La maison
D’aussi loin que je me souvienne (mais il y a un temps pour l’arrêt sur image), je vois toujours le même paysage montagne… ma chambre donnant plein sur Miélandre.
J’habitais Dieulefit1, et pour moi, comme j’imagine ceux comme moi, ceux de la maison, mais ceux du quartier, mais ceux du bourg, Miélandre faisait partie du paysage, du quotidien, de l’ambiance générale, du familier.
Aussi bien en allait-il de même de Dieu-Grâce, de Saint-Maurice, de Ventes et de tous les sommets modestes du modeste synclinal de Dieulefit.
Rachas et la Lance, au même titre que Couspeau ou Angèle, participaient de cette même atmosphère, mais pas tout à fait autant paradoxalement que Miélandre. Ces montagnes appartenaient à bien d’autres personnes… Miélandre entrait tous les matins et tous les soirs dans notre maison, dans ma chambre.
C’est d’ailleurs une chose formidable que Miélandre intègre ce synclinal, la couronne des sommets de Dieulefit, par un étrange effet d’optique, qui la faisait aussi paraître non seulement au sud mais également toute proche2 (elle n’est ni au sud, ni toute proche).
Miélandre, en intégrant mon paysage, devenait aussi la maison. C’est cela aussi habiter, c’est peupler un horizon. Majestueuse, améthyste, mystérieuse, elle disparaissait parfois derrière les Lombards, se coiffait régulièrement de neige, tous les jours faisait jaillir le soleil, comme un trésor, une escarboucle, une pierre magique.
Gravir
Tout aussi étrangement, Miélandre a été la toute première montagne que j’ai affrontée, que je me suis coltinée dans la toute première randonnée que j’ai faite, en compagnie de mon ami Samuel (et sa famille), je devais avoir quinze, seize ans…
Ma famille ne randonnait pratiquement pas, pas en « montagne » en tout cas, et cette première excursion m’impressionna durablement.
D’abord c’était possible : on pouvait, pied à pied, pas après pas, gravir une montagne tout entière, sans risque, sans difficulté notable, au prix d’un effort, certes, mais non, jamais, sportif.
Et quel cadeau au bout de l’effort ! Je n’aime pas parler de spectacle lorsqu’il s’agit de paysage, de récompense quand il s’agit d’effort, bref je n’aime pas essentialiser les sentiments ou les sensations ou les produits des sens, en la matière. Après tout il ne s’agit jamais que d’une balade dans le dehors, avec cette rareté que le dehors est accidenté.
Mais enfin m’y voilà. Après la forêt qui est un petit peu notre destinée (le climax) on passe dans la zone de combat : ici s’agitent les herbes, puisque le sol et le climat ne permettent plus aux arbres de facilement pousser. C’est donc la zone de l’effort, qui va permettre au jeune homme que je suis de découvrir un monde tout nouveau, et qui deviendra par la suite indispensable à l’équilibre routinier…
Des habitats
Mais je ne vais pas verser non plus dans le psychologisme qui ennuie ou répugne. Revenons plutôt à ce sommet, celui-là même qu’on voyait de loin depuis la chambre, celui-là qui portait sa tonsure de neige ou ses éclats de lumières.
Il est maintenant sous nos yeux, à portée de main, piétiné sous nos pieds…
Idéalement façonnée en trois versants, Miélandre appartient de fait à trois entités territoriales : par le versant nord-est au Haut-Roubion, par sa face Sud aux Baronnies, et par sa face nord est, la plus étroite mais la plus raide, totalement couverte de forêt et dénuée de chemins d’accès, en quelque sorte déjà, au Diois… Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle « le grand bois » comme c’est l’usage dans ces régions pour des forêts sombres, généralement des hêtraies. La partie sud abrite une grande combe, et la forêt est appelée comme par hasard Viare Vincent. Si le doute plane sur le viare (ressortit-il du voir ou du viaire ?), le Vincent me frappe, aujourd’hui que je regarde la carte. Me frappe aussi que le côté le plus trafiqué soit celui aussi où trafiquaient nos regards depuis la chambre, le versant du col de Blanc au col d’Espreaux. On note que ces deux cols sont des impasses carrossables, tandis qu’on accédait aux cols Plat et de Portalier seulement par la marche et par les routes du sud, Teyssières, Valouse (photo) !
