ROMA (abbrégé en RM) est le nom utilisé par quelque poète ou quelque politique pour désigner la surface sur laquelle sont répertoriés les restes d’un ancien empire, lui-même appelée Roma, égratigné puis éparpillé en mille morceaux, débris épars autour desquels la vie, sans y prendre garde, a continué de manière indolente. Il n’y a pas beaucoup de point commun en vérité entre ce qu’était la ville il y a 2500 ans et ce que nous voyons aujourd’hui. Cela toutefois n’est pas franchement assumé, ni par le pouvoir, ni par le citoyen, ni par le visiteur.
Ce que Roma représente aujourd’hui c’est un songe plutôt qu’une mémoire ; un musée malfamé plutôt qu’un patrimoine collectif ; un délire plutôt qu’une fiction.
Roma représente aussi une ville, que j’ai habitée il y a quinze ans tout juste, et qu’aujourd’hui je ne reconnais plus.
Comment peut-on oublier une ville ? N’y ai-je pas marché des heures durant ? N’y ai-je pas mangé et bu, n’y ai-je pas vécu, ne me suis-je pas déplacé, n’y ai-je pas aimé ? De tout cela, si cela a été, je n’ai plus guère de souvenir.
Je n’habitais pas le centre ville, en effet ; mais Spinaceto, qui est connu un peu grâce au film de Nanni Moretti, Caro diairio.
Je ne suis pas retourné à Spinaceto encore. Pour l’instant je vise la ville, depuis mon point de chute, qui est Trastevere. Et je délie la marche à pied en notant sans les structurer ou les développer beaucoup les descriptions ou impressions qui me viennent. Comme quelques notes posées au vol dans un imaginaire journal intime (diario) romain.
Jour 1. L’arrivée et la virée en bagnole dans les avenues vides de Garbatella à Tor Pignattara.
℘ Arrivée à la gare de Trastevere, je découvre un quartier où je n’ai jamais quasiment mis un pied. Forte forte chaleur, très sèche (on prend des habitudes à Genova). Je descends vers la via Portuense en quête de l’immeuble populaire qui m’héberge. Devant celui-ci, la place est pleine d’enfants qui jouent à la balle, de vieillardes qui se soutiennent les unes les autres, quelques parents…
℘ L’immeuble a une immense base qui dessert les différentes ailes, jusqu’à F ; quatrième étage. Les quartiers pris, voiture, pour un grand tour jusqu’à Garbatella et ses nombreuses petits immeubles reliés entre eux par des passerelles, puis Tor Pignattara, en quête de l’incroyable trattoria Betto e Mary où je découvre après bien des années, le cheval mouliné, le brocoli frit, et l’une des meilleures carbonara (pâtes maison) (photo) du pays.
℘ Ces quelques heures, et les longues et grandes avenues vides de la nuit, traversées en bagnole, m’évoquent Naples ou Palerme, traversées cet hiver, avec cet immanquable douceur, cette nonchalante violence du Méridion qui vaille vraiment la peine.
Jour 2. R.XX : Testaccio et R.XII : Ripa
℘ Je sors dans la ville à l’heure morte, la plus chaude, la terrassante. Tout est fermé. Je descends la rue devant l’immeuble, et je réalise que le fleuve est déjà là. Eau verte, opaque et calme, bordée de cannes de Provence, de jeunes figuiers, de coureurs. Largo où un camion de pizza vidé est en pause, le vendeur allongé derrière sa banque, et un pompiste qui attend. Je pénètre dans le quartier de Testaccio, sans croiser personne, jusqu’à la place Santa Maria Liberatrice où je bois un café. La place est calme, pleine de cigales. La chaleur est immense, concrète, plastique.
℘ Je me dis qu’à un certain point en Italie où l’on passe la frontière jaune du sud, et plus aucune expérience ou existence n’est la même. J’arrive à la rue Marmorata et prends à droite, vers Piramide, monument qui m’a toujours fasciné (le bus passait dans ces environs qui me portait via l’EUR depuis Spinaceto et jusqu’à la ville). Je passe devant la magnifique poste de facture fasciste et y poste deux lettres.
℘ Piramide. Travaux. La ville sort un peu de la léthargie post-prandiale ; quelques voitures, quelques touristes souffrant d’être loin de leur repères commerciaux. Je me mets à faire un petit inventaire botanique alors que je vois le souchet odorant en compagnie d’une digitaire et du panic pied-de-coq. Je ne suis pas dérangé.
℘ Je traverse le parc puis contourne l’Aventin par l’avenue du même nom, jusqu’au cirque Maxime qui offre cette vue imprenable sur le Palatin. Je réalise d’autres inventaires dans les haricots pleins de merde et de déchets qui le bordent sous les yeux inquiets ou amusés des touristes (Français, Allemands, Japonais surtout). Je redescends tranquillement vers le fleuve, en m’arrêtant devant le temple à Vesta que j’admirais autrefois. J’admirais aussi la petite église de Santa Maria de Cosmedin, non pas seulement pour la bouche de la vérité, d’ailleurs inaccessible ce jour à cause de la foule qui fait la queue. Je traverse à nouveau le Tibre (Cloaca Maxima) me faufile par les petites rues de Trastevere (place Santa Cecilia, via San Michele) jusqu’à la porte Portese et la longue rue Portuense qui me ramène par les nombreux négoces de vélos, motos, garages à mon point de départ.
℘ En relisant mon parcours sur les cartes, je me dis qu’il est étrange de dériver seul dans la ville avec pour seul objectif la dérive. On passe à côté de choses (comme le cimetière « acattolico » où sont enterrés Keats et les restes de Shelley et Gramsci, les anciens abattoirs abritant le musée d’art contemporain MACRO, la colline des Cocci, la structure décadente du gazomètre de Testaccio, ou même l’Aventin que je n’ai pas voulu saillir cette fois-là) qu’on ne soupçonne même pas. Mais la ville se restructure sous mes pas. Je recouds les quartiers, les souvenirs, et peut-être, qui sait, une partie de moi-même. Je “terminerai” ces deux rioni demain.