Salvatore Niffoi est un écrivain sarde (1950), dont la proximité avec Farigoule Bastard est étonnante. Projet de traduction de son œuvre, avec ce premier chapitre d’un livre hélas déjà traduit en français (je n’avais pas bien vu).
1. Abacrasta
Abaca, abaco, abakuk… Abacastre, le nom de mon village, vous ne le trouverez pas dans une encyclopédie, vous ne le trouverez pas non plus indiqué sur les cartes géographiques. Dans le monde entier, personne ne le connaît, parce qu’il n’a que mille-huit-cent-vingt-sept âmes, neuf mille pécores, mille sept-cent chèvres, neuf-cent-trente-sept vaches, deux-cent quinze téléviseurs, quatre-cent-quatre-vint-dix autos et mille cent soixante trois téléphones portables.
Abacrasta est connu seulement dans le voisinage, où on l’appelle « le pays des ceintures ». A Melagravida, Ispinarva, Oropische, Piracherfa, Orotho, quand un d’Abacrasta se pointe, ils se font un signe de croix et se demandent : « Et celui-là, c’est pour quand ? »
A Abacrasta, de vieillesse, personne ne meurt jamais, l’agonie n’a jamais bousillé un chrétien. Tous les hommes, arrivés à un certain âge, sentant leur fin imminente, se défont les caleçons comme pour aller faire leurs besoins, dégrafent leur ceinture et se la nouent autour du cou. Les femmes utilisent une corde. Certains se tirent une balle dans la tête, d’autres s’évanouissent, d’autres se noient, mais cela fait peu, très peu, au regard du nombre de pendus. Dans les tanques d’Abacrasta il n’y a pas un arbre qui ne soit devenu une croix.
Cette malédiction, qui excite les habitants d’Abacrasta et les persuade qu’ouvrir la porte du vide est aussi facile que de décapsuler une bouteille de bière fraîche, n’a pas d’âge, et se perd dans les mauvais songes que dit-on faisait dans l’antiquité un certain Eracliu Palitta, le fondateur du pays. Eracliu est un berger, venu par la mer de terres lointaines à la recherche d’air de la montagne. Il s’arrêta aux pieds d’une falaise qui ressemblait à la tête d’un gros veau blanc et mit enceinte Artemisa Crapiolu, une femme aveugle qui, à force de suivre les chèvres, avait les pieds durs comme des pierres.
Ils transformèrent la bergerie en maison et s’y installèrent ensemble. Ils eurent dix-huit fils et le plus beau de tous, Istenfalu, ressemblait à un croisement de sanglier et de mule. Ils les ont sevré à coup de lait caillé et de pain d’orge. L’eau pour les rassasier, ils la tiraient avec un seau de liège de la source d’Abacrasta. Cette eau-là, encore aujourd’hui, est dense comme l’huile de lentisque, au goût âpre des feuilles du gouet.
Abacrasta a pris le nom de cette source et personne n’est parvenu à en changer, pas même le Pèréternel. Une fois, au siècle dernier, un gradé des carabiniers a essayé, envoyé dans la région pour arrêter deux gaillards qui s’étaient donnés au banditisme. « Vasciu »1, il voulait nommer le pays, en l’honneur du Duce. Avec le podestà, il réunit les habitants sur la grande place de Muristene et les contraint à gribouiller quelque chose sur une feuille jaune. Presque tous, par dédain ou ignorance, écrivirent « Vrosciu »2. Cette année-là, à Abacrasta, il y eut plus de purges que d’habitude.
Les fils d’Eracliu mélangèrent leurs sangs et il en sortit une série de personnages inquiétants, aux racines fichés dans le passé et la tête toujours en avant à renifler l’avenir. De ces mélanges sanguins naquirent des chasseurs d’oiseaux au bec de bronze, des bandits, des mangeurs d’hommes, éleveurs de chèvres et dompteurs de chevaux.
Depuis tout petit ils prirent l’habitude de lancer leurs parents dans les précipices des chamois et une fois grands ils se sont mis à se pendre aux branches des saules, le long des rives du fleuve Alenu. Depuis lors, à Abacrasta, ç’a toujours été comme ça et chaque année, alors qu’approchent les moissons, arrivent de nuages lointains des oiseaux au bec de bronze, qui laissent tomber sur les champs une merde vénéneuse qui brûle trois quarts des récoltes.
Aujourd’hui, à Abacrasta, on fait encore avec ce qui transperce la terre avare : blé, lait, viande, olives, vins, œufs, liège, fruits, patates, cuir de vachette. Les chaussures et les ceintures les habitants d’Abacrasta se les font faire sur mesure par deux maîtres cordonniers, Alipio Cordiolu, héritier de Nannaru, et Augustinu Candela, fils de Genuario, qui s’est pendu il y a cinq ans à la rampe des escaliers. La ceinture pour les pantalons, ils se la font faire longue, deux tours, avec les initiales gravées au fer chaud.
Tout le reste vient de l’extérieur, les autos, les machines à laver, les téléphones portables, les machines à coudre, les ordinateurs, les téléviseurs, les trayeuses, la mode, les idées. Même les curés serviles viennent de loin, parce que les jeunes ne savent plus se pencher, ne veulent pas se salir les chaussures de merde ni puer la chèvre.
Moi je suis Battista Graminzone, retraité, jadis fonctionnaire d’Etat auprès de la commune d’Abacrasta. Je n’ai jamais été un employé quelconque. Coller des timbres et faire des certificats a été l’unique moyen pour moi de gagner ma croûte, mais je n’ai jamais cessé de me demander pourquoi, dans mon pays, les gens renonçaient volontairement et si facilement au don de la vie. J’ai commencé à écrire , d’abord pour passer le temps, vu que j’ai été vieux garçon, puis par curiosité, au fur et à mesure que j’effeuillais les feuilles jaunies conservées dans les archives, puis par plaisir quand est arrivée Redenta l’aveugle.
La dernière autorisation d’ensevelir de cadavre je l’ai signée le 13 août d’il y a seize ans, quand l’hécatombe volontaire de chrétiens s’est arrêtée d’un coup d’un seul, comme par miracle.
Un jour à la fin de l’été où le soleil équarrissait les chênes-lièges et le vent faisait tinter les vitres a débarqué dans le village Redenta Tiria, une femme aveugle, aux cheveux brillants comme des ailes de corbeaux e pieds nus.
« Où habite Michele Isope ? » demanda au maître forgeron du coin de Mumucone.
« Cent pas à droite, puis tu prends la montée de l’église et tu es devant sa maison. Celle qu’a les œillets rouges devant. S’il ne t’ouvre pas de suite, frappe plus fort encore, que celui-là, quand il s’enferme dans son laboratoire, il n’entend même pas les fusillades !».
Il ne s’était pas rendu compte que Redenta était aveugle.
« Medas grascias ! », répondit-elle, en s’éloignant vers l’ombre des murs.
Antoni Sapa la regarda un temps de dos. Le pavement était bouillant. Elle avançait sur la pointe des pieds, en tenant la fardette relevée jusqu’aux genoux pour se rafraichir les cuisses. Les cheveux noirs lui venaient jusqu’aux flancs, comme une longue manteline. Redenta disparut dans le viol et Antoni se remit à ventiler la forge. Entre les braises que le soufflet crachait haut vers la hotte il lui sembla voir le visage d’une madone.