Microfiction de la série Résidences.
À Marcel Barbero
Mario, on l’avait vu dans la matinée à Collobrières. Un l’avait croisé sur le Pont Vieux, et un autre qui sortait de la mairie et passait sur la place de la Libération, même qu’il était penché sur la fontaine pour sauver une araignée de la noyade, l’autre riait un peu touché, un peu moquant.
Il était passé ensuite par le massif, et il avait fait un détour, depuis Gonfaron, par Péguier (sur le Luc) pour aller voir un coin à tortues qu’il savait – c’est ce qu’il nous avait dit plus tard à la réunion. Ça veut dire qu’il avait été en avance pas mal : ensuite on l’a vu aux Mayons, pour cette réunion de la CC, qui était donc à 14h, et puis après plus de nouvelles jusqu’à aujourd’hui. Il avait dû rentrer chez lui, où il s’était ammali.
C’était un oued, à cette saison à sec, un sillon rocheux arraché à la roche tout autour, au creux duquel, toutefois, demeurait une étroite et basse roselière. Pas de cannes, pas de géant roseau n’en échappait, toutefois, c’était une broussaille épaisse et dense, gironde, que dominaient simplement quelques bas jonchets, nombreux, et touffus, mêlés de joncs, des petites herbes des berges spongieuses…
Sans doute un mince filet de source, et sans doute souterrain, venait nourrir cette minuscule oasis, au milieu des feuilles de schistes et blocs de gneiss qui ne réservaient aucune surprise à l’ombrométrie.
Aussi dans cette vasière stagnait-il un peu d’eau, qui avec le sable fit une espèce de fange et Mario glissa ; et comme il glissait, dans le même geste comme il advient, il se rattrapa comme il put pour ne pas tomber, se saisit d’une forme qui était là et le sauva ; mais la forme n’était pas une branche, et n’était pas d’un arbre, mais c’était une longue langue d’agave.
Une épine se planta profondément dans sa main, et c’est ainsi que six mois après, il mourut. Non que l’agave soit vénéneux, mais la blessure, par quelque mystère, s’était infectée, et Mario développa une ganglionnite aiguë.
Ces six derniers mois qu’il vécut, effet secondaire du poison d’agave, réaction chimique ou hormonale aux différents traitements, ou bien lucidité nouvellement acquise non dénuée d’une pointe de lassitude et de soulagement, il les plaça sous le signe de l’intensité. Son état s’aggravait de semaine en semaine et si les deux dernières se résumèrent à l’attente de la délivrance, toutes les autres poursuivirent, faussement inconscientes, tel un aiguillon, le sentiment de justice et la parole de vérité.
D’un strict point de vue personnel, ce fut une révolution dans la la famille, mais ceci reste privé. A la mairie, ç’a été une vague de propositions et de provocations comme on n’en avait plus connues depuis les riches heures des affrontements entre curés et communistes.
Mario était passionné de politique publique, et depuis qu’il était à la retraite, il avait absorbé plus de littérature grise que n’importe quel technicien de la communauté de communes. Il s’était impliqué dans les commissions du Syndicat de rivière, du Scot, du Pays, il participait aux séances du conseil municipal comme du conseil communautaire, prenant la parole et sollicitant, pour ne pas dire prenant à partie les élus.
Mais depuis qu’il avait été, comme il disait au début, « mordu par l’agave », il était déchaîné. On pouvait se dire que le « pita » lui avait inoculé une espèce de sérum de vérité ou en tout cas une dose de vitamine inespérée, mais plus prosaïquement, plus simplement, on sait au fond de soi que cet accident l’a porté au seuil de la mort, et qu’il en a pris conscience, et qu’il s’est fait à cette idée.
Il n’était pas devenu tristement anarchiste, bien au contraire très légaliste, étatiste, il avait redoublé de participation aux instances en place. Vu de loin, ce n’était même pas une agitation, à peine un frisson ce n’était pas repérable, mais au niveau du tissu local, dans le bain passablement figé de la parole sociale, ça bouleversait le ronron de la petite communauté. Ça faisait un peu de bruit, et ça secouait l’ennui un peu installé…
Il nous avait prévenus à la réunion : qu’il ne se sentait pas bien, qu’il pensait que cette ‘morsure’ l’avait « déglingué ». Il en avait tiré les enseignements : à son âge, il risquait de ne pas s’en remettre tout à fait.
Alors j’allais le voir. Il me dit : « Tu prendras la bibliothèque, l’herbier, tu comprends, ira au Muséum… » Je comprenais mais ne voulais comprendre. Il me dit alors : « L’écologie ? Elle est morte il y a déjà plusieurs années. Il faudrait revenir aux années 60, où quelque chose s’est passé. J’ai sans doute contribué au délire d’aujourd’hui, aux études, aux rapports, aux graphiques, aux statistiques, aux évaluations, aux valeurs patrimoniales… Mais finalement, j’en paye le prix. Le réel m’a rappelé à lui : un oued, une tortue, un agave. »