Ce texte [Acte 1, scĂšne II] appartient Ă De par la ville de par le monde, un roman en cours d’Ă©criture, en six actes et soixante-douze scĂšnes, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delĂ , sporadiquement mis en ligne ici… et exposĂ© lĂ .
L’ombre plane, quelque chose crĂ©pite dans un recoin sombre de la ville ou de la villa. Dans une rue Ă©troite ou ailleurs, un cubiculum, ou mĂȘme l’atrium. Une ombre, un souffle, un cliquetis. Comme des osselets projetĂ©s. Comme des dents qui claquent.
Il y a toujours quelque chose, dans un recoin, qui remue. C’est ça, le pouvoir, cette sourde inquiĂ©tude.
L’ombre planait et, dans le mĂȘme temps, dans le jardin oĂč s’Ă©levaient, majestueux, trois grands arbres, l’enfant jouait. L’enfant a quatre ans, et son pĂšre, Caius Octavius Thurinus, vient de mourir, subitement, Ă Nola. Il ne le sait pas encore, sa mĂšre, Atia Balba Caesonia, est assise sur un lit, dans l’une des chambres de la ville ou de la villa1, et elle pĂšse son destin avec un serpentin de gaze, ou un chapelet de petits galets, ou des incrustations ocres, on ne voit pas d’ici.
Celui qui deviendra le premier des empereurs de Rome est nĂ© Caius Octavius le 23 septembre -63 Ă Rome et meurt le 19 aoĂ»t 14 sous le nom de Imperator Caesar Divi Filius Augustus. Petit-neveu de Jules CĂ©sar2 il n’a aucune idĂ©e de ce qui l’attend, ne peut avoir aucune image du monde qui s’ouvre dans la nouvelle que sa mĂšre est en passe de lui livrer.
C’est un enfant chĂ©tif, en proie aux fluxions de poitrine, aux rhumes chroniques ; il est malingre et pĂąle, et son entourage ne donne pas cher de sa peau ; s’il Ă©tait nĂ© au milieu des miasmes de la plĂšbe, il n’aurait pas tenu une semaine. Mais le voilĂ â sa mĂšre s’en Ă©tonne â du haut de ses quatre ans, qui se tient debout, qui ne cesse jamais de parler aux choses, enfin quand il est seul, le voilĂ qui parle aux trois arbres, le peuplier, le blanc, la yeuse, le toujours-vert et le pin, le violacĂ©, la triade qu’il a Ă©lue pour le reprĂ©senter, l’un de l’eau, l’autre de la montagne, le troisiĂšme pour la plaine et les sables.
Sa mĂšre le regarde comme s’il racontait des histoires, de petits jouets en bois Ă peine, des cubes, des cailloux, des rameaux, et c’est comme s’il dessinait, dans le petit atrium pourtant exigu, dont une partie, dĂ©gradĂ© par un rĂ©cent orage formait comme un tumulus rocheux et sableux, soulevĂ© lentement par les racines du pin. C’est comme s’il dessinait une ville.
SĂ»r que ces arbres sont Ă l’Ă©troit lĂ -dedans. La mĂšre.
Pour l’enfant Octave, ils sont comme des gĂ©ants. Il les voit enjamber les hauts murs de travertin, et s’Ă©gayer dans l’ager, avant de disparaĂźtre Ă jamais. Il les voit saisir le masque de forme Ă©tranges, mais plus communes, qu’ont voit partout ici ou lĂ , des grands, des adultes Ă moitiĂ© nus, blancs de pierre, avec des tridents, des boucliers, des peaux de bĂȘte. Il les voit les agripper comme rien, les soulever et les projeter en l’air comme rien, les Ă©craser comme rien, les pulvĂ©riser dans un bruissement de feuilles, un cliquetis de branches, un grondement sourd de tronc chargĂ© de sĂšve… L’enfant.
