Ce texte [Acte 1, scène XI], appartient à De par la ville de par le monde, un roman en cours d’écriture, en six actes et soixante-douze chapitres, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delà, sporadiquement mis en ligne ici… et exposé là.
« Le miracle de la Trinité est cela qui fait d’un homme… disons… “réel”, mettons le dénommé Jésus de Nazareth, dans le même temps non seulement un personnage homonyme, Jésus-Christ, héros d’une saga antique d’inspiration proche-orientale (mais avec une audience très atlantique et au-delà), mais de surcroît un objet de culte pour une foule toujours grandissante de fidèles (Dieu, parfois surnommé Dji-Zeus). Tel est le miracle de la Trinité. »
C’est dans ce pseudo-Tertullien qu’est exposée non seulement l’idée d’une incarnation trinitaire de Jésus comme enveloppe de lui-même mais aussi du père et du saint esprit, l’idée est hardie.
Or pseudo-Tertullien, vrai Tertullien, mais aussi Eusèbe de Césarée, Justin de Naplouze, Épiphane de Salamine, les Actes de Pierre et Paul, les Actes de Pilate, Tacite, Philon d’Alexandrie, les Evangiles, Flavius Josèphe, la Mors Pilati (VIIe siècle), Dante, Étienne de Bourbon, Mikhaïl Boulgakov, Anatole France, Roger Caillois, tous ces éminents auteurs nous éclairent sur la scène cachée, la lettre volée de toute cette histoire — pour ce qui nous concerne ici : le fait que le personnage trinitaire en question soit né sous le règne d’Auguste, dans l’Empire de ce dernier, et mort sous le règne de Tibère1, et qu’un Romain soit directement au contact de ce rebelle : le dénommé Ponce Pilate — dont le praenomen manque, nous l’appellerons dorénavant Lucius [cf. Schiavone].
Lucius Pontius Pilatus est considéré comme un martyr par l’Église copte, comme un saint par l’Église éthiopienne. Comment César (en la personne de Tibère, mais aussi de ses descendants) a-t-il pu laisser faire ça ? La question qui peut-être est la plus présente de toute l’historiographie romaine, sinon de l’histoire de l’Occident. Pilatus est celui par qui le crime ou le christ arriva.
1. Nous savons peu de choses sur lui, ni sur le lieu et la date de sa naissance, ni sur le lieu et la date de sa mort. Mais s’il est préfet de Judée autour des années 30, il est probable qu’il est né vers les années 10 avant… JC. Il n’a probablement pas connu directement Auguste, mais comme le note les auteurs de Jean 19,12, il est « ami de César », ce que l’on peut interpréter (et qui nous en empêche ?) qu’il est un familier du palais.
2. Renvoyé à Rome après dix de service en Judée, pour des raisons obscures, il n’est pas dit qu’il ne vienne faire un rapport de la situation locale. Sur ce point Flavius Josèphe, Philon d’Alexandrie, juifs, et Eusèbe de Césarée, chrétien, ne peuvent être d’une impartiale objectivité. La mer étant impraticable, il doit passer par les terres, le voyage est long.
3. Tibère disparaît sur ces entrefaites et le nouveau César, Caligula, libère le frère d’Hérodiade, et le fait roi des mêmes territoires que Philippe.
4. L’idée d’un procès intenté par Tibère à Pilate est plus que farfelue.
5. Que faisait Pilate à Lyon et Vienne, peu après2 ?
La vérité, plus probablement, se trouve dans un texte apocryphe, attribué à Domitius Marcus (mais très certainement postérieur), un contemporain de Tibulle et ami de celui-ci (une légende veut que des écrits de Virgile lui-même soient tombés finalement entre les mains de Dante Allighieri3). Celui évoque le tragique destin de Tibulle, suivant Virgile en enfer de quelques jours, ce qui frappa beaucoup les contemporains et jusqu’à aujourd’hui4.
Ce qu’on sait, à peu près, c’est que Virgile, Properce, Tibulle, Horace et Ovide, avaient recours à la cacozelia latens, littérature secrète (littéralement, « pâle imitation », mais tout le débat est de savoir s’il s’agit de mauvais goût ou de mauvais esprit), littérature subversive dissimulée sous des mots communs…
On rapproche parfois les morts prématurées des quatre premiers et l’exil du cinquième à leur opposition secrète (leur résistance) à Auguste.
