L’affaire Panitza est une longue nouvelle inédite, présentée ici, et qui débute par ce prologue.
C’était dans cette période — rappelons-nous incidemment — cette période noire et étrange (Une guerre de drôles, avait dit Vé, mais Pfaff avait été plus d’arêtes : Une boxe fantôme) que Francie avait mis le doigt sur une qualité de l’humain dont, jusque-là, elle n’avait jamais eu qu’une intuition fugace.
Et cette qualité d’autrui se concentrait, en vortex, d’autant mieux et plus chez les semblables de sexe masculin.
Dans ce temps de traverses et de cagoules, Francie fréquentait essentiellement des hommes, et beaucoup.
Les nuits sont longues souvent, et souvent plus étirées encore que les longues lentes marches.
Les nuits sont des mondes, engagées insécures dans les bas-fonds de l’âme humaine.
Les nuits de parole et de silence, les nuits de questions, cette forme animale qui sangle parole et silence, plus les parements des écorchés — les épines blanches ici, et les scorpionnes, ne navrent pas autant les peaux et les mains comme les yeux et les cœurs — des rescapés, fugitifs, égarés, arlequins débarqués ici ou ailleurs, parfois ici, parfois ailleurs, elle ne connaît que ceux d’ici, mais toujours effarés d’inquiétudes, et tous différents, toutes peaux, toutes mains confondues, parfois avec leur nocher de nuit, souvent sans rien, des lièvres sans papier, sans ressources, sans beaucoup plus d’espoir, mais avec toujours cette hargne, ce sang fermé, cette espèce de foi qui les propulse comme des hirondelles, faucilles labiles, aux cols venteux et vertueux écopés de grésil.
Et pas plus qu’ils ne comprenaient quasi rien de leur cheminement masqué, enneigé, ennuyé et souvent à leur insu, tant il est vrai que le pays pour eux — celui-ci ou un autre — ne représentait à proprement rien de stabile, pour le peu qu’ils y passent, en quête d’une autre terre ils ne peuvent pas se payer le luxe de le visiter ni de l’habiter, ils adoptent plutôt la tactique de la proie, toute attention vers les pieds plutôt que — inverse donc du chasseur — que là où le pied aborde — ce pays-ci en valait bien un autre, ainsi de même Francie ne saisissait rien ou quasi ds situations ici exposées. On la laissait bien souvent dans l’ignorance, raison de sécurité évidente, mais même si elle savait les origines ou les destinations, les détails et extrémités du parcours et du passé, la perception qu’elle avait de telle situation précise se noyait irrémédiablement et indistinctement dans le chaudron inconfortable et absurde de la guerre.
Et cette situation, qui avait tout, alors, d’une véritable catastrophe, mais une catastrophe cotonneuse, hagarde tranquille en quelque sorte, puisque rien, des pécores aux catananches, ici-bas, n’avait semblé se mouvoir dans le souffle d’une explosion ou trembler sous les détonations, il n’y avait pas eu de balles dans les murs ou de murs éboulés, non, pas vraiment, pas ici vraiment, mais plutôt une tension, une tension palpable, tension qui n’avait rien pourtant de palpable, d’ailleurs, rien de tangible à la main, même à l’œil, relayée par la radio, relayée par le silence, comme un canal d’ondées, la qualité de l’air, ou la qualité de ce qu’un air, quelque plein et lumineux, jaune et bleu, or et azur, pouvait porter, rien à l’œil comme à la main, mais au cœur en revanche, si cette tension parlait au cœur, même maltraduite, balbutiante ou hésitante, ou fragmentée, éclatée, sanguinolente, plasma qui devait bien convoyer au sang ?, sang du cœur, et donc cette situation de catastrophe imminée, rameutait chez Francie des histoires catastrophiques de cœur, c’est-à-dire le manifeste du sang, et quand elle se figurait le cœur, elle se figurait l’unique objet de son sentiment, oui, il avait fallu passer par toute cette longue phrase itinérante pour isoler un nom, c’est-à-dire un visage, et ce visage sous ce nom, oui, c’était, c’est Pfaff.
Cette fréquentation de la guerre des hommes, par le truchement de leur cœur, officier des sangs, avait fait réaliser à Francie son attachement presque veneur à Pfaff, son ami, son ami d’enfance, et de croisée en lieu, et de limon dans les saules et de farigoule dans les rocailles.
Mais était-ce bien sérieux ?
Pfaff, de son côté, avait ses raisons… Pfaff, dans toute sa diminution, dans sa discontinuité, et pratiquement, dans son statut (rôle) d’embryon, dans sa posture (parole) de retrait et de retenue, non, d’effacement, Pfaff savait des choses.
Pfaff avait accès aux choses mêmes.
On disait que Pfaff buvait. Pfaff ne lésinait pas sur le boire et le manger. Mais ce n’est pas ce qu’il ingérait qui marquait, c’était ce qui l’imprégnait. À certains moments de l’année, au respir des saisons, à la levée des neiges ou des pluies, au couvain des chaleurs, Pfaff ressentait de fortes douleurs au crâne, ou bien aux articulations, et même, il disait, au sang. Cela le retenait alité alors qu’il était toujours en marche à bader. Il le prenait mal. Il se renfrognait, allongé sous les couvertures comme armé de saint-antoine.
Mais ce n’était pas cela. Il transpirait beaucoup. Il râlait. Il dormait aussi beaucoup. Il délirait ou plutôt, dans cette parole qui était chaude et saccadée, il semblait délirer.
Ces accès de fièvre étaient pour lui comme une porte, et alors il pouvait pénétrer dans un monde à lui seul connu. Lorsqu’il cherchait à expliquer à Francie ce qu’il voyait, les mots lui manquaient. Elle essayait de saisir, ne saisissait rien, mais ne le jugeait pas, et, plutôt que de l’apposer à un effet de la maladie, elle préférait y voir les stigmates de sa sensibilité. Par ses étrangements, par son physique enclin, Pfaff fascinait.
Et lorsqu’il se remettait, il devait faire un effort pour ne pas réduire tout en poussière, d’après le chaos qu’il avait parcouru fébrile. Il en tirait des enseignements ; il entrevoyait des choses. Il avait su pour la guerre comme il avait su pour sa fin. Il avait su pour la pandémie comme il avait su pour des années de chasse, de vendange, de moisson ou de petits fruits. Il avait vu venir Panitza de loin, en avait parlé à Giono, qui ne lui tendit qu’une demi-oreille. Et il savait pour Francie. Il en savait trop, ça l’effaçait…