L’affaire Panitza est une longue nouvelle inédite, présentée ici, et qui débute par ce prologue.
Francie n’avait pas encore baissé le rideau de fer mais c’était sûr que ce soir il n’y aurait pas de pélo. C’était à peine 17h30 mais l’air, déjeté de la coiffe qui menait sur Lure avait combiné le froid et la bruine, surprenant toute tâche et les badauds, ou bien chacun avait fait semblant de l’être, surpris, la tâche et le badaud, et à présent pouvait vaquer à ses choses de l’âtre, plutôt que de bader à travers drailles ou carrières.
Francie était dans une réussite et, petit toro, n’entendait pas se laisser distraire, pas même par la bise qui filait dans la rue et troussait les chats mal ampoulés qui s’y débattaient en vain, et la bise produisait un petit effet de ventouse qui à son tour gelait la salle comme un insupportable battement intermittent dans la lourde porte de bois vitré de vent — mais elle n’en tenait cure. Le froid menaçait de crouler mais Francie tenait bon. Elle jouait.
Et de par conséquent, elle ne vit pas la petite Panhard se garer, ses deux petits yeux furtifs dans la bourrasque, sous les deux jeunes platanes fraîchement plantés sur la place, le maire, Bouju, voulant miser sur un ombrage estival — le visionnaire.
Elle ne fit d’abord aucun geste, ne proféra aucun son, ne jeta aucun regard à l’étranger qui s’accouda alors au comptoir de zinc.
Après un moment qui lui sembla interminable, elle daigna un « Bonsoir », sans lever les yeux, tout à sa réussite, « on va fermer fissa ».
« Une suze, s’il vous plaît
— De suite. »
Elle ne broncha pas à l’accent de l’étranger, était déjà tournée pour saisir la bouteille et le verre, et ne leva les yeux que lorsqu’elle tendit celui-ci à Panitza, qu’il vit et dévisagea enfin. Ce n’est pas l’accent qui le trahit, mais sa voix. Sa voix d’un étranger.
« De passage ?
— Je vais rester ici quelque temps.
— Pour affaires ?
— Si on veut. Je viens de loin.
— C’est qu’on n’a pas beaucoup de visiteurs. On n’a pas de monuments, sauf si vous considérez la lavande comme une espèce de monument. Pour nous c’est surtout du travail. Mais ce n’est pas la saison ?
— Ah oui, je sais tout cela, et je m’en doute. Mais je ne viens pas me rassasier de paysages ou de lumière. Je viens chercher quelqu’un.
— Et vous avez trouvé quelqu’un ! Mais je blague… quelqu’un d’ici ?
— Je ne sais pas bien. Je viens de Manosque.
— Votre accent est pas celui de Manosque.
— Non… je réside, enfin, je résidais à Manosque… je travaille pour un journal… je viens trouver quelqu’un qui habite dans le coin. Je cherche un grand écrivain.
— Un grand écrivain ? Un qui écrit des livres ? Qui écrit des livres que des gens lisent, je veux dire, exprès ?
— Oui.
— Je ne sais pas s’il est grand écrivain, je sais qu’il n’est pas très grand, il est même plutôt râblé, vous comprenez râblé ? Vous devez chercher Giono, Jeannot, c’est ça ?
— Exactement ! On le connaît bien ici, n’est-ce pas ?
— Ah pour le connaître, oui, on le connaît, on le connaît bien. On se connaît tous bien ici. C’est un petit village. Un petit pays. Un petit pays pauvre, modeste. Les gens se rencontrent plutôt en ville, en effet. Vous aurez plus de chance de le trouver à Manosque. Ici, tout est loin. Et il n’aime pas trop être dérangé. Surtout à l’improviste.
— Ah mais je comprends, je comprends très bien. Aussi, si vous le connaissez bien, faites lui savoir que je souhaite le rencontrer. C’est pour un magazine de Marseille, où il a envoyé un texte. C’est pour parler du texte. Je vais rester dans la région, le temps qu’il faut. À ce propos vous connaissez tout le monde ici… vous connaissez la nièce d’une certaine Emma, de Banon ?
— Emma ? Emma Faure, de Banon ? Ah oui, je la connais. Tout le monde se connaît ici. Si je connais sa nièce ? Oui : c’est ma tante.
— Ah ! Quelle surprise ! Alors peut-être auriez-vous une chambre ? Dès demain je peux venir louer.
— De chambre, je n’en ai qu’une, et à cette saison, elle est libre, oui. Une petite chambre, au premier, juste au-dessus, elle donne sur la place. Mais c’est assez sommaire vous savez.
— Du moment qu’elle porte un lit, une table et une chaise, et un peu de lumière, cela me convient totalement !
— Très bien, je vous la prépare pour demain soir… »
& ainsi de suite, Vous dînerez demain soir ?, Oui je dînerai, & surtout Une fois par semaine je me rends à Manosque, si cela peut vous être utile, J’y vais aussi une fois par semaine, le jour du marché, avec Pfaff, Pfaff ?, Un ami, & Vous savez, à Manosque, Oui ?, C’est là que vous aurez plus de chance de rencontrer Jeannot, Vous croyez ?, Oui, il visite plutôt à Manosque, le jour du marché, Après-demain donc ?, Ça même. L’étranger paya, et il sortit.
L’étranger parti, Francie réalisa qu’elle n’avait même pas demandé son nom à Panitza.
C’était un homme élégant, entre deux âges, anglais ou américain, élancé sans être grand, parfumé, et malgré son calme plutôt sympathique.
En tout cas du genre de sympathie qu’appréciait Francie, simple et franche à la fois, vaguement pince-sans-rire, sobre.
Elle nettoya le verre, replaça la bouteille, balaya rapidement la salle, épousseta le zinc et baissa le rideau de fer, cette fois.
Elle connaissait bien le grand écrivain. Elle savait bien qu’il ne se laisserait pas facilement approcher. Il était moins farouche ou méfiant, d’ailleurs, que souverain dans ses fréquentations, même s’il tenait comme salon dans le grand café de Manosque. On le respectait, mais on ne le croisait pas souvent. Sinon pourquoi se serait-il exilé aux Redortiers, loin de tout, et près la bise ?
En plus de cela Francie savait qu’il ne portait pas les anglo-saxes dans son cœur. Mais qui sait, l’aplomb de l’étranger pouvait peut-être l’en faire décider autrement ?
Elle éteignit la salle et monta se coucher. Sa chambre jouxtait celle des visiteurs. Elle ne dormait pas souvent à l’hôtel. Mais elle était trop songeuse pour sortir toutefois maintenant dans le froid.
Oui qu’elle le connaissait, du côté d’A., ils en avaient fait transiter, des pécores.