Nous fait défaut, aujourd’hui, le calme souverain d’un Pasolini (par exemple), sa clairvoyance, qui nous aide à analyser pleinement, froidement, objectivement, la situation politique et sociale de notre pays. À l’inverse, nous assistons à une surenchère d’hystérisation collective, de mouvements aussi futiles qu’impensés, de panique démocratique comme rarement on en a fait l’expérience.
Quelle est la situation politique de notre pays ?
La principale nouvelle, bonne ou mauvaise, est en tout cas que la politique s’est arrêtée au moment du dépouillement du premier tour : tout ce qui se passe après ce premier tour baroque et riche d’enseignements ne sera plus guère politique si les décisions se prennent sur un fond de crispation antifasciste.
Ceci d’autant plus évident que les deux principaux partis de majorité, qui, ô surprise, ont échoué à se qualifier au second tour, ont désormais intégré le déni démocratique des primaires (les primaires cherchant à contourner le premier tour, le seul qui compte réellement du point de vue de la vitalité démocratique du corps électoral comme de l’offre partisane — comment ne pas voir d’ailleurs que le piège où nous sommes maintenant s’est déployé entre autres par l’instauration de ces maudites primaires ?
Première bonne nouvelle donc, les deux partis de gouvernement historiques, ceux qui se réclament explicitement respectivement de la gauche et de la droite, ont explosé en vol. J’avais ici exposé l’idée que “droite” et “gauche” classiques avaient pour l’une laissé faire le traitement de faveur judiciaire coulant la campagne de son candidat, pour l’autre renvoyé le sien, de candidat, à sa nullité, en lui plantant des coups de couteau dans le dos si besoin, car de toute façon, le futur était en marche. Chacun se retrouvait autour du jeune leader européiste décomplexé et les cochons étaient bien gardés.
La nouvelle c’est que plus personne ne semble, aujourd’hui, ne plus donner crédit au clivage de pacotille gauche-droite, tel qu’il s’est apparemment figé depuis les année 82-83, moment où le parti de gauche (au pouvoir) a trahi tout ce qu’il était et ceux qu’il était censé représenter, clivage mou idéologiquement qui ne s’appuie plus sur aucune réalité sociologique, du travail, économique ou même philosophique.
En effet, la seule idéologie qui tienne depuis ces années de malheur, et qui n’a cessé de se renforcer depuis, est celle, dominante et écrasante, du néolibéralisme lequel, rappelons-le, se fonde sur trois piliers : généralisation du libre-échange, financiarisation de l’économie, court-circuitage des processus démocratiques par la généralisation des traités — tel que l’institution européenne par exemple.
Gauche et droite ne portant que ce discours en bouche (y compris la gauche de la gauche, dont l’échec incarne peut-être son manque de conviction à sortir des traités européens — l’extravagante articulation plan A-plan B en étant d’ailleurs la flagrante antistratégie), on constate donc ce premier effet positif du premier tour des élections présidentielles françaises : plus personne ne croit en ces balivernes.
Le clivage gauche-droite ne tient plus et, au regard des résultats des différents partis, on constate objectivement, même, la contestation nette de cette idéologie néolibérale : les partis eurosceptiques (j’en ai compté cinq) rassemblant plus de 46% des voix ; si l’on ajoute une bonne part des votants qui se sont abstenus (impossible de savoir avec précision, mais on sent bien qu’on n’a pas affaire qu’à des européistes convaincus, qui auraient alors voté le candidat idoine, le jeune ancien ministre jamais élu), on voit que le nouveau clivage qui s’est dessiné avec le temps et qui aujourd’hui se cristallise dans les votes est pro ou contre mondialisation — en particulier ceux qui s’y trouvent à l’aise et y ont gagné, et ceux qu’on décrit comme les perdants de la mondialisation, c’est-à-dire les classes les plus populaires.
La mauvaise nouvelle, prévisible, est que sera élu donc le chantre le plus avant-gardiste du néolibéralisme, la synthèse Hollande-Sarkozy, le candidat attaliste, ferry-pisaniste, terranoviste, et que donc nous seront servis les plats réchauffés (plus épicés toutefois) de la loi travail, de la libéralisation de tous les services, de la déconstruction de l’état, du renforcement des pratiques unionistes en matière de démocratie, de territoire, de mondialisme, tout ceci avec force figures revenantes du passé, recyclage d’une prétendue société civile, oubli total de l’écologie, et “modernisation” de tous et de tout.
Mais c’est l’autre bonne nouvelle : toutes les conditions sont donc réunies pour qu’on commence peut-être, dans les jours à venir, à se remettre à la politique. Les deux vainqueurs du premier tour ne représentant respectivement que 18,7% et 16,6% du corps électoral, quelle que soit leur politique, elle manquera gravement de légitimité — et le premier parti reste l’abstention, ce qui est une chance pour la démocratie.
