Est-ce que cela tient au faire ?
Je veux dire : ce que nous faisons. Est-ce que cela peut être pointé comme un métier, avec sa formation, son diplôme, puis ses horaires, ses charges salariales et patronales, sa convention collective ?
Je n’ai jamais envisagé faire de cela un métier ; plutôt une occupation, mais pas une occupation de loisir. Rien de loisible dans l’écriture, rien de confortable ou de facile, voire de plaisant. Plutôt une occupation comme une armée occupe un village, un territoire, un pays.
Puis on résiste, ou collabore.
Certains vont me haïr de faire de tels rapprochements.
Mais certains n’ont pas, comme moi, failli mourir étouffé de littérature, ou sombré dans un état d’hébétude qui réclame la folie.
Ou marché sur des aiguilles de pin. Ou chevauché des électrons. Ou cédé, de temps à autre, à une mélancolie telle, que seule la souffrance de la blessure appelle un souvenir.
Certains n’ont pas croulé sur le poids des étoiles qui percent ton échine et triturent les recoins de ta cervelle. Ou te barrent les yeux, ou les crèvent ou les arrachent.
Certains n’ont jamais écrits, qui sont des écrivains.
Je ne me lève pas, le matin, en me disant, chouette, écrire. Personne je crois, ne se lève, dont c’est le métier, en ayant du cœur à l’ouvrage.
Et pourtant c’est bien du cœur que l’on donne à l’ouvrage.
Mais j’ai aussi appris à ne pas écrire. J’ai aussi souhaité oublier écrire. En travaillant. Dans les champs, les usines, les chantiers.
Rares ceux de nos jours qui connaissent le chantier. Les « travaux publics » ; poser des bordures (celles qui à moitié enfouies ornent nos trottoirs) ; posé un regard ; fait les « masques » des chambres de téléphone ; posé des tuyaux de fontes de six mètres, à la main, dans le froid, dans la boue, dans la merde parois (on voyait des vers). Rares ceux qui se lèvent avant l’aube pour atteindre cette grande cible qu’est un chantier. Pour implanter un lotissement. Pour refaire les réseaux (eau, merde, téléphone, gaz, électricité et maintenant, chose que rares ceux qui travaillent à les poser ont l’usage, fibre optique).
Ou se lever pour rejoindre l’usine, les conditions de l’usine : la poussière, l’obscurité ou semi, la promiscuité, le bruit, la crasse. Les pointeuses, les pauses obligées, et surtout, dans tous les cas, les heures à faire, à laisser passer, à attendre, à entendre tourner, les minutes qui ne passent pas, l’ennui ou l’emmerdement. Ennui précoce, ennui durable !
Pour quelques misères de francs.
Comment ? On ne gagne même pas 1000,00 euros ? Ridicule.
Les gens râlent, mais les gens oublient que les gens triment.
Je vois un chantier. Il peut être énorme, large, immense, une esplanade. Mais, malgré les plus gros engins, et certains sont vraiment énormes, vous voyez toujours deux ou trois pauvres types, en vert ou bleu, mal rasés, fatigués, pelle et pioche en main, dans des tranchées honteuses, qui creusent des trous, posent des tuyaux ou passent la pilonneuse ou la dame.
Mais personne ne s’en offusque.
Moi, j’ai fait ça. Pas trente ans comme eux. Bien sûr. Mais quelques années, où peu à peu vous perdez la sensation de faim, de froid, de fatigue. Vous n’êtes qu’une pelle. Une pioche. Une massette ou une broche.
Moi ça m’a permis d’éviter l’écrire. Que j’ai toujours regardé avec méfiance. Car quand ça commence, ça finit plus. C’est un puits d’infini.
Mais bien sûr qu’on est attiré (on collabore) ; mais il faut aussi avoir peur (résister).
La littérature inquiète : non pas qu’on en use comme d’un exutoire ou d’un gueuloir ou d’un règlement de compte. Ou comme analyse.
Mais peut-être pour noyer une voix qui est trop prenante, trop présente, trop pesante. Ecrivant, on permet par le silence de l’écriture, de taire cette voix. On la noie. On ne cherche peut-être pas à dire. On veut, souhaite, rendre grâce, ou témoigner, sans vouloir trahir (mais c’est une autre histoire, traduttore, traditore) cette chose innommable, impossible, ineffable ; cette scène à laquelle nous n’avions, tel Ovide relégué à Constanta, le droit d’assister, tel Orphée vers Eurydice, telle Roberte, peut-être, ou tel narrateur de Des Forêts.
On veut quelque chose à dire, on dit quelque chose d’indicible.
On tâtonne. On mâchouille. On évacue. On empreinte. On morcelle. On oriente. On rêve. On allume. On brûle. On blottit. On écope. On écrit.
Aussi, de là à en faire une occupation salariée… Je ne l’ai jamais conçu ainsi, et en un sens, cela m’a sauvé. La faim a été plus forte, mais aussi plus concrète, que la poésie. Qui l’a payé, un peu. Qui lui revaudra ça. Plus tard.
Quand le besoin de publier est plus fort. Non pas pour se faire valoir, mais pour témoigner. De l’exigence de la littérature.
La littérature inquiète. Elle ne se repose jamais. Pas de vacance à son errance. Pas de congé. Pas de congé, jamais. Un autre motif. C’est plus fort, plus important, certes, mais aussi plus oppressant, plus engageant, plus irrépressible que tout travail.
Ca ne mérite aucun salaire. C’est désintéressé.
C’est moche.
C’est beau.
C’est rien.
C’est tout.
C’est écrire. S’extirper du temps, du travail et de la société. C’est creuser, traquer, tarauder.
C’est écrire. Creuser, traquer, tarauder.
Tarauder. C’est tarauder.