Où l’on apprend que…
A JC
§ L’ascenseur est en panne, comme d’habitude. Il faut descendre les quatorze étages à pied. Il faudra aussi les remonter, les étages, mais avec cabas qu’on aura chargés. Dans la nuit il a neigé. Une mince couche de neige, qui recouvre et cache les-débris-les-gravats. Le vieux est sorti vaquer à ses affaires dont personne ne détient le détail, et il a pris les skis. La maison est chaude, trop chaude, excès dénotant l’indigence par ailleurs. Peut-être le vieux est sorti parce qu’il avait trop chaud, cette chaleur subite brise la routine. Le pâle de la télévision, toujours allumée (meuble commode chauffe un peu aussi) diffuse un film qu’on devine français. (J’ai cru reconnaître un acteur de seconde zone.) Le film n’est pas sous-titré, et une voix unique récite d’un timbre froid et monocorde les dialogues de tous les personnages, femmes comprises. Mais de toute façon personne n’écoute. On boit du thé. Je regarde la bibliothèque. Elle est comble de livres, la plupart écrits en langue française. La vieille est humble et occupe par-là tout l’espace. On n’en peut plus de tant de déférence. La nuit nous on dort par terre dans le salon sur un matelas en mousse, qu’on déblaie tous les matins.
§ Ce qui m’a frappé en arrivant ici c’est la largeur des avenues. Des deux fois quatre voies traversent la ville un peu partout. C’est certes impressionnant, mais c’est surtout qu’on n’y trouve pas de voitures et peu de piétons. La vie est dessous, surtout, dans le métro où les gens se radinent, vivent, se tiennent chaud encore. C’est l’unique lieu qui ne semble pas délabré, esseulé ou sale. On y accède avec de petits jetons de plastique qui semblent déplacés dans ce monceau de pierres, de bois et d’ancien faste. J’en ai gardé un. Si, on trouve des voitures, mais chez des concessionnaires, magasins flambants neufs, qui gueulent aux visages émaciés qu’ils ne valent rien ; ces enseignes BMW et Mercedez-Benz, où l’on ne voit jamais personne, car personne ne peut être concerné par cette pierre philosophale, on les trouve aux coins des vieux immeubles, de plus en plus nombreuses. Ça a peut-être changé maintenant je ne sais pas. On nous a amené, nous, dans le quartier ou jadis opérait le marché noir. On préconise un magasin qui occupe tout un immeuble d’antique facture largement dégarni de ses fastes et pavois ; il se prend pour un genre de centre culturel, avec jean’s, disques vinyles et CD, affiches, et revues en petit nombre. Dans les cages qui montent aux étages, un type vend des photocopies de partitions des Stones, des Floyd, sur une vieille couverture mitée. Tu dirais que tu touches un incunable tellement le papier frotté-trimbalé est devenu velours fin. J’ai acheté The dark side of the moon. Les jeunes ici sont blancs, on dirait qu’ils ne sont nourris que de ce fameux fromage blanc qu’on nous sert à chaque repas, parfois, rarement, avec exquis coulis de fruits rouges, ou bien de poireaux. On dirait qu’ils se réveillent après des années de caverne, d’alcool blanc ou de vermine parasite. Comme s’ils naissaient comme ça tout habillés à seize ans. Les adultes eux, ont le regard gris et des barreaux sur la gueule. Ils me regardent avec haine et amour mêlés, ça leur déjante les yeux. Ils se tortillent en te croisant et s’éloignent en faisant effort pour t’oublier. Tu es une espèce de miroir où ils ne reconnaissent rien qui leur correspondent.
§ Je n’en saurai pas plus cette fois-ci. Le vieux est rentré la nuit tombante. La télé poursuit son monotone. La vieille est toujours volubile de son effacement. Ils ne diront rien, n’ont rien à dire. Mon frère est moi avons été séparés au début de notre vie dans ce merdier. Moi envoyé en France via RDA, dont je porte trace sur mon passeport aujourd’hui relique. Lui ici, chez eux. Les fruits rouges. Elle parle • enfin. Il adorait le miel. On l’appelait Medvedik. Elle l’a dit. Il • adorait • le • miel. Elle n’en dira pas plus. On m’a envoyé en France sur la Côte d’Azur, en pension. On m’a donné le nom de Val, pour je ne sais quelle raison. Avant de quitter ce pays, je voulais voir l’aube sur la Place. J’ai piqué les skis du vieux, descendu les quatorze étages à pied (toujours en panne). Et je suis resté là, fasciné par les coupoles de la cathédrale, à m’en crever les yeux. L’avion survolerait les longues prairies blanches et les forêts sombres. Je rentrerai sans rien savoir. Sauf. Qu’il. Adorait le miel.