Nous sommes allées à la cascade et il n’y avait pas d’eau. Nous sommes allées aux cyprès chauves et il n’y avait pas d’eau non plus. A. s’est demandé s’il y avait du sens à filmer les pneumatophores sans eau, mais nous étions là, il n’y avait pas d’eau, et elle a filmé. Elle cherchait la lumière exacte et je suis passée avec elle de l’autre côté du chemin, là où s’étendent les racines et où l’eau généralement empêche l’accès, mais, en surface du moins, tout était sec. Plus nous regardions les racines verticales, plus elles ressemblaient à de petits attroupements de créatures, de silhouettes, qui auraient presque eu forme humaine.
Nous nous inquiétons de l’absence. Nous nous inquiétons de l’effacement. Mais on pourrait dire les choses autrement : que nous le voulions ou non, que nous connaissions ou non leur histoire, ceux qui ont disparu laissent une trace dans les lieux où nous vivons.
A la nuit tombée, nous sommes revenus.
Nous avions échappé à la vigilance des gardiens, abusé leur confiance, promis de partir à l’heure convenue, de fermer derrière nous le portail du parc, de leur rendre les clefs le lendemain, et c’est ce que nous avons fait : nous sommes partis à l’heure convenue, nous avons parcouru le village, nous sommes retournés au musée, mais à la nuit tombée, nous sommes revenus.
Nous savions depuis quelques temps, déjà, que la poudrerie conservait des secrets qui ne se révèleraient jamais à nous durant le jour.
Nous savions qu’elle était peuplée de rumeurs invisibles, nous savions que les voix, les gestes, de ceux qui y avaient travaillé et vécu, au cours des siècles passés, demeuraient quelque part ici, dans la matière des quelques bâtiments qui n’avaient pas été rasés, dans l’écorce des arbres, dans l’eau stagnante de l’étang du directeur, dans celle des rivages et des rivières, et surtout, surtout, dans les racines revenues à l’air libre des pneumatophores.
Pneumatophores, porteurs de l’air, porteur du souffle, porteurs de la mémoire.
Les souvenirs comme les racines, enfouis dans la terre, nourrissant secrètement la vie présente et future de l’arbre, depuis l’obscurité souterraine jusqu’aux feuilles les plus hautes, les plus jeunes, les plus fragiles – les souvenirs comme les racines de ces grands cyprès chauves, l’arbre chéri du parc, qui, singulièrement, étrangement, traversant l’eau dormante où tout autre se serait noyé, remontaient, revenaient à la surface.
Nous le savions, à la surface, elles puisaient l’air nécessaire, elles échappaient à l’étouffement, à l’asphyxie causée par l’eau.
Mais nous ne pouvions nous empêcher de voir, dans ces groupes racinaires, de petites silhouettes semblant des hommes minuscules, où parfois, lorsque l’on approchait, se dessinait quelque chose comme un visage.
Nous ne pouvions nous empêcher de penser, contemplant les racines à la nuit tombée, un croissant de lune étincelant se reflétant vaguement dans l’eau où elles baignaient : racines porteuses de souffle, qui inspirent l’oxygène et expirent le souvenir, inspirent le présent et expirent le passé, l’âme des disparus, leur présence effacée, leur mémoire indistincte.
Là où ce matin, la terre était sèche, il y avait à présent une dizaine de centimètres du eau qui semblait stagnante, mais nous ne nous en sommes pas étonnés, car nous savions sans doute que nous nous trouvions dans une sorte de rêve éveillé, ou dans une fiction, inventée par l’un ou l’une d’entre nous, et dont tous ensemble nous étions les personnages.
Au dessus de l’eau, dans la nuit, une brume légère, expirée des racines. Si nous approchions, nous pourrions entendre les voix chuchotées de spectres, nous pourrions entendre les langues se mêler, les patois, l’accent des cévenols, celui des savoyards, le français irréprochable d’un interprète indochinois, et de tous les autres, la voix chantante.
Si nous approchions, et c’est bien pour cela que nous étions revenus à la nuit tombée, nous pourrions entendre, aussi, les pleurs secrets des exilés, la rage ravalée des travailleurs forcés, la peur et le courage mêlés de tous, tous ceux qui au matin franchissaient le portail et venaient là, année après année, siècle après siècle, risquer leur vie, parfois la perdre, travaillant au service de l’armée, au service de la France, produisant pour elle la poudre puis les explosifs qui seraient exportés sur tant de champs de bataille, et feraient exploser la terre et les corps de ceux qui, à cet instant de l’histoire, auraient été désignés comme « ennemis ».
Au départ cependant, ce n’est pas pour ces voix, ce n’est pas à la recherche de cette mémoire, que nous étions venus vers la poudrerie.
Nous étions venus y chercher de toutes autres traces, celles de la poudre, celles de la chimie, la tollite et la pentrite, la salpêtre, le charbon, le soufre, notre enquête portait sur la présence de ces substances, sur l’impossible retour à la nature, sur le sol et sur l’eau, la cistude et le triton.
Nous étions venus chercher la poudre mais très vite, nous avions compris que nous ne la trouverions pas. Ainsi, notre attention fut détournée : du sol, des mesures, de la présence effective ou non de reliquats d’une pollution ancienne, vers les voix, bien réelles, bien présentes, celles-ci, de nos guides intarissables.