L’affaire est plus compliquée que cela ; Auguste, en effet, rêvait d’avoir sa troupe d’écrivains de cour qui chantent à sa gloire. Le « cercle de Mécène » lui permit d’effleurer ce qui se fait de mieux alors en matière de littérature et, en l’occurrence, de poésie. On peut s’étonner d’ailleurs que leurs écrits nous soient parvenus, quasiment dans leur intégralité, alors que ceux-ci, visiblement, s’entendent pour dénoncer, y compris de manière cryptée, le pouvoir du prince. N’est-ce pas Auguste lui-même qui s’opposa à ce que les exécuteurs testamentaires de Virgile, Lucius Varius Rufus et Plotius Tucca, brûlent à sa mort son dernier poème inachevé, l’Enéïde, comme il le souhaitait5
Ainsi Virgile, Horace, Tibulle, Properce et Ovide (jusqu’en 8EC, date à laquelle il est relégué à Tommes) se voyaient à Rome, secrètement, pour conjurer. En réalité leurs réunions avaient été coordonnées (comme le soupçonnait Agrippa) par Mécène (Tristes Vita Vergelii 185-8 : M. Vipsanius a Maecenate eum [sc. Vergilium] suppositum appellabat nouae cacozeliae repertorem [ou repertore], non tumidae nec exilis, sed ex communibus uerbis atque ideo latentis. ). Mais là où se fourvoyait Agrippa, c’était que Mécène ne souhaitait pas que les poètes complotassent contre leur maître ; il n’est pas dit qu’ils ne l’aient pas fait, et tout semble attester qu’ils ont bel et bien cherché à discréditer Auguste par leur poésie à l’apparence champêtre et inoffensive. En revanche, le but secret de Mécène était autre. En 23BEC, Auguste faillit mourir, disparaître de la face de la terre. L’hépatite virale est une maladie mortelle à cette époque. Il lègue tous ses pouvoirs à Agrippa. D’accord avec lui, Mécène, qui fait office de… mécène, mais aussi et surtout de spin doctor, pour ces deux jeunes gens (plus très jeunes) dédiés à l’action (surtout si elle est faite de placards, de lettres de recommandations, d’arrêts de morts et de sesterces).
D’autres réunion secrètes ont lieu, entre Auguste, Agrippa et Mécène. Il s’agit de trouver un moyen de maintenir les intérêts de chacun au-delà des corps mortels, en somme de faire perdurer l’empire, ou mieux, l’idée de l’empire, au-delà de leur fatale disparition à tous les trois. Élevé par Julia dans la stricte obédience stoïcienne (et assez lointain, en vérité, des élucubrations de Platon ou d’Aristote), Auguste, qu’une once de mysticisme d’inspiration égyptienne a toujours fasciné, et qui a déjà toutes les cartes en main, cherche un moyen d’assurer sa descendance, au-delà même des préoccupations dynastiques, qui elles, grosso modo, sont toutes réglées. Agrippa sera l’héritier, ou ses fils, si les fils d’Auguste eux-mêmes, comme cela est probable, venaient à manquer (Mécène se soucie comme d’une guigne de la postérité charnelle ; pour lui seules comptent les idées). C’est pourquoi il lui a donné sa sœur en 21BEC.
Mécène a une idée : il s’agirait de trouver un moyen que l’empire perdure au-delà, pour ne pas dire en dépit des empereurs eux-mêmes. Ils sait bien que, le pli étant pris, il n’y a plus de retour possible à la république des anciens. Il sait bien aussi que la politique trouvera toujours un moyen de désigner un empereur aussi débile ou faible ou barbare qu’il soit (c’est à l’occasion de l’une de ces réunions qu’il déclarera qu’on pourrait même voir Claude sur le trône, haha, ou même, pourquoi pas, un Africain, hihi ! Ou un Gaulois, hoho ! Morts de rire !) : là n’est pas la question. La question c’est de tenir pour des siècles et des siècles.
Comme il est rien moins que fourbe, il pense très vite que la solution doit se trouver hors de l’Empire. Il a bien sûr songé à l’Égypte (il ne l’oubliera pas tout à fait d’ailleurs, peut-être sous la pression d’Auguste, trop heureux de prendre une nouvelle revanche post-mortem sur Antoine) : il s’agit de nourrir l’empire d’Occident du sang de l’Orient. Mais Alexandre est déjà passé par là : si les bases qu’il a jetées sont solides, il faut trouver de nouvelles idées, il pense comme ça Mécène, au story-telling en toute chose. « Piochons dans ces nouvelles religions et faisons en sorte de nous rapprocher d’elles, aussi longtemps que cela puisse prendre, et faisons passer les nouveaux dieux, ou le nouveau dieu, le dieu unique, pour le sauveur du monde dans son entier. »
Les deux autres sont un peu soufflés par l’audace de Mécène. Hors de l’empire ? Un dieu unique ?
« Si l’un de tes descendants, divin Auguste, embrassait cette nouvelle foi, nous pourrions régner sur les Chinois comme sur les Barbares. Cela prendra des siècles, à n’en pas douter, mais notre ambition n’est-elle pas de durer un jour de plus, une seconde seulement, que l’éternité ! »
- Tibère, dont nous parlerons plutôt de la femme, c’est-à-dire la fille aînée d’Octave. ↩
- Eusèbe Historia Ecclesiae II 7. ↩
- Une autre légende veut que Virgile lui-même ait envoyé à des destinataires inconnus, probablement inconnus de lui-même, en tant qu’ils écriront dans un futur imprécis, des poèmes ‘révolutionnaires’ ; une branche de la cabale vaticane étudie précisément ces indécises, aléatoires et hasardeuses correspondances ; elles devaient/doivent se transmettre de facteur à facteur, ou plus justement, comme le suggère un manuscrit de Smyrne datant du VIIe siècle BE, de fauteur à fauteur, υποστηρικτής, jusqu’à trouver le « réceptacle idoine », προσαρμοσμένο δοχείο. Cette secte de lettrés est semble-t-il très active au sein de la chancellerie vaticane. ↩
- Te quoque Vergilio comitem non aequa, Tibulle / Mors iuuenem campos misit ad Elysios / Ne foret aut elegis molles qui fleret amores / Aut caneret forti regia bella pede. ↩
- Et que penser du confinement d’Ovide à Tommes où il composera (outre Ibis, les Halieutiques et les Pontiques), les Tristes ? ↩