Je n’ai pas l’habitude des nécrologies, et les derniers mois et dernières semaines ont été particulièrement chargés en disparition de personnes que j’admirais, que je les connaisse (Jean-Luc Nancy, hier ; l’ami et le mentor Philippe nous a quittés aussi, je suis en train de terminer une autre de ces détestables pages d’hommage) ou non.
Lorsque Prince est décédé en 2016 déjà, j’ai pleuré – c’était la première fois pour un personnage public, que je n’aurais jamais connu, au plus près, autrement qu’en concert anonyme. Charlie Watts est décédé, j’ai été très peiné, mais je n’ai pas pleuré. Je le connaissais (au plus près, autrement que, etc.) sans doute beaucoup mieux, plus et depuis plus longtemps que Prince, mais probablement m’étais-je déjà familiarisé avec son départ (il est vrai que la nouvelle de ne pas prendre part à la prochaine tournée des Rolling Stones pouvait être de mauvais augure). Si Keith Richards venait à manquer (tout le monde a toujours pensé qu’il serait le premier), je serai très très triste, aussi, mais avec Watts, c’est vraiment autre chose, au-delà de la tristesse.
C’est que j’ai commencé la batterie avec lui (et avec Nick Mason, soyons honnêtes1), je mettais la sono à fond et jouais par-dessus, c’était… assourdissant. Le groupe choisit If you can’t rock me pour illustrer l’hommage diffusé sur les réseaux, je n’avais pas réalisé que c’était pour les paroles !
The band’s on stage and it’s one of those nights, oh yeah
The drummer thinks that he is dynamite, oh yeah
Lorsque je pense à lui, je pense moi d’abord à ce jeu étrange, qui semble forcé, notamment par le fait qu’il ne bat jamais le temps « faible » sur la charley en même temps que celui de la caisse claire, technique tout à fait particulière à n’en pas douter, qui confère ce swing imbattable, auquel s’ajoute ce léger rebond de la baguette qui donne ce groove si singulier.
On l’entend très bien dans l’intro de Honky tonk woman, mais aussi évidemment dans des morceaux plus jazz comme Slave ou Melody, funk comme Fingerprint file ou l’exquise chute de Jamming (where is Keef Richards) with Edward!, où on entend toute la retenue, l’élégance et le… blow justement – il faut dire que c’est un peu le groupe extrême : Ry Cooder, Nicky Hopkins, Bill Wyman et Charlie Watts (l’intro de Blow with Ry est jouissive).
Watts est d’autant plus fin qu’il est rusé et qu’il parvient à traverser, en quelque sorte, le mur du son, par exemple dans Sway (aussi insignifiants de volume sonore que les cordes de la fin, et pourtant quintessentiels), mais il y a mille autres exemples.
Une autre particularité, qui me plaît beaucoup, tient à la sobriété du jeu, pas de fioriture, pas de bravoure, pas de solo… comme le bonhomme (à une ou deux exception près, comme la dépendance assumée autour de 1986, quelques mois seulement) : batterie jazz, deux toms, une flat ride, une crash, une swish et la china qui apparaît je crois dans les années 80, et baste. Loin des doubles pédales inutiles et vulgaires, un son pur, essentiel lui aussi, vaguement rétro, mais en vérité presque plutôt punk (c’est-à-dire à l’os).
Et aussi un véritable styliste, qui se caractérise par différentes touches originales (depuis une époque où il n’y avait guère de vocabulaire, je veux dire au début des années 60, de la batterie rock), je ne sais pas, comme le rythme effréné (et le son sec et raide) des morceaux de Some girls (Respectable, When the whip comes down…), collant à l’époque comme à la coupe de cheveux (rappelant la folie de 19th nervous breakdown ou Live with me), ou encore les « roulements » introductifs qui me fascinaient, dans l’intro de Down in the hole, de Tie you up, Tumbling dice, etc., que je m’échinais à reproduire exactement…, les débuts syncopés, presque plantés, de Start me up ou Fingerprint file, les coups isolés de toms, comme ceux qui relancent la machine après le solo de Wild horses, peu après les 5’06 (poum-poum, pou-pou-pou-poum-tchiii), ou ceux plus architecturaux de Tops, à 2’47 et 2’52 (kloing, puis, chpong… chpong-chpong), ou encore les trouvailles de My obsession, Street Fighting Man (et la batterie jouet), et l’implacable rythmique (merci Mick Taylor) de leur absolu aboutissement, Ventilator blues, tous ces ‘riffs’ à jamais ingérés à jamais dans le catalogue des formes du jeu de batterie, jusqu’à ce drôle de truc de Thru and thru, deux grands coups de caisse claire (qu’on peut retrouver dans l’une des uniques 23 versions live interprétées entre 2002 et 2003 (comme nous l’apprend Setlist.fm),
Enfin son chef d’œuvre dans le chef d’œuvre, l’espèce de riffle, de groove reggae/jazz, à la fin de Dirty Work, la chanson, sur l’album éponyme décrié qui est pourtant l’un de leur meilleurs à mon humble avis (à partir de 2’47).
Il n’y a pas de groupe comme les Rolling Stones, qui allaient fêter leur 60 ans de carrière avec ces trois types Jagger, Richard, Watts, inamovibles : un groupe de rythm’n’blues qui dure, acquerrant une espèce d’aura habituellement réservée au jazz… Reste l’image d’un batteur aussi cool que raffiné, à qui je ne voudrais que dire Merci.
- Lequel a communiqué ce beau message – l’autre batteur élégant de l’histoire du rock.
Tant que j’y suis, dans ma petite collection rock, je trouve aussi ce message de Mark Knopfler :