De la pentrite, nous n’avons pas attesté les traces, sinon celles du chemin portant son nom, celle des documents du musée, celles, surtout, des récits qui nous furent transmis : récits de cheveux, jaunes ou rouges, récits de fumées portées par le vent, vers le village ou vers l’étang,
« on avait les mains qui étaient jaunes, on avait les sabots en bois. »1
Nous ne le savions pas, mais nous étions venus recueillir, non à la manière d’historiens, mais comme des simples chercheurs de traces, d’enquêteurs de spectres, les voix qui voudraient bien venir jusqu’à nous, et c’est la raison pour laquelle nous nous avions abusé la confiance des gardiens du lieu, et que nous étions là, à présent, dans l’allée des cyprès chauves, observant dans la pénombre les silhouettes et les reflets de pneumatophores. La poudrerie tout entière était étonnamment silencieuse. J’avais imaginé des craquements, des froissements, des chants d’oiseaux nocturnes, mais il y avait seulement un vent très doux, irrégulier, qui passait parfois autour de nous, sans un bruit, sans même rider la surface de l’eau. Nous étions tous trois, alignés face aux racines, épaule contre épaule, dans l’ombre, et nous n’échangions pas un seul mot, demeurant parfaitement immobile, attendant sans doute quelque chose comme une rencontre, et sachant déjà qu’elle n’aurait pas lieu.
Nous sommes demeurés là presque une heure, nous avons vu la lune avancer dans le ciel, nous n’avons ressenti aucun froid, aucune crainte, rien d’étrange ni d’inquiétant, et, peu à peu, nous avons cessé d’attendre, l’idée même, « venir ici la nuit », semblait soudain dépourvue de sens, comme une superstition à laquelle on s’en veut d’avoir cru, comme une plaisanterie qu’on a prise, naïvement, au pied de la lettre.
Au pied de la lettre, pour pneumatophore, cela signifie : croire, réellement, que les racines portent le pneuma, et le pneuma, ce n’est pas seulement le souffle et l’air, mais c’est aussi l’âme, le souffle spirituel, ce que les grecs considéraient comme le « cinquième élément ».
Or nous avions été frappés, depuis le premier jour, par ce parc qui était comme un monde, ce parc d’où le feu, porteur de mort, si longtemps, avait été banni, et où l’eau était omniprésente. Nous avions été frappés, dès le premier jour, par son calme, sa douceur, sa paix, en contraste si étrange, non seulement avec sa fonction première (produire la poudre), mais aussi avec les drames humains et les catastrophes qui y avaient eu lieu.
Et nous avions appris, peu à peu, dans le désordre, selon les itinéraires choisis par nos guides et leur récit : l’explosion de 1936, celle de 40, les maladies et morts prématurées, l’étang comme déversoir, les masques protecteurs qui vous empêchaient de respirer, la main d’œuvre forcée, la crainte constante, avec laquelle il fallait vivre, à l’intérieur de la poudrerie et aux alentours, d’une explosion nouvelle, le danger, toutes les prudences et les interdictions pour éviter la moindre étincelle, mais nous avions appris aussi : la fierté, l’attachement des poudriers à la poudrerie, la sociabilité joyeuse qui se déployait dans le village, la dureté de la fermeture, et l’attachement de ceux qui demeuraient à l’histoire de lieu.
« on avait les mains qui étaient jaunes, on avait les sabots en bois ».
Nous avons renoncé à entendre la voix des spectres, ce soir là, nous sommes repartis de l’allée des cyprès, avec l’idée d’un tour nocturne dans la poudrerie, et nous avons marché, dans l’obscurité et le silence, plus tenaillés par la crainte de croiser un sanglier que par l’espoir de toute autre rencontre.
Ainsi, nous sommes passés devant le musée, nous avons vu la plaque commémorative qui, dès le premier jour, nous avait surpris, et touchés, et, tandis que nous y avions renoncé, que nous ne nous y attendions plus : quelque chose a eu lieu.
Je ne dirais pas quelque chose d’étrange, ni d’inquiétant, car, en réalité, nous avons formulé par la suite bien des hypothèses, qui, d’une manière ou d’une autre, expliquait ce que nous avions vu, cette nuit-là : l’encens, auquel nous n’avions pas prêté attention, regardant la plaque, l’encens se consumait doucement.
Il y avait là une pointe brillante, rouge orangé, comme si quelqu’un venait de l’allumer, une pointe incandescente dans la poudrerie dont le feu avait été banni, l’odeur douce de l’encens, et ces volutes grises, fines, qui, dans cette nuit très claire, s’élevaient vers le ciel.
Nous n’avions pas échangé un mot, mais par la suite, relisant ses notes, A., ou B., ou peut-être était-ce quelqu’un d’autre, à qui nous avons raconté l’histoire, nous a rappelé que cette fumée qui s’élève des bâtonnets d’encens fait remonter, de la terre, les prières, les pensées des vivants, vers les âmes des disparus.
Ce passé n’est pas le nôtre, ces disparus ne furent pas nos proches.
Les témoignages, les lettres, les archives, recelaient des noms, des faits, des histoires, mais pour nous, qui n’étions pas d’ici, il y manquait les silhouettes, les voix, les regards, et, même si nous l’avions voulu, notre imagination n’aurait jamais suffi à les restituer.
Pourtant nous étions, depuis peu et inexplicablement, lié au lieu, comme tout visiteur, occasionnel ou fidèle, s’y sentait lié, pour peu d’avoir, à un moment, fermé les yeux, écouté la voix des guides, suivi leurs récits, qui disaient une histoire tout à la fois singulière et proche, une histoire violente et joyeuse, celles des hommes et des femmes qui, années après années, siècles après siècle, avait traversé ce lieu, s’étaient laissés marquer par lui, puis avaient disparu, emportés par l’oubli.
© Lucie Taïeb