Jour 7. R.XIII. Trastevere ; Q.XII. Gianicolense
Longue marche dans le Trastevere, depuis les quartiers anonymes mais vifs de la gare jusqu’aux ruelles si pittoresques et tellement médiévales du nord. Belle place de Santa Maria Trastevere. Pris un bus au hasard, le 115, qui monte sur le Janicule. Et redescente. Jour où la jambe empêche.
Jour 8. R.XI. Sant’Angelo ; R.X. Campitelli ; R.I. Monti ; R.IV. Campo Marzio
Retour pour motifs personnels au cœur romain de la ville. Je traverse le Foro Boario puis me décide pour les escaliers du Capitole. Les idées se rassemblent très lentement. Du temps pour remettre un nom sur les Dioscures, sur l’empereur à cheval (n’était-ce pas Tibère qui était barbu ?), puis les rues les plus proches (aucune envie de dépenser des sous pour griller au soleil). Je retrouve ainsi de près ces monuments toujours oubliés : temple de Saturne, temple de Vespasien, arc de Septime-Sévère, Tabullarium, Tullianum, basilique Julia… Cette colonne, à quoi appartient-elle déjà ? Ce bâtiment, qui frappe par sa taille modeste et son intégrité, ce serait la Curie ?
Et puis on nous a trompé depuis des décennies, il faut dire : ce que nous voyons de la Rome romaine (pour ne parler que d’elle) est déjà une reconstruction (même parcellaire) et donc arbitraire (orientée tout du moins) de ce que pouvait bien être le secteur alors. Les bâtiments ajoutés au fil du temps, les déplacements et récupérations, les destructions et pillages, le temps des hommes en somme, tout cela a produit un forum imaginaire : est-ce que l’arc de Septime Sévère a côtoyé l’arc de Constantin ?
Mais dans le même temps, cet ensemble — si on veut bien y regarder objectivement — d’une remarquable qualité, est d’une puissance évocatrice incommensurable. Une vraie machine à fiction. Un nid d’histoires et d’imagination. Je n’entrerai pas sur le forum : je me fais fort de voir les monuments de l’extérieur. Et puis il faudrait pouvoir visiter la Domus Aurea de Néron, les souterrains infinis, le Lapis Niger, choses auxquelles hélas on n’a pas accès.
Je descends vers la prison de St Pierre (Tullianum) puis bifurque vers le forum de César (je finirai le Foro Romano demain). Je jette un coup d’œil au forum de Trajan puis m’émerveille un long moment sur la reproduction des scènes de la colonne homonyme sur un coin de la place. Mais déjà, malgré l’heure précoce, les familles, les glaces, les cris, les appareils photos envahissent la place.
Une nouveauté (dans la mémoire) les fouilles du métro C qui ont mis au jour un autre monument tardif, l’Athénée d’Hadrien, espèce d’Académie de l’époque, mis au jour en 2007-2008 du fait des travaux de la sempiternelle Ligne C du métro. On ne voit rien bien sûr, mais penser qu’une ville tellement remaniée puisse encore délivrer des secrets est plaisant.
Je retourne à l’Ara Sacra di Torre Argentina, mais la lumière n’est plus bonne (on ne revient jamais sur ses pas). Je me rabats alors sur le théâtre de Marcellus. Impossible bien sûr de remettre un nom sur le temple d’Apollon Sosianus, et encore moins sur celui de Bellone (« je sais même plus c’est qui »).
Je prendrai finalement un bus pour retrouver l’Ara Pacis, autre destination du jour. Les trois ou quatre rioni ainsi traversés l’ont été partiellement et en hâte ; il faudra revenir.
Je voulais voir l’Ara Pacis car je n’étais pas revenu depuis la création du « musée » la recouvrant, réalisé par Richard Meier et compagnie. Devant, piazza Augusto Imperatore le mausolée dudit Octavien divinisé. Autour des immeubles du plus pur style rationaliste (euphémisme pour ne pas dire fasciste), assez élégants du reste.
L’attention du pouvoir sur ces restes est stratégiquement évidente : mausolée d’un chef d’état dictatorial divinisé et l’autel attenant, voulu par lui, dédié à la paix. Les travaux du musée sont également les premiers de cette ampleur à Rome (création d’un site dédié) depuis la chute du fascisme.
Je m’étonne d’ailleurs de la ressemblance entre l’œuvre de Meier et de l’ancienne couverture réalisé par le pouvoir fasciste à travers Vittorio Ballio Morpurgo. Mais sans doute-est-ce dû précisément à la clef donnée par la fonction et le rôle de cet ensemble urbain. Ce qui m’intrigue également, c’est de comprendre pourquoi je suis moi-même si fasciné par la figure d’Auguste (alors que l’œuvre et la pensée de Nicolas Sarkozy, pour citer un nom au hasard, ne m’intéresse au contraire pas du tout). Il est vrai que le livre de Bertina/de Roeck/Gallet/Michaud, Anastylose, déjà cité ici de nombreuses fois, est venu combler tout un espace en moi — et ce livre traite précisément de l’Ara Pacis. C’est un point sur lequel j’engagerai ma vigilance.
J’aime bien le film de Tinto Brass et soi-disant défiguré par Bob Guccione et Giancarlo Lui (scénario Gore Vidal), Caligula, même si et peut-être parce qu’il est plein de défauts. La figure de l’empereur tout puissant est interchangeable, je suppose, depuis Auguste et jusqu’au douzième, Domitien, dans la tradition issue de Suétone — et dans cette liste ne figurent ni Hadrien, ni Marc-Aurèle, ni Trajan, ni Caracalla, ni Septime-Sévère, ni Dioclétien, ni Constantin, pour ne citer que quelques noms célèbres : et cela aussi ça peut questionner, notamment au regard de leur empreinte urbaine. Pouvoir, et pouvoir faisant vaciller la raison, cruauté, guerre, organisation territoriale et superstition… il y a là bien sûr un thème largement étudié, sur l’origine des mouvements populistes (mais il serait plus pertinent de dire démagogues), sur le concept de nation, ou sur le simple usage du pouvoir autocrate.
Dans ces conditions la ville devient une application (ou un outil) de ce pouvoir — et en tout état de cause, Rome et les cités antiques nous montrent la faible distance qui sépare la lumière de l’ombre, le public du privé, le personnel du collectif.
C’est sans doute ce qui fait de la ville une organicité : un organisme vivant, sexué, coloniaire, immortel. Et moi là-dedans, je recompose des itinéraires, et d’un tas de fragments brisés par la mémoire, je remonte le tissu arlequin d’une ville où j’ai habité.