Texte paru dans Phoenix n°36 ; destiné à Dans la dition. La Littérature inquiète IV
Si « le philosophe » est « quelqu’un qui a peur », le poète, qui est son malsecret amant, joue pourtant avec elle. Pour Spinoza, la peur s’évite, qu’elle soit mélancolie ou angoisse : la littérature elle, va au-devant de la peur, comme elle va au-devant du mal, au sens où l’entend Georges Bataille.
Quelque chose est bon, vers quoi nous inclinons, telle est la leçon de Spinoza, cette responsabilité, mais aussi cette… humanité. Dans la littérature inquiète, la part morale est nulle, ou devrait l’être : pas de bonne conscience ici. Mais, en contrepartie, l’amitié est essentielle : i.e. pas davantage de coup bas. Ici il y a confiance, ou plutôt allégeance (Bataille ne parle-t-il pas de « loyauté »), ne serait-ce qu’à cette étrange prédisposition et inclinaison au texte.
Ainsi le poète offre-t-il comme en pâture la pulpe même de son âme (non que de l’esprit). Mais, non content de s’abstraire de la sensiblerie (du romantisme, qui empoisonne hélas grande part de l’art même extrême contemporain) – ce qui n’est déjà pas une mince affaire – il lui faut encore trouver le terrain adéquat pour mener sa tâche.
S’adonner au récit
Dans le cas qui nous occupe ici, il s’agit d’une astuce. Le poète s’abandonne au récit. Drôle de solution. C’est bien cela, une partie du mal de Bataille : celui aussi de la forme, de la forme provoquée, exténuée, poussée au bout.
Le récit aurait-il des ressources, ou mieux, un manque de ressources que la poésie n’offrirait pas ? Le sordide du roman, ses impasses, ses limites – ne serait-ce que le malentendu qui règne à son égard depuis… La faute de l’abbé Mouret, au moins, sinon chez Diderot ou Laclos, sans parler de Sade bien sûr1 : n’est-ce pas une solution pour affronter la peur ?
Dans Les échappées, le deuxième roman de Taïeb, on peut lire cette phrase :
Tout récit conserve les traces d’un récit alternatif, souterrain, il faut s’y faire, et on ne saura jamais absolument démêler ce qui a eu lieu de ce qui pourrait avoir eu lieu (1452).
Mais je vais m’attarder sur Safe, le premier roman3.
Dans une première lecture cursive, la centaine de textes qui compose ce roman, organisés en cinq parties, répond aux critères de la littérature inquiète : représentatif d’un style aussi libre que fougueux, l’ouvrage fait montre d’une certaine lucidité, si lucidité était une qualité poétique. Lucidité plutôt qu’introspection – nous ne sommes pas ici dans l’onanisme de l’époque.
C’est un recueil de rêves, mais ces rêves, ces dimensions parallèles, ces multivers, forment une interprétation que l’auteur et le lecteur, chacun à son tour, proposent. Ainsi donc, une première dualité se présente, entre le monde réel et le monde du rêve… seulement on ne sait pas toujours de quel côté du sommeil on se trouve. On ne sait jamais démêler, dit-elle…
Ce que l’on sait, ou peut raisonnablement supposer, est que le personnage principal est une femme, et que cette femme est traductrice. Qu’elle se retrouve seule, suite à une rupture. Qu’en conséquence elle perd le goût de la vie. Et arrêtons là, car peut-être n’est-ce même pas cela, l’histoire.
Quoi qu’il en soit, elle traduit, et la traduction n’est pas pour elle un moyen de ‘tromper’, en quelque sorte, la routine de la vie ; cela, elle s’en accommoderait même plutôt : « Passer inaperçue ne la dérangeait pas […] Cette vie normale n’était pas sa préoccupation. » (33) Ce qui ne signifie pas et signifie que la routine n’est pas un problème, mais aussi que celle-ci lui est à peu près indifférente.
Il nous est dit juste avant qu’elle avait choisi de traduire pour conjurer la peur, une hantise qui ressortit, comme on verra par la suite, de sa biographie.
