Thomas alors descendit vers la mer. Deux impressions se succèdent, ou plutôt, il y a réimpression, surimpression. Car nous sommes ce lecteur doublant un double et le dédoublant en écriture par un acte de répétition qui sollicite, vaguement, quelqu’un qui puisse le répéter à son tour et à son tour se mettre en quête d’un répétiteur peut-être définitif.
Deux souvenirs, ou deux personnes. J’étais dans les Landes, j’étais en Ligure. Il y avait l’océan, il y avait la mer. Par deux fois, je me suis noyé.
Vous nagez. Nager, être dans l’eau, l’eau qui porte, non pas comme la terre porte. Vous êtes dans un environnement de matière, sans lumière, sans horizon. Vous êtes toujours dans l’effort. Vous devez toujours être actif. Alors vous nagez.
Nageant, toujours actif, vous vous cherchez, vous vous dédoublez. Vous êtes là nageant, vous êtes aussi vous voyant nager. Nager n’est pas habituel, et vous voudriez nager plus. Vous passez un long temps de votre vie à vouloir nager. Puis, par le hasard des étés, vous voyagez vers des côtes, alors vous nagez.
Les vagues ; vous les cherchez les vagues, vous les provoquez. Elle vous portent, les vagues, comme si de rien n’était. C’est cela aussi l’eau : un désir de ne plus avoir à se porter, quand même il faut toujours bouger ; une mémoire d’avant l’effort, cette mer si fidèle qui vous revient de l’enfance, puis de la préenfance, cet état de grâce où vous étiez sans le savoir, sans être même – parfois sans même être su.
Vous évoluez dans des mouvements de réflexe, alors même que vous nagez, avec des gestes appris, avec des gestes sus.
Vous évoluez avec difficulté, avec maladresse, dans un élément que vous savez connaître, mais qui résiste, malgré la mémoire ou le réflexe, à vos habitudes terrestres. Vous nagez.
Vous nagez, vous nagez. Vous nagez.
Et puis la vague. La vague qui séduit, la vague que l’on patiente, la vague que l’on espère, la vague que l’on provoque. La vague arrive, mais une autre vague arrive, toujours plus forte, toujours plus agacé de votre effronterie.
Il y a toutes sortes de mer ; toutes se ressemblent, mais toutes diffèrent. L’océan n’est pas la mer, c’est bien connu ; le sable contre la roche ; le rouleau contre la houle. Il y a toutes sortes de mers, mais toutes attirent. Et toutes peuvent noyer.
C’est la noyade qui est universelle.
L’océan t’emporte, il fait peu de cas de ta gesticulation, et c’est comme si, l’ayant attiré à toi, il t’arracher à tout ce que tu as connu, et t’emporte, loin, loin, si loin que, malgré tes efforts, il est trop tard et te voilà inaccessible.
La mer te rapporte, elle aux rivages, mais elle n’est pas paisible quand elle borde les falaises. Elle arrache, elle déchire. Et comme ailleurs, sa force n’est pas imaginable. Te voilà bringuebalé, à droite et à gauche, comme un fétu, comme une feuille. Tu vois un support, un rocher, tu ne vois rien sous toi, et peut-être tant mieux, tout est trouble. Tu vas vers le support, et la mer qui s’amuse te décroche, étend son bras et te flanque sur ce rocher qui est une montagne.
Là, je voyais la rive, mais mes muscles se tendaient, je ne pouvais bientôt plus bouger, je reculais. Ici, la mer empêchait que j’approche des roches ou bien elles me projetaient dessus.
Les deux reprises ont eu le même point d’accroche. Je ne suis entendu dire que c’était fini. Qu’il n’était plus question de vivre. Que cela était une réalité d’ailleurs, inconnue, définitivement oubliée par moi.
Les deux reprises ont eu la même issue. Je ne me suis pas noyé. J’ai remis les pieds sur terre. Je retournerais certainement à la mer. Les chemins divergeaient, mais je sortais de l’eau soit éreinté, comme jamais, soit en sang, sans gravité, mais vivant. Je n’ai jamais connu de fatigue plus importante. Cela vous lave le cerveau, le corps, la vie sans doute. J’ai échappé, de peu, à la mort. J’ai formulé ma propre disparition. Je me le rappelle tout à fait. Et je ne suis pas mort. Et je ne crois pas en avoir laissé plus de traces. La proximité devint familiarité. La vie n’en est pas moins belle. Mais la mort n’est pas plus effrayante — ou même tentante — qu’avant.
(Il y a d’autres accidents qui perturbent, notamment en voiture par exemple — qui n’a jamais eu d’accident ? Mais la mer… quand vous êtes le fruit même de la mer, il y a un genre d’accord, et non pas de la résignation, à se laisser engloutir. Je crois même avoir pensé que c’était mieux que dans une bagnole, ou dans une maladie…)
Dans la mer, par deux fois, j’ai croisé Thomas.