Quitte à surprendre, avouons-le : la lune est une galette ou une crêpe. Elle est cuisinée à la Chandeleur lorsque le printemps recommence.
Vue sous cet angle, on conçoit la vérité de tout récit. Celle de susciter le plaisir, ou plus exactement celle de diluer le désir. Non pas diluer au sens de couper à l’eau une essence volatile, mais prolonger, prolonger au-delà de la limite du soutenable, au point de non-retour, tu sais quand tout à coup tu jouis.
La vie devrait être comme ça — on se le dit entre quatre yeux — sinon pourquoi ? Or elle ne l’est pas et pour palier à l’abasourdir on recourt à la cigarette, à la chanson de trois minutes, et à la joie du récit.
Joie : weN kroY, à San Francisco, ville dite SF, à la faveur de quelques noms tus, dissimulés dans un carnet, va irradier ce livre dans les lieux et les âges les plus divers. Le lecteur assidu se demandera si Tous les diamants du ciel est la suite de CosmoZ, terrible opération de sabotage de l’ennui en littérature, qui retraçait à travers les personnages du Magicien d’Oz les cinquante premières années du tonitruant XXe siècle.
Il est vrai qu’on reprend le fil à peu près au mitan du siècle, en 1951, là où s’était arrêtée la balade au radium des oziens.
Nous arrivons dans la petite cité de caractère de Pont Saint esprit, que les connaisseurs savent être au croisement de quatre départements (07, 26, 84, 30 = ) et trois régions, dont un premier pont aurait permis aux éléphants d’Hannibal de traverser le Rhône, dont le nom viendrait de l’intervention de l’Esprit-Saint pour la construction du plus ancien pont actuel du Rhône (XII-XIIIe), et qui est la cité d’origine des ancêtres de Jacqueline Kennedy.
L’ensemble constitue un terrain fertile pour l’imagination libérée des contraintes contractuelles ou circonstancielles, le texte de Claro s’offrant le malin plaisir de promener son lecteur à sa guise dans des pages ciselées, depuis le fabuleux premier chapitre, l’un des meilleurs incipits qu’on a lus, célébrant cette joie du récit, des récits, qu’on ne saurait prendre pour autre chose que des lanternes. Un peu comme si on nous disait qu’on a marché sur la lune.
Antoine, boulanger lors de l’épisode du pain maudit, qui frappe la ville en 1951 (sept morts, cinquante personnes internées, deux cent cinquante personnes touchées de près ou de loin), part à la découverte du monde et rencontre Lucy, hippie approchée par la CIA pour la diffusion de nouvelles drogues appelées LSD en plein flower-power. Lucy tient un sex-shop à Paris en 1969, et Antoine, rigoriste de morale, est fascinée par les poupées gonflables.
Un mannequin est un mannequin est un mannequin, et tout ici est sous le signe du double ou de la dualité.
Ce très mauvais résumé n’a pas de sens. C’est tout autre chose. Le pain, c’est la lune, qu’on grignote, celle qui éclaire les peaux chevauchées, les membres enchevêtrés. Le reste n’est que récit. Puisque telle est la fonction de ce pain d’épices, de ce pont d’esprits : faire traverser, ici, le réel par la fiction, ou l’inverse, qui sait ?, la drogue, la maladie, la folie, la musique (quelle année que 19691 !), mais encore et toujours, cette espiègle obsession du récit, du tiroir ouvrant tiroir ouvrant tiroir. Le pain, c’est mon corps, parce que tu connais, toi, un récit qui ne puisse être membré-démembré ?
Ce qui dans la « biffure de soi » (110) ouvre au grand dehors, cet autre qui nous effraie et dont on a conscience (bizarrement) qu’il représente le seul exutoire dont on puisse être redevable.
Dans cette note de lecture qui ne se veut pas un essai (on ne trompe pas sur la marchandise), on ne citera qu’un extrait de la page 133.
Jouir, elle pouvait, elle savait le faire, d’une main d’une seule, mais ce n’était point la confection dont elle avait ici urgence. Elle voulait la matière de l’autre, son poids, sa consistance. Et tomber de tout son corps sur une peau, en pluie, en soif, se désaxer à la force des hanches, choquer les dents, retrouver le plaisir de la salive dans cet arrière-goût de sang que le baiser fabrique, s’en remettre à l’instinct des ongles, aussi, et plonger cul nu, cul vivant, dans le désordre du moment, n’importe où : contre un mur, contre une table, devant un miroir. Sous les paupières, devenir le crâne, sentir les os, jusqu’à la toute dernière pensée, celle qui fait spirale, puis remettre ça, encore et encore, laisser les doigts se servir parmi les reliefs, s’enivrer de succulence comme d’amertume — et relever les jambes pour ne rien taire de l’amour.
Ce livre n’est pas pour ceux qui veulent qu’on leur raconte des histoires. Ce livre est fait pour te perdre dans la pulpe de l’écriture/lecture, là où un machiniste précis et facétieux presse des boutons tire des manettes, mon vieux, te voilà vite pris, si tu n’aimes pas l’inquiétude et préfères un livre comme un écran de télévision post-prandial, passe ton chemin, parce qu’ici tu vas goûter la page à plusieurs dimensions, sons et odeurs compris, cette came-là, elle n’est pas pour Carla Bruni, c’est de la bonne, et celui qui patiemment la tisse et la fourgue n’est pas moins Minotaure que Dédale.
Lors de ses agapes facebookiennes, Claro un jour avait écrit, au sujet de Maylis de Kerangal et de Mathias Enard, « C’est une année à ponts ». Manquait le sien, le voici.
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Les Doors s’étaient tus, et quelqu’un chantait Everybody Knows This Is Nowhere, Neil Young ? Oui, c’était Neil, et comme dans Five To One, il survivait, continuait, et derrière eux la pleine lune rissolait, peut-être gaiment.
Plus loin :
Dazed And Confused, un morceau parmi la mort des milliards d’autres morceaux, avec ses lancinances, ses vrilles, ses coups de matraque, une ode au vertige déguisée en scène de ménage, chicane engendrant le désastre, ballade arrachée aux Yardbirds puis livrée aux flammes du Zeppelin.
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