Au commencement, elle avait choisi de traduire pour cesser d’avoir peur. Ces mots ne seraient pas les siens, ces images ne seraient pas de celles qui la hantaient. Cette stratégie n’avait pas eu l’effet escompté : stériliser son imagination, cautérise l’angoisse, à la source. Même après des journées de travail abrutissant, passées devant l’ordinateur, d’une langue à l’autre, et en retour, les images persistaient, résistantes à toute fatigue, porteuses d’une infinité de possibilités. Le monde possible, non le monde réel. Non pas son monde. (32)
Mais le problème n’est même pas, semble-t-il de réparer les blessures personnelles, ou pire, de soigner une soi-disant syphilis, infligées par la famille, la société, la culpabilité (voir p.96 la référence à la « nation »), et c’est ce qui permet justement ce détachement, détachement au moins possible, dans le monde possible (celui du rêve par exemple, ou celui du récit), et qui égare comme il met de la distance, ce qui n’est pas ici un échec, au contraire, « et nul doute s’ils n’étaient pas tenus, comme des moineaux, des ballons rouges, au gré du vent ou de leur caprice : ils s’éloignent des maîtres et flottent doucement. » (141)
En vérité, la « préoccupation » est autre : ce sont les mots.
Et depuis peu, principalement, presque exclusivement, le mot safe, au détriment de tout autre. Pour la première fois, elle avait refusé une mission qu’elle aurait pu accomplir. À cause du mot safe. Depuis peu, elle vivait la porte fermée. Depuis peu, elle avait rangé tout l’appartement, comme pour un départ, et recouvert les meubles de draps blancs.
Quelque chose en effet d’aussi sale que vulgaire, comme dans l’évocation du thé matcha, s’est insinué dans les mots, et quelque chose doit être faire pour le défaire. Ceci est l’impasse (et la morale, et la mission) de la traduction. Et elle se rend au récit, la répétition (la mimésis ?) plutôt qu’un cycle, une ligne plutôt qu’un cercle. « Mais elle rêvait d’un texte où elle aurait traduit safe par safe » (31). Traduire safe par safe ce n’est pas ‘ne pas traduire’. C’est précisément la littérature. Ce n’est pas « ne plus avoir peur », c’est au contraire « faire de sa peur une ressource ». Par exemple en habitant son rêve, en occupant, habitant un personnage, en arrêtant le processus de la traduction « au milieu du gué », en excavant l’espace d’un petit temple. En un mot c’est s’adonner à l’inquiétude.
Mais elle n’avait rien désiré vraiment. Sinon l’interruption momentanée, le répit de son inquiétude constante. (35)
La pièce d’écriture
Je me suis longuement arrêté sur le début du livre, mais il faut avancer. L’espace du livre, je l’ai dit, se compose de cinq chapitres (et d’un petit exergue) ; il tourne autour d’autre œuvres (ou même d’éléments d’un mythe, d’un conte ou d’un récit, comme des motifs).
D’abord le film Safe de Todd Haynes – d’où l’arrêt sur ce mot, et un autre nœud entre univers (et dédoublement). Ensuite le cruel conte traditionnel compilé par les frères Grimm, Les sept corbeaux. Enfin, une histoire de femme qui se dirige vers la falaise, avec son chien, en Ecosse, et qui semble être l’une des traductions en cours, et dont on ne sait pas bien s’il renvoie à Virginia Woolf, ou a Mark Haddon, mais peu importe.
Autre dédoublement, celui qui se joue entre je et elle, lorsqu’elle devient, peut-être, l’ « amie » Hope (le ‘chapitre’ IV s’intitule Memories of Hope), laquelle d’ailleurs s’identifie à Carol, l’héroïne recluse de Safe, et qui a deux sœurs, Faith et Love. Ces trois noms, Hope, Faith et Love, les trois vertus théologales, font-ils référence encore au recueil du philosophe catholique de Josef Pieper ? Ce qui est avéré, ce qui relie tous ces motifs, est toutefois bien précisément le poids de la faute, contrariée dans le rêve, mais bien tangible dans la réalité.
Durant la veille tout lui revient et elle ne peut croire que tout soit vrai. Je n’ai rien vécu de tout cela. Elle préfère égrener ses péchés. Elle s’attarde sur la vanité, la mère de tous ses vices, de toutes ses peurs. On dit à tort que les traducteurs sont humbles. Pour sa part, elle a toujours pris un malin plaisir à s’effacer ostensiblement. « Voyez comme vous ne me voyez pas ! » « Je suis absente de ce texte, d’une absence virtuose. » Mais ce sont ses mots, ses choix, ses stratégies qui font exister ce texte tel qu’il est. Elle semble absente du texte car elle ne fait qu’un avec lui. Elle l’a engendré. L’original n’est qu’une matrice, lettre morte, qu’elle appelle à la vie pour tous ceux de sa langue. Comment ne pas en concevoir quelque l’orgueil ? (53)
Ainsi donc la culpabilité ressentie dans la biographie (je répète que je n’explorerai pas ici ce thème) s’accapare du texte, ou plus justement du texte traduit, de la traduction ou du traduire, comme pour souligner que quelque chose en lui n’était pas à sa place, comme si l’on suspectait un défaut de souveraineté de la traductrice, une manière d’usurpation.
