe Siècle jusqu’à sa fermeture au XXe, qu’un seul et unique directeur : sorte d’instance intemporelle, passant de corps en corps, comme un roi (le roi est mort, vive le roi, le directeur nous quitte, vive le directeur), ou encore, on pourrait imaginer que tous les directeurs qui ont pu se succéder ici, au fil des ans, n’étaient, en réalité, une seule et même personne :
- celui qui installa l’une des vigies pour détecter tout risque de feu mais aussi pour exercer, depuis un point de vue élevé, une surveillance étroite et sans relâche sur ses ouvriers,
- le même que celui qui autorisa la pratique du jardinage pendant la phase de séchage de la poudre, à côté des moulins,
- le même que celui qui traitait la main d’œuvre indigène, réquisitionnée de force, avec mépris,
- le même que celui qui traitait ses ouvriers avec humanité,
- le même que celui qui se déclara favorable à une école du soir pour les ouvriers,
le même, encore, que celui a aménagé ici son propre jardin, avec ses essences exotiques,
le même affirmant que les ouvriers n’apprenait rien, et que l’école était inutile.
Ici commence la fiction, dans cet usage du singulier (le directeur), dans la présence de ce jardin, de cet étang, surtout.
Lors de ma toute première visite, de ma toute première venue, j’ai été fascinée par l’étang et son eau verte, stagnante, je savais déjà qu’il s’agissait de l’un des endroits les plus pollués du parc, mais naturellement ça ne se voyait pas, il y avait cette passerelle, l’eau dans laquelle se reflétaient les arbres, dont la surface était opaque et traversée de couleurs entremêlées, il y avait, de l’autre côté de la passerelle, l’autre part de l’étang, envahi de roseaux déjà hauts, et je me demandais : quelle idée, vraiment, dans un site au bord de l’étang, de recréer un étang, comme si soudain je me trouvais sur une île au centre de laquelle on aurait créé un lac, eu centre duquel se trouverait une île plus petite, abritant, elle même, en son centre, un lac, et ce, comme lorsque les miroirs se font face, reproduit jusqu’à l’infini.
Pour la première fois j’ai pensé au directeur, et j’ai imaginé qu’il avait eu le désir étrange, au bord d’un étang pollué par toutes les activités industrielles qui profitaient de son eau, un étang rendu parfois littéralement jaune, aux abords de la poudrerie, par toute la chimie qui s’y trouvait déversée : j’ai pensé qu’il avait voulu, lui, pouvoir profiter de son propre petit étang protégé, et préservé, qu’il pourrait, le dimanche, avec son épouse et des amis choisis parmi des notables de la région, traverser en barque, pour profiter de sa fraîcheur, de l’agrément d’une eau claire, au bord de son jardin, non loin de sa cascade, j’ai imaginé un directeur qui, dans son temps de loisir, aurait tout voulu oublier de la guerre, du commerce, des affaires, de l’armée et des hommes placés sous son autorité, s’enfermer dans sa propre forêt minuscule et gracieuse, et ne songer à rien d’autre qu’à la douceur de vivre.
Ainsi, LE directeur, né pour la première fois dans le courant du XVIIe siècle, et mort, pour la dernière, en 1974, figure se réincarnant tous les cinq ans, composée de bribes de récits, d’anecdotes vraies ou fausses, de faits avérés ou déformés, est devenu l’un des personnages de ma fiction poudrière.
Cependant, pour être vraiment précise, et vous dire toute la vérité, ce n’est pas exactement sur la margelle de l’étang, que cette fiction commence, mais bien ici.
Ici, sur cette dalle, rongée de mousse, ou ce qu’il en reste; cette dalle sur laquelle mon guide a pour la première fois attiré mon attention, et que je n’aurais pas remarquée sans doute. Mon guide a pointé le sol du doigt, a montré la dalle, et a prononcé cette phrase magique :
« Ici s’élevait la maison du directeur ».
Nous venions de voir l’étang, le jardin, et je ne m’étais pas demandé où vivait le directeur, mais voici que le guide répondait à une question que je ne m’étais pas posée, et sa réponse était au sol, grise, caillouteuse, absolument pas spectaculaire, une dalle, ou plutôt les restes d’une dalle, qui étaient eux-mêmes tout ce qu’il restait d’une maison que je n’avais jamais vue, que je ne verrais jamais, et que je ne pouvais même pas imaginer.
Ici s’élevait la maison du directeur, a dit le guide, et j’ai fixé la dalle, je n’ai rien vu d’autre que cette marque d’un passé révolu, je l’ai photographiée, comme à chaque fois depuis, à chaque visite, j’ai photographié l’étang, toujours changeant, en rêvant qu’un jour peut-être il serait désengorgé, et j’ai photographié la plaque.
J’ai pensé au directeur, qui avait délaissé ses appartements de fonction, en bordure de la poudrerie, dans la part réservée au haut personnel de la manufacture, pour venir ici, auprès de son étang.
Au printemps, lors d’une de mes visites, j’ai vu une famille, assise par terre, qui partageait un paquet de gâteau sur la dalle, et j’ai cru deviner aussi, invisibles, les petits fantômes en habits élégants des enfants du directeur qui tournaient, gourmands, autour des enfants bien vivants de cette famille d’aujourd’hui, j’ai vu sa femme, la directrice, assise dans un simple fauteuil en rotin, pensive dans ses dentelles, sa femme qui, elle, passait de longues journées dans la maison du directeur, attendant son retour, la maison qu’au fil des années, au fil des décennies, les installations de la manufacture avaient fini par rejoindre, si bien qu’à présent elle était cernée par les bassins aux fumées rouges ou jaunes des acides mêlés pour produire non plus de la poudre mais des explosifs, sa femme indifférente à tous ces changements, assise, année après années, pensive dans un fauteuil de la maison, un livre à la main qu’elle avait cessé de lire, regardant, par ses fenêtres, ces nuages chimiques d’un rouge saturé, insensible à leur dangerosité, comme si les murs de sa maison la protégeaient de tous les outrages, de toutes les toxicités, comme si ses poumons de femme du directeur étaient absolument étanches aux substances que respiraient, jour après jour, les ouvriers de la manufacture, s’intoxiquant jour après jour jusqu’à développer la maladie pernicieuse qui finirait par en emporter beaucoup, mais qui ne la menaçait pas, elle, femme du directeur, toujours intacte et toujours fraîche entre les murs de sa maison devenue, au fil du temps, invisible pour tous les vivants, sa maison qu’en réalité je n’ai jamais su imaginer autrement que comme une maison de verre, aux murs parfaitement transparents, une maison invisible parce que transparente, mais qui pourtant, année après année, depuis le premier jour jusqu’au moment précis que nous sommes en train de vivre, continue d’abriter ses fantômes : le directeur et son épouse, leurs enfants et leurs domestiques, en bordure d’un étang devenu lui aussi toxique, car on pouvait ici supporter la chaleur, mais pas les moustiques, parce qu’un lieu idyllique et paradisiaque comme l’est ce jardin ne supporte pas la présence de nuisibles, parce qu’il faut les éradiquer, et que le DDT reste la meilleure arme.
© Lucie Taïeb