Ce texte a Ă©tĂ© initiĂ© le 23 juin 2015, mais je le publie ce jour oĂč le journal relate un rapport accablant dĂ©nonçant les faits dont j’avais alors Ă©tĂ© tĂ©moin, et ce jusqu’Ă aujourd’hui.
Ce pourrait ĂȘtre un voyage en train, un voyage de vacances. On prendrait le train, on irait vers la mer.
Tout simplement, un voyage en train.
Le voyage serait encore plus beau, car le train longerait durant des kilomĂštres une petite route sĂ©parĂ©e de la mer par une petite dune de petits galets. La mer serait moins foncĂ©e, devant, et, malgrĂ© les fauves Ă©claircies du ciel, assez agitĂ©e. Alors les rouleaux viendrait lĂ©cher les voies, la route et le rail. Dans le jour finissant, les plages seraient dĂ©sertes et, au fond, lâeau serait cobalt, dense, droite.
Le voyage serait encore plus beau, car le train devrait Ă©galement passer par des falaises Ă pic sur les criques, des roches blanches percĂ©es de tunnels et lacets de vires pour lâunique voie ferrĂ©e. Alors le train parfois serait trĂšs lent, et on aurait le loisir dâobserver les euphorbes arborescentes, les fleurs gĂ©antes dâagave, les arbustes pleins de couleur Ă©chappĂ©s des villas, et les villas elles-mĂȘmes avec leurs pontons privĂ©s, leurs petites anses amĂ©nagĂ©es, leurs Ăźles annexĂ©es.
Des coulĂ©es de nuages Ă lâouest napperaient le ciel de nappes flamboyantes, gĂ©nĂ©reusement.
On nâaurait pas peur des mots. On nâaurait pas peur de se laisser aller Ă des sentiments. On irait mĂȘme Ă la voiture-bar prendre une biĂšre pour contempler tout cela plus tranquillement (il y aurait une voiture-bar).
Sauf que ça se passe en Europe de nos jours, sur la ligne GĂȘnes-Marseille, et quâentre ces deux villes il y a une frontiĂšre.
A Vintimille on attend un peu. A Menton on nous dit de prĂ©parer nos cartes dâidentitĂ© en vue dâun Ă©ventuel contrĂŽle de police. Sur le quai une dizaine de CRS. Certains montent Ă bord et dĂ©logent des clandestins que nous on ne voyait pas, trop absorbĂ©s par le paysage.
Deux, ce coup-ci.
Le train ne part pas encore, la visite de tous les wagons est longue, alors on voit ces deux-lĂ se faire fouiller.
Lâun nâa rien, que trois papiers et un passeport dans les poches et un peu de monnaie, des centimes.
Lâautre a une valise et une sacoche, un portable et un lecteur de mp3, un paquet de cigarettes, quelques piĂšces, quelques papiers et son passeport aussi.
Deux CRS les surveillent. Les CRS regardent les deux jeunes (moins de vingt et moins de trente ans), les jeunes regardent les deux CRS, ils ne se parlent pas. Il nây a pas de violence. Il y a de la duretĂ© dans le regard du type au mp3, de la stupeur dans celui de lâautre. Il y a des larmes sĂšches. Pas de mĂ©chancetĂ© dans ceux des CRS mais de la fermetĂ©. Ils sont Ă©normes, de plus.
Je regarde le gros CRS quand il me regarde mais il ne me regarde pas. Je regarde le jeune au mp3 quand il me regarde, mais il ne me regarde pas.
Cette scĂšne ne me regarde pas. Elle nâest pas pour moi. Je ne suis pas censĂ© la voir.
Je regarde les deux jeunes et jâessaie de leur dire avec les yeux je suis dĂ©solĂ© pour ça, que câest moi qui ai Ă©lu-non Ă©lu ça, que je suis dĂ©solĂ©. Mais je ne crois pas y arriver et je pense quâil sâen fout ; dans le meilleur des cas, il mâen veut-ne mâen veut pas. Au fond, je nâai pas Ă faire ça.
AprĂšs Cannes, un autre clandestin est apprĂ©hendĂ© dans le train. Il doit sortir Ă la prochaine gare. Le flux est sans fin, ininterrompu. Au retour, bien plus tard, bien sĂ»r il nây a personne dans ces situations. Mais les autres trajets â et jâen ai fait quelques-uns â le mĂȘme cirque recommence. Un, deux, descendent, sont fouillĂ©s, et renvoyĂ©s dâoĂč ils viennent, câest-Ă -dire pas leur pays, mais lâItalie oĂč les gens ne savent pas, ne comprennent pas, ou lâon dit : mais quâest-ce quâil se passe en France ? Il est parti en vacance Charlie ?
Pas sur la Riviera en tout cas.
Ăa continue, encore et encore. Plus de 3000 morts en MĂ©diterranĂ©e en 2014, prĂšs de 4000 en 2015, prĂšs de 6000 cette annĂ©e.
Puis ça se rĂ©percute (ça se percute oui) sur les frontiĂšres des pays voisins, les voies possibles : dans le train de Turin Ă Chambery (Milan-Lyon), par exemple, et mĂȘme sur lâautoroute, oĂč les panneaux lumineux conseillent la prudence : il est possible quâil y ait des humains dans les tunnels (et pas des âmen at workâ).
Il y eut un ramdam affolant, nourri dâindignation, lorsque la Hongrie, lâAutriche, ont fermĂ© leurs frontiĂšres ; en France elles lâĂ©taient depuis plus dâun an, presque deux. Dans le silence complet.
Le silence de la scĂšne est sa violence, qui est mĂȘlĂ©e Ă la vie quotidienne des âpendulairesâ qui vont et viennent entre ces villes riches. Routine pour lâun, rĂ©signation pour lâautre, silence de tous les autres les tĂ©moins, abstinence1.
ScÚne noyée des beaux voyages à la mer.
- Le CRS qui Ă chaque passage rĂ©pĂšte dans sa morgue agrammaticale au âbaristaâ italien : « Tutti va bene aqui ? », ridicule. ↩
merci
le dire, le re-dire
mĂȘme si on nous/vous Ă©coute/n’Ă©coute-pas