Deux ans plus tard, Atia se marie en seconde noce Ă Lucius Marcius Philippus, et Octave est envoyĂ© Ă Rome, chez sa grand-mĂšre Julia (la sĆur de Jules). C’est un moment dĂ©cisif pour le garçon (qui n’a alors que six ans) parce qu’il va finalement connaĂźtre, respirer, et s’imprĂ©gner de la Ville. Pendant un temps, sans doute, rien ne se passe. Il est confiĂ© au pĂ©dagogue Sphaerus3, et formĂ© comme n’importe quel jeune homme de l’Ă©lite. Cela dure un peu, la vie, tranquillement, dans le faste et l’Ă©tude, la rigueur de la famille et de la science, peu d’amis, beaucoup de soucis de santĂ© (poumons, genoux, migraines) [>LAV2].
Mais il y a Julia. Avant mĂȘme Jules, Julia Ă©lĂšve le garçon, façonne ses maniĂšres, flatte son Ă©go, fomente, si l’on veut, une personnalitĂ©. Julia est une femme forte, puissante, Ă©lĂ©gante, hautaine, fiĂšre. « Elle ne laisse rien passer au jeune homme. Elle n’est guĂšre tendre, mais elle est toujours Ă ses cĂŽtĂ©, mĂȘme auprĂšs du pĂ©dagogue, de son frĂšre, de sa fille », croit savoir Agrippa4. Auguste, lui, est aussi lucide que pompeux sur le caractĂšre et les intentions de la dame : « Le futur prince n’Ă©tait pas Ă la hauteur, sa tutrice Julia a su lui inculquer non seulement les valeurs propres de la distinction, non seulement le goĂ»t et le respect de la chose publique, mais elle su surtout nourrir le vertige qui lui rongeait le cĆur, Ă©paissir son enveloppe corporelle et gonfler son Ăąme dans le respect de la vie et du labeur des hommes5.
La proximitĂ© d’Octave et de Julia est attestĂ©e : la prĂ©sence de la vieille femme compense un peu l’absence de sa mĂšre. Atia, d’ailleurs, ne vit pas trĂšs bien ces retrouvailles, les Romains sont superstitieux : quelque gĂ©nie familial l’Ă©loignerait-il de son giron ?
Car Jules CĂ©sar a des vues sur son petit-neveu. Sans lui quel aurait Ă©tĂ© le destin d’Octave ? semblable Ă celui de tas de jeunes branleurs, fils de nouveaux riches, qui frĂŽlent toujours la rĂ©ussite mais demeurent immanquablement deux doigts trop loin â l’aristocratie ne se laisse certes pas berner par quelques millions de sesterces ou de dollars de plus. Sans lui quel aurait Ă©tĂ© le destin du monde ? Que serait un pays comme l’Irak aujourd’hui, par exemple, sans la rĂ©solution de Jules ?
Celui-ci sait en effet quâil nâen a plus pour longtemps, et songe sĂ©rieusement Ă transfĂ©rer son auctoritas avant que celle-ci ne sâĂ©puise, ou nâĂ©choie par mĂ©garde au premier centurion venu (et ils sont nombreux Ă croire non seulement la mĂ©riter mais surtout en ĂȘtre digne â câest lĂ oĂč ils se trompent). Sâil pense tout dâabord Ă Machin, fils de Machin, petit-fils de Machin, il se ravise assez tĂŽt du fait de son caractĂšre emportĂ© et de sa corruption morale, rĂ©vĂ©lĂ©e en 40 (nom barrĂ© dâun trait double pour la fin des temps). Il n’y a pas dâhĂ©ritier mĂąle officiel (en cela conforme aux institutions), plus proche… le jeune CĂ©sarion qui deviendra PtolĂ©mĂ©e XV nâĂ©tant pas Ă©videmment une solution enviable aux yeux du clergĂ© et du spqr : alors, mmm… Octave ?
Mais voilĂ que Julia, ĂągĂ©e d’Ă peine 50 ans, meurt et emporte avec elle tout le passĂ©, et la promesse d’une vie douillette (quoique rigoureuse) Ă l’abri du pĂ©ristyle.
Fait dĂ©terminant (un de ces moments, dans la vie, oĂč tout bascule, alors que tout aurait pu s’Ă©taler Ă jamais, satinĂ©e d’aisance, comme dans la plus mĂ©diocre des existences) : Ă douze ans tout juste, Octave prononce l’Ă©loge funĂšbre de Julie. On dit qu’il a lui-mĂȘme choisi de le faire, et de revĂȘtir pour ce faire la toge prĂ©texte, poussĂ© par la dĂ©votion et le chagrin 6. Des Ă©crits que la tradition plus ou moins attestĂ©e a conservĂ©s, on est surpris par le froid argumentaire du jeune homme.
