L’affaire Panitza est une longue nouvelle inédite, présentée ici, et qui débute par ce prologue.
Parce que Pfaff savait ce que personne ne savait.
Pfaff était bonne pâte, tout juste bon à caresser les chats, et à tenir deux génisses, d’ailleurs encore jeunes, pour faire un peu ferme, autour de chez lui. Il ne s’était pas décidé à reprendre un cochon. Il avait les poules, mais aussi la fouine, ça battait pas fort. Et puis il s’employait lui-même chez les patres du coin, mi pasteur mi palefrenier, il avait pas eu beaucoup de chance dans son héritage, une mère qui mourut très longtemps et très tard, un père disparu dans la forêt du Vercors, et un bras ballant.
Une main tout atrophiée comme un barbeau abandonné dans une flaque, visqueuse et blanche et tant blanche qu’il préférait de loin la cacher au soleil (ici c’est le majeur, le maître soleil), et du soleil aussi, et aussi des gars et des garces qui pendant et son jeune temps en avaient bien profité, té !, pour se rincer et se gausser. Lui-même, dans son temps seul, il se prenait de gyre, il se moquait, rongeant ses canines sur cet os languide, hachurée de veines trop bleues et couronnée en calice d’une fonge inutile. Cinq propagules qui faisaient comme une craterelle épuisée d’être trop éclose.
Avec des engins tels, qui disaient, autant mener des trapadelles. Fan ! L’est tout esclapé. Il va pas risquer du mal.
Et ils riaient. Et il riait avec, de bon cœur même parfois, tant qu’il avait pas connu d’autre traitement ni ne s’attendait à d’autres horizons.
Il y avait que Francie qu’il aimait bien, et en retour. Ils avaient pour dire crû ensemble, ils étaient presque voisins, la famille de Franice à la ferme la Silance, pas trop loin de l’Ententure. Les parents de Francie, le Vé, qu’on appelait comme ça parce que toujours à tous espincher, et la Nona, qui était bien bonne, s’étaient pris de pitié de cette famille commensale qui bordait leur domaine (eux ils rognaient la terre, traçant de beaux gras sillons comme on fait des enfants dans l’herbe tendre — ils avaient la chance de lotir près des fonts, où l’eau ni le brun dans la terre ne manquait pas).
Alors ils allaient souvent porter des frichtis, un lapin, du grain, prendre des nouvelles, avec des commissions. Ça même avant la guerre. La mère de Pfaff était déjà très vieille, elle était pas loin de la plus vieille du plateau, que même l’Emma, elle l’avait connue étant enfante. Elle devait fleurer le siècle, et ce qu’on assure, c’est qu’à la mairie quand elle est née, on s’éclairait à la chaleur de corps et on cuisait tout le jour, c’était avant l’autre guerre, pour dire.
Elle était vieille mais encore gaillarde, avec ses deux ou trois gamins, ses chiens — ils avaient des tas de chien, le père Hanry était chasseur redouté — et sa mère à elle, tout aussi longivive, qui a passé tout de même avant l’Hitler.
Et elle, elle aimait pas trop qu’on veille à son couvain, qu’on s’approche de trop. Mais un jour de givre, la Mère glissa devant l’étable, et elle se ruina assez fort le bassin pour demeurer alitée toute la guerre. Un peu sonné et un peu roulé d’ennui, l’Hanry s’est résigné à prendre les armes — de la famille d’en haut, vers Mens, lui avaient proposé ses services à rejoindre — il savait qu’elle durerait plus dure que lui, et ça a pas manqué : il est tombé aux tilleuls dans un parachutage sur le Mont Aiguille, on dit.
Quand la vieille a pris le lit par les cornes, et que le père est parti, Francie et Pfaff étaient deux gaillards, devenus forts ou presque, chacun avec sa tare. Le Pfaff avec sa main qu’était plus qu’une nageoire. Et Francie, qui avait comme principal défaut d’être une femelle, elle qui aimait tant les bêtes, les chiens, la chasse et par-dessus, son père, qui le lui rendait bien.
Car il avait rejoint, le Vé, l’Hanry dans le Trièves, ou du moins il servait de liaison, manière d’enseigner à sa progéniture l’art des traverses et des camouflages, l’art du « pot de miel », il disait, « à passer par le loup ». Le Vé ne prenait pas de risque, parce que d’un il avait une éducation (il avait des livres) et de par le fait des responsabilités sur sa couvée qui passait par le plateau, et de deux, mais c’est tangent, il fallait le préserver des éclaboussures, lui qui allait pas seulement Manosque ou Apt ou Marseille mais aussi, « pour affaires », vers des Lyon, des Mâcon, des bleds encore au-delà. Mais tout le monde ou peu savait qu’il jouait des rôles qu’on pouvait pas, d’extérieur, lui soupçonner.
On avait donc ces deux familles voisines mais , deux hommes en guerre aux chemins différents, deux femmes sans liaison, et puis deux parties qui disparaissent, les deux parents du Pfaff, qui alors est devenu un peu le frère de Francie, par accord des anciens, ces deux gamins tôt gaillards qui avaient crû ensemble de galbes excessifs.
Elle aurait bien voulu elle aussi « partir à la guerre » mais cette fois il épousseta sa grosse voix, et le lui interdit formellement, à se couper un doigt. Ça gueula. Elle céda. Le peu qu’elle pouvait trafiquer, et comment, mais ça restait du fretin, le gros était pas là, ni les boches d’ailleurs ne s’aventuraient trop. Elle révisait les trajets des vagabonds, plutôt, ceux qui disent rien et n’ont pas de nom, et il y en avait, et comment.
Et brute au travail, le Pfaff n’était pas très vaillant sur les choses humaines, les paperasses, les institutions, les écritures. Par contre il était d’aide précieuse parce qu’il connaissait tous les replis des fétuques, et puis il avait ce mage de don qui avait effrayé l’Hanry et qui avait décidé de se solitude de blageon, de singulier porc. « Sa main est la marque en diable » il disait, et sa mère la Vieille l’accusait même de sorcellerie, ça nourrit la solitude, l’écartement.
Y avait que Francie qui savait l’approcher.