Je ne trouve pas la cartographie des habitats que je croyais posséder de la montagne, mais de toute évidence, les habitats sont semblables à ceux de la Lance et d’Angèle.
Voici les pelouses calcaires sommitales ; celles-ci oscillent entre pelouses sèches à brome érigée et pelouses plus fraîches à seslérie bleue, adorable graminée qui deviendra l’une des « partenaires essentielles » ; d’autres plantes notables, l’anthyllide de montagne au parfum de fraise, ou le genêt de Villars, ne sont jamais loin, comme les thymaies et les buxaies d’altitude. Et bien évidemment, au milieu d’espèces originales, la trinie glauque, le tabouret précoce, la lavande vraie, dont la montagne, notamment dans l’espèce de cirque où se trouve également le refuge du pastre (j’y reviendrai) est une manière de trône.
Des hommes
Mais enfant, et je rejoins ici le début de ce modeste texte, je ne risquais pas d’imaginer qu’on puisse marcher dessus, je ne risquais d’ailleurs pas à m’imaginer l’ampleur, la vastitude des paysages… Et pourtant des gens y vivent, d’autres y travaillent, pour beaucoup elle est autrement plus sérieuse qu’une image dans la vitre ou le décor pour une vacance… Je ne reviens pas ici sur les nombreux évènements qui ont émaillé son histoire récente, moins l’histoire de la montage d’ailleurs que l’histoire de la difficulté, partagée, de se partager le territoire pour des usages (laissons ici ce gros mot)… Usages qui pour certains sont synonymes de profits, pour d’autres de revenus. Pour certains une occasion, comme il en existe, pour d’autres une nécessité vitale.
Puis est arrivé (ou revenu) le loup. Puis sont arrivés (ou revenus) les troupeaux. Il fut un temps où ils avaient l’un et les autres, pratiquement disparu. Et avec eux tous, et leur millénaire compagnonnage, les intérêts dégagés de leur friction, comme des étincelles qui risquent de tout embraser.
Aujourd’hui il s’agit de songer à une cohabitation. C’est un véritable défi, qui ne sera relevé que si l’on prend conscience que, habitant ou visiteur, non-humain et humain, celui qui croit ou veut préserver, celui qui veut ou croit exploiter, on se rend finalement héroïquement à sa loi. Il n’y a pas mille manière de respecter : habiter, en toute conscience, un paysage comme un territoire, un concept comme une réalité, un poème comme un pierrier, en est nécessairement l’une des plus au monde partagée.
Miélandre vue de la ma chambre, alors que la maison a été totalement desossée avant destruction (et même sort pour usine, mon usine, devant).
- Né à Montélimar, j’ai grandi à Dieulefit, dans la rue des Reymonds (qui s’écrivait alors avec un A), dont la conformation peu perceptible pour le regard (à l’époque soulignée par l’exiguïté de la rue, encadrée de maisons vétustes par la suite abattues) dévoilait mal son alignement pratiquement parfait avec la route de Montélimar, direction O > E (NO > SE). ↩
- De Dieulefit à Montjoux par le Serre de Turc, on pensait aller vers le sud, parce que c’était la route pour Nyons, et on ne réalise pas que dans la Malaboisse on part plein ouest, avant de finalement pointer Sud (ouest) à hauteur de Béconne. ↩
Viarre infinitif de vio, c’est faire la route, la Viare Vincent c’est surement la tienne, ta route mêne sur Miélandre
Ah ! Comme disait l’autre :
Les mots qui s’étalent
Dans toutes les chansons
Faut se le dire
C’est un fantôme
N’y touche pas
Brûlant d’arôme
Regarde tout bas
L’air innocent de Saint Vincent
On a maquillé
Nos squelettes érodés
C’est bien plus pratique
Mais l’un sans l’autre
Le cœur n’ose pas
Mais l’un dans l’autre
La vie va son va
Effleurant le vent Saint Vincent
On n’est pas nihiliste
C’est la rue qui dit tout ça
Le prochain sur la liste
C’est toi tu me raconteras
Un p’tit coup de couteau
Trois p’tites balles dans le dos
Saint Vincent joue avec les mots
Du wiskey ou d’la vodka
Peu importe ça ira
Je veux partir encore…