Augustus, Quart.L., I.6.1 […] Il dit : « Et [si] c’est Ă [moi] qu’il revient d’allumer ce funeste bĂ»cher â non que ce soit de gaĂźtĂ© de cĆur â au moins que ce soit en conscience : d’avoir reçu de cette trĂšs grande personne l’amour de la tradition, incarnĂ© par le sang de ma famille, l’amour du peuple et de la ville, que je voudrais ouvrir encore [lac.] et dans la rosĂ©e de la mĂ©moire, en pensĂ©e comme en acte, par le mot ou le glaive, [la] seconder sans faillir, sans faillir lui rendre grĂące, dans la fureur de l’amour(in furore caritatis) ! » |
LAV, 2.2.2 Il est culottĂ©, le jeune homme, une fois n’est pas coutume (« iterum mos nec« ) Il Ă©tait plutĂŽt cul-nu quand sa mĂ©mĂ© l’a grondĂ© et chĂątiĂ© par ce qu’il aimait plus le peuple que la ville et plus sa famille que la tradition et plus les mots que les armes et les fantoches que les dieux bouh ! mĂ©crĂ©ant ! mĂ©crĂ©ant(« sic et hic ! haeriticus ! haeriticus !« ) ! |
C’est Ă cet instant prĂ©cis (sur le furore je crois) que Jules remarque un je ne sais quoi dans son petit-neveu. C’est Ă ce moment-lĂ que les alĂ©as sont jetĂ©s : ce garçon dĂ©jĂ formĂ©, dĂ©jĂ sensible Ă la rĂ©publique, dĂ©jĂ dĂ©bordant de pietas, et assez fier d’auctoritas pour affronter ainsi ce public de vieux trognons, malgrĂ© sa frĂȘle complexion, peut-ĂȘtre va-t-on pouvoir en tirer quelque chose. En plus ça reste en famille.
MĂȘme si elle en est flattĂ©e, Atia voit dâun mauvais Ćil lâintĂ©rĂȘt subi du Dictateur-Ă -vie son oncle pour son petit, car elle sait et sent bien que ce genre de destin finit gĂ©nĂ©ralement dans des bains de sang, des conjurations et des damnations post-mortem. Mais elle sait Ă©galement quâil est difficile de rĂ©sister au charme (sinon Ă la puissance pĂ©cuniaire, voire la force brutale) de CĂ©sar, et si elle rechigne encore â il est vrai de moins en moins en public â elle sait bien au fond dâelle que son petit lui a dâores et dĂ©jĂ Ă©chappĂ©, et que les ors et les titres ont dĂ©jĂ ravi le sang de son sang.
- Il ne sait pas encore, Ă cet instant, Ă©videmment, qu’il mourra lui-mĂȘme Ă Nola, 72 ans plus tard, aprĂšs avoir parachevĂ© une rĂ©volution commencĂ©e plus tĂŽt dans l’ombre, par l’ombre, et qui changera la face de l’univers. Livie, Livia Drusillia, dont nous parlerons sous peu jouera Ă©galement un rĂŽle dans cette histoire : â72 ↩
- Lui mĂȘme nĂ© Caius Iulius Caesar IV, puis appelĂ© Imperator Iulius Caesar Divus Ă sa mort. ↩
- Qui parle bien le grec, puisqu’il est grec : Libica, Alain LeninĂšze. ↩
- Aggripa, Vita mea, I.6.6 : Is iuvenis nihil relinquit. Parum teneros adhuc ex parte eiusdem magistri fratris filiae. ↩
- Auguste, Quart. 1.2 : Futurus invalidus princeps ; Iulia tutor excitavit non solum eum insegnavit, valores distinctionis, non solum quantum ad gustum et ad res publicae bonum, ac nutravit vertiginem quod erodavit, descrebavit corporem ac tumavit animam, vitae vires laborisque reverentiae ↩
- « Pietatum luctuumque », Pseudo-Quint. Puerorum peritia, XII.1.6 ↩