Il est vrai que la traduction brouille par définition les instances et les personnes (« chacun de ces moments aurait pu avoir été vécu par une autre », 33 ; « comme de l’autre côté du miroir, jeu de formes, suite logique, les espaces, cette fois-ci, s’étaient inversés. », 109), mais « elle ne connaissait pas le goût de l’autre, de l’entre-deux, que l’on prêtait aux gens de son métier. Sans doute, sa force motrice résidait dans la recherche du pur. » (36)
Ceci est paradoxal, puisque précisément, tout ici confine à la désincarnation, la désintégration, à la désindividualisation. Ne cherche-t-on pas, en quelque sorte, à retrouver, dans la disparition, une espèce d’état d’innocence (127, et surtout 85 : « Il arrive qeu les vierges se suicident », seul aphorisme sur une page blanche), et pour ce faire, « disparaître sans mourir » (44) comme le ferait, en effet, l’auteur traducteur ?
D’où safe pour safe.
[E]lle imagine un espace et superpose, à la géométrie de la pièce, à sa transparence, celle des mots, celle des langues, l’une sur l’autre, l’une à côté de l’autre, opération blanche, de l’une à l’autre : coffre-fort, safe, en anglais, en allemand se dit : Tresor. (56)
Ainsi donc, l’unique solution, remarquablement énoncée, a consisté à édifier ce cube clos (46), petit igloo de porcelaine (9, 16, 115, 129), pour se protéger, s’enclore (109).
Or sans flamme tout aussi bien, car l’héroïsme n’est pas sérieux : dans ces mots de l’autre, non ceux de mort, mais ceux inquiets, qu’ils me confiaient, que je passais en contrebande, du haut de ma tour, du haut de ma fenêtre, bruissant l’esprit bruissant, puis, comme si je n’avais de toute façon jamais été là, comme si la blancheur pouvait me recouvrir et ne rien effacer, comme s’il n’avait jamais été question de moi, en réalité, puisque j’aurais trouvé, dans ces mots, ceux inquiets, quelque chose à sauver, avant de disparaître. (166)
Quelque chose donc à transmettre, du fonds commun du langage (22), comme si quelque chose encore à sauver l’était par des mal-en-point, des marginaux, les perdants, les otages ou prisonniers d’un genre d’hôpital. Ce sont donc là, des carreaux (de l’exergue aux p.16, 109, 129, 141-146 et 164), un abri où l’on est captive (47, 56, 119, 134, 146).
Si tu me demandais à quoi ressemblait ce lieu je ne pouvais pas te le décrire. Pas comme l’on décrit un bâtiment, en tout cas. Il avait l’imprécision du rêve. (73)
Et c’est à travers le rêve que, peu à peu on comprend (ou feint de comprendre) le processus d’aliénation en jeu.
La hantise dont Hope est la proie se résout ainsi (d’abord) a un silence. Un silence, c’est-à-dire à un nouvel abandon, un abandon à nouveau royaume, cette fois celui des mots. La traduction semblait pouvoir apparaître comme une solution, seulement au bon d’un moment, celle qui traduit de l’anglais vers le français, se retrouve étrangère à l’une (43, l’anglais, incompris) comme à l’autre (156, le français, étrangé) langue.
Mais parce que pour échapper à la violence du monde, les tourments, qui prennent la forme d’une famille, d’un homme, du mal même, on se façonne et love dans un coffre-fort sur mesure, écrire, traduire, cette opération n’est pas sans conséquences : « la pièce, parfaitement sûre, s’est refermée sur moi (147), comme c’est d’ailleurs indiqué dès le début :
Le texte avait quelque chose d’impitoyable et se refermait sur elle. Le texte se refermait toujours sur elle, et s’il y avait toujours une issue, elle mettait toujours un temps considérable à la trouver. L’issue était dissimulée dans – ou derrière – un mot, une tournure de phrase, qui semblait parfaitement uniforme, conforme au reste du texte. Comme le livre qu’il faut retrouver sur les étagères d’une bibliothèque factice, parmi les autres livres en carton le seul vrai livre, et qui dissimule le levier d’une porte en trompe-l’œil. Parfois, l’issue demeurait cachée. Elle y demeurait prisonnière. (32)
Confondre le mal
Nous nous trouvons finalement devant une aporie. Une impasse. La fin d’un texte conclut brillamment : « Je me rends malade, à chercher une solution, comment continuer ce que ma mère a commencé, comment poursuivre son œuvre d’amour, comment laisser Dehors dehors. Je ne vois aucune solution. » (82)
Il n’y a pas solution, jamais. Il n’y a que la lutte. L’humiliation, l’aliénation vient de loin et perdure. « Seulement, un jour, cela prend fin » (21). L’œuvre de Lucie Taïeb est le chant de ce jour.
