Le Directeur se promène dans son domaine réduit au silence en ce jour de fête. Après une promenade passée devant le lavoir et la chapelle, puis après avoir franchi les barrières de safre pour déboucher sur le replat, situé en hauteur, où se trouve la vigie, qui domine le domaine, les installations, mais aussi l’étang et le monde, banal, autour, il passe par les roselières et les jonchaies qui longent ces derniers et revient par les bois à son domicile.
Il y disparaît un moment. Une voix d’enfant passe. Puis il ressort, un havresac sur l’épaule, une chaise en rotin à la main. Il la dispose sur l’espèce de terrasse de bois qu’il a fait aménager au bord de l’étang, l’autre étang, son étang, petite pièce d’eau qu’il a fait creuser, bénéficiant d’un détournement de la Touloubre, pour le plaisir de l’élément liquide et de sa lumière, de la pêche, et aussi pour disposer d’un lieu de fraîcheur, abrité sous les grands arbres.
Les arbres anciens, qui sont là depuis la nuit des temps, que tout le monde ici a toujours connus, et puis des arbres nouveaux, qu’il a lui-même choisis et faits planter : séquoias, et ginkgos. Il n’est pas dit que les arbres parviennent à croître, mais le Directeur est confiant. Le temps de l’arbre n’est pas le sien. En revanche l’entièreté de la terre est susceptible d’être terraquée. Ces arbres ne témoignent-ils pas de l’appétit de géographe du Directeur ? Et cet appétit d’une curiosité pour les ailleurs, pour l’inconnu ?
Les ornements de la politique… les exotismes du confort domestique…
Le Directeur installe son fauteuil, s’y assoie, et ouvre l’ouvrage qu’il tenait dans le havresac. C’est un volume épais, une revue qu’il a reçue, une revue de poésie, nouvelle, originale, audacieuse. C’est le deuxième numéro ; un ami la lui a offert ; cet ami a pris soin de découper les pages. Le Directeur lit.
L’ombre des grands arbres, dont le houppier balance mollement dans la brise, légère aujourd’hui, et déplace des taches de lumière qui rend la lecture agile. L’effet est saisissant et ce mouvement est plaisant.
L’ouvrage, la revue que lit le Directeur, cette revue de poésie, ce n’est pas le genre de lectures dont il est familier.
Le Directeur a plutôt l’habitude des livres de compte ou des plans de masse. Il sait lire des schémas, des traits, des flèches, et il sait lire des chiffres. Il ne lit pas beaucoup de poésie. Mais lire la poésie ne lui déplaît pas, il doit bien l’avouer. Il soupçonne que quelque chose, toutefois, lui échappe.
Une familiarité, peut-être, la familiarité avec cette sorte d’obscurcissement que semblent rechercher et même chérir ces poètes et poétesses. Cette précision dans le flou, cette attention au fuyant, à l’indéfini, cette attraction pour l’étrange ou l’inquiet, oui, cela est déconcertant.
Oui, cela déconcerte, mais cela n’est pas si inepte. Ce n’est pas inintéressant. C’est audacieux, c’est parfois presque scandaleux, mais ce n’est pas absurde. Il y a même des choses qui, je ne sais pourquoi, semblent bien justes, ma foi.
Et si le Directeur notait ces images, ces images qu’il lit, qu’il absorbe et qui viennent former dans son esprit comme un catalogue, un musée ou un cinéma, tout à fait original… Et ces images, par un procédé qui lui échappe et d’une manière qu’il n’aurait jamais pu soupçonner, ces images appellent d’autres images, et alors c’est comme si le poème, inoculé, se poursuivait en lui, prenait une espèce d’autonomie, et envahissait les moindres recoins de son âme, provoquant en lui un état inédit de torpeur cotonneuse.
Le Directeur, lisant cette revue de poésie, se retrouve bientôt plutôt songeur, comme absent, absenté de lui-même, absenté en lui-même, assis sous un soleil troublé par les taches d’ombre, à quelques paumes de main de son étang, l’étang qu’il a fait creuser, l’étang qu’il a voulu.
L’étang du Directeur, sur le domaine du Directeur longeant l’étang de Berre, cet étang d’agrément né du détournement d’une partie de la Touloubre, et où viennent se déverser, par des canaux inconnus, le chevelu du racinaire, les percolations dans le sol, le transport des fourmis que sais-je ?, où viennent s’accumuler en silence la lie des poudres et des liqueurs que l’usine, sans discontinuer, exhale.
Mais cela il ne le sait pas, le Directeur, il ne sait pas que les poudres et liqueurs qui viennent engrosser les eaux en silence peu à peu rongent les pilotis, sur lesquels est posée la terrasse, asphyxient ou les poissons mis là pour la pêche, la carpe du Tonkin, l’achigan du Saint-Laurent. Et infectent peut-être le ginkgo, le séquoia.
Ce qu’il ne sait pas, le Directeur, c’est que les sels et les acides agissent dans l’eau et forment ces vapeurs invisibles, vapeurs, pour qui se prélasse sur la terrasse en avancée fragile sur pilotis au-dessus de l’étang, vapeurs qui viennent gonfler les poumons, et assez rapidement pénétrer les sangs du commensal, le plongeant dans cet état d’alanguissement provoqué, de languide dispersion mentale…
Dans cet état, les mots se retrouvent, sans bride, sans collier, joyeusement entrechoqués. Dans la tête, lourde, du Directeur.
Et le Directeur, abandonnant ses directives, ses soucis et ses pannes de la direction, soudainement, à l’insu de tous comme de lui-même, le Directeur devient poète. L’étang dans l’étang, ce redoublement inespéré agissant comme une sorte de déprécation, d’exorcisme pour tout un monde renversé, tout un monde retourné, un monde résolument biochimique qui précisément échappe aux cartographies, aux plans de masse et aux livres de compte. Un monde qui est entré dans le monde du Directeur, juste dette, rédimée par l’exemple.