De là le constat qu’aucun des deux candidats ne parvient réellement à rassembler les Français, et pour cause : les classes populaires ne peuvent décemment soutenir le candidat “en marche”, et nombreux sont, parmi elles, ceux qui doutent de la crédibilité de la candidate xénophobe. Chacun sent bien qu’aucun des deux candidats en lice pour le second tour ne changera les choses que nous dénonçons depuis des années, à savoir l’ordre néolibéral incarné par l’UE (et les partis de gouvernement aujourd’hui battus) : l’un représente tout ce que ce système est, il n’y a qu’à survoler l’aréopage de ses conseillers, l’autre ne parvient pas à s’imposer comme héraut anti-système puisqu’elle est le produit du pygmalion socialiste des années 80 — le même qui a institué l’ordre antidémocratique européiste.
Il apparaît donc très clairement aujourd’hui que la seule manière d’agir — en vérité, le seul geste qui soit un tant soit peu politique — est de ne donner de crédit ni à l’une ni à l’autre des deux candidats, et même si — hélas, trois fois hélas ! — les voix prétendument antifascistes sont nombreuses, unanimes et puissantes.
Il ne faut pas céder à l’hystérisation collective qui veulent nous faire prendre « les vessies antidémocratiques de Macron pour des lanternes antifascistes » !
Cette hystérisation est morale : nous devons sortir le vote du champ moral ! Seule la destruction de la démocratie par l’ordre néolibéral pousse en avant le Front national, qui sert de sempiternel épouvantail (par le biais du vote utile, utile alors au PS, aujourd’hui à tous les tenants de la mondialisation, PS et Républicains en tête) destiné à conforter cet ordre. Lequel s’en empare avec joie pour devenir l’unique rempart souverainiste et populaire — ce qui est une aberration !
Céder à cette injonction morale représente à la fois une soumission et un aveuglement politiques qui ne sont guère de mise dans le combat que nous devons mener. Le fascisme est une grosse ficelle agitée maladroitement par les fossoyeurs de la démocratie (d’ailleurs le fascisme n’a, techniquement, pas besoin du vote pour s’imposer) ! Là est le véritable danger : le verrouillage démocratique, tel qu’il s’est produit par exemple en 2008 lors du vote sur le traité de Lisbonne : il y avait bien moins de pétitions indignées à cette époque (et encore, on ne parle pas des situations politiques en Turquie, en Ukraine, en Hongrie, voire en Italie, en Espagne ou en Grèce…) !
En somme, si l’on analyse froidement la situation, il n’y a pas grand chose à faire ce dimanche : il s’agit surtout de ne rien faire.
[Mise à jour du 8 mai : enseignements suite au deuxième tour : le nouveau président, avec ses 66% ne représentant en réalité qu’un peu moins de 50% du corps électoral, ayant engrangé disons 30 à 40% de vote utile, a les coudées franches, mais pas tant que ça ; il existe ainsi encore une partie de l’électorat qui réagit à l’injonction du vote utile — et une partie qui a gobé son discours rassembleur. La lutte qui vient sera difficile.]
Je me reconnais pleinement dans cette analyse !
Comprenne qui pourra…
Bravo.
C’est l’autre bonne nouvelle : on a la chance historique de se remettre collectivement à faire de la politique.
Il y deux solutions maintenant :
— soit l’organisation d’une riposte politique à la hauteur, donc d’une anti France Insoumise. Faut pas déconner, c’est hyper difficile mais c’est pas si impossible que ça, c’est une question d’efficacité ;
— soit une version moderne de la guerre civile, guerre de classe, à tout le moins une crise de régime, mais inorganisée, on verra bien.
Je ne crois pas du tout à une continuation pépère business like usual, c’est fini ça marche plus, le pli est pris, l’élan est donné, ça va pas s’arrêter comme ça.
Et une fois que l’hystérie antifasciste sera éteinte, on s’apercevra que ces élections auront constitué un tournant, tu vas voir. Les rouages se grippent, les vieilles recettes donnent des résultats erratiques et contreproductives… pour que ça marche quand même, il faut de plus en plus y aller au forceps, ça commence à se voir vachement, les yeux se dessillent, la colère monte, et on est en France. Dès qu’on aura compris qu’on nous a piqué la démocratie pendant la nuit (néolibérale, une nuit de trente cinq ans), il se passera quelque chose, autre chose que des nuits debout qui se couchent le jour, qui couchent avec Macron pour sauver le monde, quelque chose qui reprenne le fil interrompu par la gauche, maudite soit-elle, mais c’est pas bien de dire du mal des morts.
Deux camps sont en train de se dresser l’un contre l’autre, prenant conscience d’eux-mêmes, et ces choses sont exponentielles, le conflit latent va devenir explicite et chaud, donc la prise de conscience de soi va s’aviver, ami/ennemi, il y a rien de plus puissant que ça, ça fait toujours des étincelles quand ça recoupe des vrais enjeux, et des vrais conflits. Avec Macron, je te fiche mon billet que c’est enfin le début de ce processus. Sur le papier, c’est comme un Chirac, Sarkozy ou Hollande. En fait non. On entre dans une autre phase. Tu vas voir tu vas voir. Je prends les paris.