L’affaire Panitza est une longue nouvelle inédite, présentée ici, et qui débute par ce prologue.
Il faut dire que pour le moment, on ne peut pas dire que la mission soit effectivement une réussite. Le contraire ce serait, plutôt.
Jour après jour, pendant deux semaines, l’écrivain fut successivement introuvable, puis grâce à Francie, il avait pu être approché, mais les communications comme avec des renards voyageurs étaient longues et souvent interrompues, effilochées comme la laine dans les scorpiones, mais il avait reporté, ou il avait pinaillé, ou il prétextait une affaire, un départ, une souffrance, mais qu’au final on ne vînt pas le déranger.
Panitza n’avait pas pris ombrage que le maître imposât ce qui semblait être des foucades, il conçut que ce n’était pas un mal que de s’habituer un temps aussi bien au territoire, tant qu’au peuple versicolore qui l’habitait, griffus, épineux et soufflants compris. Il descendait volontiers une fois par semaine à Manosque avec Pfaff (que lui avait évidemment fait connaître Francie) qui se rendait au marché avec trois fois rien qu’il tâchait de fourguer pour quelques autres services, un peu d’abord pour téléphoner à Marseille (si Catherine ne venait pas même jusqu’à la place de l’Hôtel de Ville), après deux ou trois épées dans l’eau aussi juste pour voir les gens, des visages un peu différents, un peu de pittoresque aussi, alors même que les amandiers avaient déjà paumé leurs pétales. Le pays autour faisait comme une pelote de fleurs partout dans les champs, les talus, les fossés. Le soleil s’installait, comme un chien tourne avant de se coucher.
Panitza regardait un peu ses gens avec une tendresse universitaire. Il avait été dans le passé assistant chercheur au Guatemala et au Mexique, et pour lui, depuis, plus rien ne l’étonnait, non pas tant de l’étonnement que provoque la différence, mais surtout la capacité de métamorphose de ceux de son espèce, depuis ProsperAldo et Lucy de Westchester, les Q’eqchi’ des hauts-plateaux ou des déserts, les hors-liens de Saint-Luis Valley piquetée d’arbre à gras, ou les têtes dures des cailloux à genêts comme ici Albion… et bien malin qui dirait la différence ni d’approche ni d’accueil ni de coutumes ou de mines entre les indigènes de-ci et les indigènes de-là.
Ce qui le frappait le plus dans la ressemblance était qu’une fois la glace brisée, la rencontre consommée, les unes comme les autres faisaient montre d’une souveraine indifférence envers lui, sa présence, mais également sa personne, ce qui le mettait dans un vif embarras inexpliqué compte-tenu de leur ineffable rusticité. Ce n’était pas d’ailleurs du mépris ou de l’indifférence, mais qu’ils l’acceptent tel quel, sans céder jamais à l’orgueil qui devait les caractériser, en face d’un représentant, tout de même, de la première nation du monde, la plus avancée comme la plus libre. Leur retard ou leur servitude n’entravait donc rien : ils le considéraient presque comme l’un des leurs.
Le marché de Manosque était son terrain préféré. Il se tient le samedi ; comme sur tous les pays de Provence (et peut-être de France, et d’Europe ?), le jour de marché est le jour miliaire qui permet à tous et à chacun de retrouver son prochain, les habitants de la ville avec les producteurs et les forains bien entendu, mais aussi les gens de la mène entière, c’est-à-dire peu ou prou tout le monde de Digne à Apt, de Moustiers à Séderon.
De ces bourgs jusqu’aux fonds les plus reculés, les replats les plus élimés, des forêts veneuses ou des campagnes fruitières, tous venaient gratter au marché, ne serait-ce que pour un quignon, ou à trinquer au zinc, ou à serrer une main, cracher une parole.
Maintenant Panitza, qui accompagnait Pfaff avec qui venait souvent Francie, à chaque voyage, y avait pris ses habitudes.
D’abord il passait chez la correspondance du journal, le dépôt en vérité (il n’y avait pas quelqu’un en permanence dans une ville comme Manosque), qui était flanqué à la maison de la presse qui faisait aussi tabac, et à chaque fois il n’y trouvait aucune nouvelle, et n’en donnait pas beaucoup plus, n’ayant rien à dire, et si c’était le cas c’est aux postes et télécommunications qu’il les dirait, mais là au moins il pouvait consulter un journal de son pays qu’un trafiquant, un maquignon de Marseille, lui ramenait bien volontiers.
Mais sans nouvelle à télégraphier, il n’avait pas non plus vraiment de connaissance à téléphoner. Il n’allait tout de même débourser une vache pour saluer Aldo, qui avait sûrement d’autres chats à fouetter (la formule provoqua une esclaffade chez Francie). Giono prétendait ne pas avoir le téléphone, du moins ne lui avait pas donné son numéro ; il ne voulait pas se voir faire voir. C’était un fait. Francie et Pfaff l’encourageaient, ou tout du moins ne le décourageaient pas. Après tout il lui restait plus de quinze jours, il pourrait bien s’en débrouiller. Et ils connaissaient l’arsouille.
Lui s’inquiétait, toutefois.
En outre, cette espèce de vacance (précipitée depuis l’autre farce d’aller à l’autre bout des monts trouver un type qui n’était pas le bon) où il était projeté, avait considérablement transformé son rapport aux choses et au temps.
Le temps et les choses, ce pourrait être le titre de son récit, c’étaient les deux flèches de l’hernie où il séjournait. Les unes n’allaient pas sans les autres.
Il évoluait comme avec cette semaine de décalage du journal, il était comme le dont les voyageurs des longs-courriers, dans une espèce de jet-lag permanent dont le paysage de Lure, archer qui est la sobriété exemplaire de ses habitants, soulignait le caractère fabuleux.
Panitza rallongeait toujours encore un peu son pastis, de manière à diluer au maximum, sans jamais qu’elle ne s’efface, la mole d’anis qui lui réchauffait la langue et le cœur (quelle découverte, celle-là !) : et il était encore tôt, il n’avait parlé à personne de sa maigre connaissance, il n’avait pas déambulé rêveur entre les étals chargés de robes ou de légumes, et quelque part au fond de lui quelque chose s’impatientait, pépiait ; sans se le dire, il commençait à trouver qu’il perdait son temps, et ce fut comme une espèce de gangue de mélancolie qui se mit à l’envelopper sans toutefois encore parvenir à percer le costume béat du voyageur benoît et ensorcelé, et ce double habillage lui semblait aussi ridicule que menaçant.
Il ne fallait pas se laisser aller à la mélancolie, cela réduirait le projet en cendres.
Il ne faut pas se laisser aller à la mélancolie.
Il se répétait la phrase inutilement, rajoutant de l’eau au jaune, en se déplaçant légèrement sur le côté pour laisser un costume de velours s’installer tout près de lui.
Il ne faut pas se laisser aller.
« On me dit que vous me cherchiez », dit le costume, un jaune aussi reçu devant lui, sans détourner la tête.