Lucie Taïeb élabore une forme originale, exigeante, qui s’abouche à la métaphore (la poésie) et l’exonde au récit, qui relève plutôt de la continuité (même contrariée) : elle mine, si l’on veut, le terrain, rompant la confiance habituelle du lecteur vers des territoires incertains (des pays lointains), tout en retournant à l’imaginaire (mêlant différentes dimensions littéraires (personnage-narrateur/auteur, récit/conte, prose/poésie). Ce procédé échappe à la démonstration, et relève probablement d’une faculté mal neurobiologique malconnue, inhérente à tout auteur, à tout lecteur, et représente une espèce de dépassement de l’impasse, de l’aporie.
C’est précisément ce qui évacue toute sensiblerie, tout contentement et tout égocentrisme pourtant caractéristique de l’époque (même dans des textes nécessairement éprouvant). C’est aussi ce qui fait de cette œuvre un non-témoignage du quotidien et lui confère une aura universelle, même si les allusions sociétales, politiques sont présentes – en ce sens l’évocation du virus et de la maladie apparut comme particulièrement prémonitoire (avec ses errements et ses erreurs, en passant).
Cette culpabilité qui, à mon sens, est le plus lourd fardeau de l’héroïne, Lucie Taïeb l’affronte sans fard, ce qui est son courage et son honneur. Constatant plutôt que s’offusquant de ce que « les héroïnes des contes apprennent toujours l’humilité l’humiliation le silence de soi le sommeil » (27), elle traduit pour nous ce lot (de l’héroïne, pour le moins) :
Ce n’est pas son silence qui la sauve, ni sa bravoure, ni rien, seulement le prix, ce qu’elle endure, ce qu’elle accepte de risquer. (163)
Alors oui, c’est une espèce de disparition acceptée, que celle de vouloir écrire des livres, c’est un mal nécessaire, un enfermement. « Elle avait entendu parler du mal » (45) / « Le mal qui l’atteint s’est logé dans la gorge » (91). Le jeu de mot que par mon association je provoque voudrait dire cette même chose. Lucie Taïeb est bel et bien consciente du mal qui règne en le monde (c’est même parce que règne le mal en ce monde probablement qu’il est tel qu’il est). Mais elle ne relâche jamais (elle ne lâche jamais la main) la bride de cela qui en rend mieux compte, au point de l’exciter, et sans intention de lui nuire : la littérature. Non pour glorifier mais pour rendre compte. Et au contraire de qui s’en paye de mots, l’économie ici (la poétique) interroge précisément le lieu où « germe » (97) le mot, incunable ou fragment, vertu ou péché, bébé ou suicide, couronne ou excrément.
Je retrouve ici Bataille, qui aura inclus volontiers les livres de Taïeb dans son catalogue :
La communication, au sens où je voudrais l’entendre, n’est en effet jamais plus forte qu’au moment où la communication au sens faible, celle du langage profane […] s’avère vaine, et comme une équivalence de la nuit4.
« Y a-t-il des femmes assez sages – ou assez puissantes – pour guérir sa peur sans effacer sa faute ? (49) demande ingénument la narratrice. Je crois qu’on peut affirmer sans rougir que l’œuvre de Lucie Taïeb est la réponse même de la puissance et de la sagesse incarnées.
- On note qu’en-deçà du XVIIIe siècle, les écrivains du mal ou écrivains du livre noir, comme je les avais appelé à la fin des années 90, ne se saisissent pas du roman (les mêmes raisons de malentendu ?) : Saint-Evremond, Viau, Scève, Villon n’écrivent pas de fictions – à l’exception notable de Rabelais. ↩
- Lucie Taïeb, Les échappées, L’Ogre, 2019 ; les numéros entre parenthèses indiquent les pages. ↩
- L’Ogre, 2015. ↩
- Georges Bataille, La littérature et le mal, Gallimard, 1957. ↩