Le plaisir de dresser des listes est typiquement un rapport particulier à l’espace. Dénote un genre de narcissisme qui est le propre des démiurges et des dieux.
(L’homme crée les dieux pour suppléer à leur manque de père, car dès l’abord, les hommes se structurent sur du vide – et les sociétés en profitent.)
Pour le roman la liste est l’une des formes de la narration, ici l’ordination est dépassée, transgressée et souvent la liste est fautive, erronée, choisie justement pour dégénérer le genre de la liste.
Dans son occupation de greffe continuelle d’autres genres ou discours, le roman – tel qu’il devrait néanmoins exister – parasite la liste pour démonter la série, ou défaire la métonymie même.
Il y a un livre qui, j’en suis sûr, aurait été choyé par Montaigne et Rabelais, Borges, Michaux, Bon. Pour d’autres raisons professionnelles, j’ai côtoyé ce livre longtemps, mais j’ai aussi toujours été fasciné du point de vue de l’imaginaire, de la fiction.
Les livres de science séduisent le roman, et surtout s’il s’agit de classification : taxonomie : flores ou faunes, recueils d’espèces, clefs de détermination… Ce livre là est le degré zéro de la classification, son principe générique.
J’aime me promener entre ces pages comme dans un musée (musée et liste et démiurgie : le lien est certain), comme j’imagine la maison de la déité appelée Galactus, dans certains comics américains, où chaque espèce des mondes engloutis est représentée, à la fois comme trophée et comme témoignage, mais le trophée n’est-il pas un témoignage ? (Je le sais bien moi qui collectionne les photographies de fleurs.) (Et nous revient aussi la figure du « héraut » de Galactus, dont le plus célèbre demeure le Surfeur d’Argent (!), chargé de découvrir des mondes et pris de remords devant les mondes habités, tel… le nôtre.)
Le livre est celui de Guillaume Lecointre et Hervé le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, dont la première édition a paru en 2001. Les illustrations sont de Dominique Visset – les illustrations sont pour une large part à l’origine du charme du livre. Deux autres éditions ont paru depuis.
Selon la phylogénétique, la classification est largement revue, et, est-il besoin de le spécifier, l’homme n’est plus l’aboutissement de l’évolution, comme on le croyait avant ; les espèces ne sont plus structurées selon sept niveaux d’organisation (règne, sous-règne, embranchement, classe, ordre, genre, espèce) ; tous les noms qui marquent un caractère négatif sont bannis (in- vertébrés, terme qui n’a de sens qu’au regard des vertébrés, ce qui est absurde) ; le vivant est considéré comme un ensemble : bactéries, archées, flore, funghi, faune : les séparations n’existent pas vraiment ; plutôt un continuum, etc.
Pour la première fois on a un objet à la fois intra-dynamique (liens infrapaginaux), inter-dynamique (propre au sujet : pas de mouvement plus hasardeux que celui de la spéciation), qui ne cache ni son ambition, ni ses éventuelles failles ; pour la première fois certains groupes sont graphiquement représentés ; d’autres se révèlent ; enfin, une grande part de notre savoir est bousculée. La taxinomie bouge depuis les années cinquante et, avant ce livre, on enseigne encore partout la classification de Linné, vieille de trois cents ans et qui ne tient en rien compte de la génétique. Les choses, grâce au livre, commencent à changer.
Le parcours du livre, enfin, est donc comme un voyage en un autre pays, lointain et merveilleux.
Les noms. Des plus secs : Protobactéries gamma ou Bactéries vertes sulfureuses, on dérive lentement vers des mots- valises de plus en plus évocateurs (et souvent barbares, quoique grecs) = Chlamydiées, Aquificales, Choanoflagellés, Euglénobiontes, Klebsormidiophytes, Cnidaires, Cténophores, Cycliophores, Ectoproctes, Kinorhynches, Solénogastres, Rémipèdes, Myxinoïdes, Chéloniens, Maséxoniens, Panines, Ginclymodes…
Les espèces ou groupes décrits (appelés clades) sont nombreuses, certaines bien connues, d’autres absolument édifiantes. L’exemple du Cycliophore Symbion pandora, la femelle mesure 350µm. (L’anglais est toujours plus direct : les cycliophores sont appelés Wheel-water, et les Tardigrades sont les Water-bear, les Siponcles les Peanut-worm.)
Je cite :
C’est le phylum animal le plus récemment décrit (décembre 1995). L’unique espèce décrite est un animal vivant sur les soies des pièces buccales de la langoustine Nephrops norvegicus […] Les mâles sont nains, fixés sur les femelles. Leur situation phylogénétique a été incertaine depuis le début. Ils ont, en effet, été décrits comme un phylum « ayant des affinités avec les entoproctes et ectoproctes », ce qui est une absurdité.