L’affaire Panitza est une longue nouvelle inédite, présentée ici, et qui débute par ce prologue.
Francie revenait de loin.
Après l’école avec le Pfaff, elle avait été à Manosque aussi, et elle avait même commencé une nouvelle carrière. Elle connut des hommes, et l’un d’eux la prit pour femme. Elle cessa l’étude, et devint domestique. On sait pas si ça a été, mais le malheur s’est abattu sur lui juste avant la déclaration de guerre, il glissa sur un chargement de fruits trop mûrs et se fracassa le crâne sur un pavé éjointé. Francie prit conscience qu’elle avait fauté, envers son destin surtout. Elle avait cédé à cet homme sans visage et peu d’ombre, mais ce n’était pas ce qu’elle avait voulu. Ces deux années à la ville furent horribles. Elle revint fissa au Revest, d’abord à la Silance, puis au village, avec le café. Avec la charge libérée, elle prit un bail de porte emphytéotique, et s’installa, pour subsister, sur la place, tout en secourant ses parents à la ferme, pour couronner.
Jeune, trop jeune veuve, elle ne semblait pas porter les stigmates de la douleur, au grand dam des plus bigotes du village — mais celles-ci frôlaient les cent ans. La guerre n’avait pas été de tout repos, pour elle, mais au regard des années qui la précédèrent, elles furent finalement moins éprouvantes. Éprouvantes, elles le furent comme elles furent pour tout le monde, et ici s’était amplifiée l’idée, portée par les nues et les éclats de chaleur et de lumière, qu’elle était d’autant plus absurde, sur le front alpin, sur le front méditerranéen, alors qu’il semblait, peu de temps auparavant, que tous ces peuples d’huile ou de chèvres étaient cousins germains.
Mais peut-être que les peuples du nord, de la Manche, de leurs plaines céréalières, des Flandres, puis d’Europe centrale, avec leurs alpes à eux et leur absence de Méditerranée, après tout, ressentaient la même chose… qu’est-ce qu’un Hongrois pouvait reprocher à Un Bulgare, un Autrichien à un Hongrois, après tout ? Ici on n’en savait rien, et d’ailleurs on ne savait pas grand via de ces peuples. On savait que c’étaient pas eux les barbares, ça oui, ni nous, ça non, qu’on était tous de la même pâte bousculée et mélangée et d’Orient et de Septentrion.
N’empêche, fi les Italiens qui se défendent âpre au crinal, fi les luttes intestines à Alger, il y avait des hères qui passaient, devaient croiser ici, se mélanger, non, se fondre, se littéralement volatiliser. Et avant même (ou dans le même temps même), de troquer leur nom de héros, de céder leur visage à la pluie, pour donner à un autre une chance comme une bouchée de pain, une lampée de vin, un petit chèvre. C’était leur tâche, de haute escrime arrachée à l’enregistrement de la terre, des falaises et des oueds, des scialets et des cluses, décaper le sol des traces, des empreintes, des mots de trop.
Et Francie faisait partie de cette maille de silhouettes, ombres de nuit qui affrétaient à la hâte, prestement, des blancs-seings blessés, des portraits arrangés, des convois aux étoiles, et elle le faisait avec elle, avec lui, avec d’autres, jamais connus, jamais nommés, qui au trou d’Hannibal, qui au cœur des garrics, qui au pied du donjon, telle Francie.
Le château d’A. est l’un de ces lieux secrets où se tissent ces rencontres interlopes.
Francie en est la grande chambellane. Via son père, qui travaillait pour le comte déchu, elle était familière des lieux, insoupçonnés (le comte n’avait-il pas reçu la croix de guerre des mains du maréchal lui-même ?), et surtout pratiquement injoignables.
Il faut le voir, ce donjon éploré, mi ruine mi promesse, envahi pour part de ronces et de figuiers, et offrant au couchant son chaînage d’angle imprenable et ses parements percés de meurtrières : c’est un mur isolé, derrière lequel nulle chambre d’apparat, nulle salle ornée de trophées, et où nul âtre ne jouit de flammes derrière un riche trône décoré. Ses secrets sont enfouis comme ses voix et ses musiques sont perdues. Et pourtant les logis qui l’entourent bruissent, eux, des codes et des chiffres qui trahissent des effets de sang ou de provisions ; parfois aussi, toutefois, la voix de déroule dans la loge d’une clarté nocturne, le hululement d’un grand duc, la fatigue qui délaisse soudain les esprits — et l’hôte se laisse aller à ce qui vaut bien plus qu’une indiscrétion stratégique, à une confession.
Francie en a recueilli, de ces paroles lourdes et harassées, comme un martinet glissé du toit effondré, ou du lapereau effrayé par le monde de fétuques et d’ivraies qui l’entoure.
Elle a porté les armes, les bidons d’eau claire, les munitions, les pains, les mots de passe, les plans maquillés, les soins, les herbes et encore les gens. Elle a suivi par les constellations les avancements des troupes, les chevrons du front, les sauf-conduits des ordres, parfois contradictoires, des minuscules batailles dont la somme, en la ruche, la portaient tout entière.
Elle organisa ici, entre deux éclairs ou deux éclats de bleu, les rencontres inédites des caporaux et sergents sous couvert, des chasseurs sans fusil, des chevaliers sans armure ni cheval.
À cette occasion elle les a vus, et lui, et l’autre, deux têtes dépassant de haut la chiourme des forêts, dans sa nef de noisettes et de glands.
Elle leur a parlé, les a aidés à transcrire, à interpréter et à traduire ; elle les a nourris ; elle a fait rire ; et elle les a aimés, ces gaillards presque endimanchés tout à coup propulsés généraux de fortune, généraux de papier envenimés de justice et de dévotion. La cause était incertaine, comme des feux à l’horizon ou le flou de la route dans une belle juvaquatre.
Elle en a franchi des drailles, sur ses deux semelles, elle en a avalé des kilomètres à pied, de nuit comme de jour, sous la pluie ou le soleil, dans la burle ou sous la bourrasque, elle en a consacré du temps — qu’elle aurait pu passer au café, à servir des clients et ainsi nourrir son foyer, ou à s’instruire, en empruntant les livres anciens du docteur Jouve, ou à se reposer, ou à sortir avec des amis, sur les chemins aux framboises, ou à trouver un mari, guincher au bal et s’assurer une place dans les jours moins sombres qui étaient appelés à s’ouvrir, un jour ou l’autre.
Mais elle aimait trop cela, c’était dans son sang, elle aimait cette drôle d’aventure, si cela est une aventure, sans héros ni gestes héroïques, femme de l’ombre, comme un sourire dans les buis, un frottement du vent sur le saules. Cela scintillait, un peu, ce léger frisson, cela lui faisait les jours et les nuits et, pour ainsi dire, cela lui donnait espoir — sinon au futur de paix ou de résignation — du moins dans la vie, la vie-même, celle qui vaut, précisément, dans le risque, d’être vécue.