Pantomime pour aucun acteur
Il se dégage des marais des notions d’atemporalité et d’immuabilité, qui induisent une certaine déconnexion. Un peu hors du temps, ils semblent obéir à autre mécanique temporelle. La certaine virginité qui émane de ces paysages naturels et harmonieux leur confère un équilibre serein, une ambiance douce et paisible. Le visiteur se sent découvreur, voire intrus. Ce milieu n’est, de toute évidence, pas celui des hommes. Pour autant, il respire la vie : l’eau omniprésente impose sa symbolique et anime, avec les animaux, ce théâtre de verdure.
Mais les sentiments perçus dans les marais sont ambivalents : à la sérénité se conjuguent aussi le mystère, le mythe. Pourquoi la forêt, si présente tout autour, ne s’aventure-t-elle pas sur ces terres ? Une ambiance lourde et secrète peut alors être perçue. L’aube ou le crépuscule stimulent l’imagination et l’esprit trouve alors en ce milieu troublant le décor et la scène idéaux des sorcières et autres êtres fabuleux des contes pour enfants.
L’allégorie de l’alchimie, si chère aux hommes, se retrouve au niveau des sources, où l’eau enrobe imperceptiblement les plantes pour les pétrifier.
ONF, Diagnostic écologique et socio-économique des sites Natura 2000 FR2100275 « Marais tourbeux du plateau de Langres (secteur SO) », 2010, FR2100276 « Marais tufeux du plateau de Langres (secteur SE) », 2007 et FR2100277 « Marais tufeux du plateau de Langres (secteur N) », 2007, respectivement pages 18, 19 et 19
Scène 1
L’habitat, l’habitant
La scène se passe sur le terrain, comme dans la détente d’un accumulateur : il est en fonction depuis la nuit des temps.
L’habitat – On m’appelle Caricion davallianae. Ce barbarisme grammatical latin vient de Carex, laîche en latin, et de davalliana, de Davall. Ça n’explique pas tout. La laîche est une plante, un genre de plantes. Avec de très nombreuses espèces, généralement proches des milieux humides, mais pas que. Qui ressemblent aux graminées, c’est-à-dire aux herbes, avec des feuilles fines et souvent coupantes au bord et dont on dirait qu’elles ne savent pas faire de fleurs… Davall botaniste anglais du XVIIIe, prénommé Edmund, a surtout vécut en Suisse, c’est le botaniste britannique du XIXe Smith (William Gardner) qui lui dédie la plante.
Le mot laîche viendrait peut-être d’une manière un peu rapide de dire carex, de même sens, on ne sait pas vraiment, on pourrait aussi bien dire laîche pour carex, mais on pourrait aussi dire caresse, enfin pour couper court même si bien souvent les laîches, aux feuilles scabres coupantes comme des sabres aux dents rétrorses, ne sont pas très agréables au toucher.
Ce qu’il faut dire c’est que le CD, on dit CD pour Carex davalliana, ça passe mieux pour le lecteur, eh bien le CD il est dioïque, si si, comme l’homme, des pieds mâles des pieds femelles bien différenciés qu’on peut reconnaître facilement avec un œil de côté par la fenêtre de la voiture quand on longe un marais.
L’habitant — Ce n’est pas toujours agréable, j’avoue, pour un habitant, que d’habiter à proximité du Caricion davallianae. D’abord parce qu’il se perd dans les détails. Ensuite parce qu’il nous perd, nous, les habitants, dans ses détails.
Les touradons par exemple, ces mottes concrètes, qui poussent indéfiniment en hauteur, qu’il faut contourner, ou bien les concrétions du tuf qui subitement s’effondrent en gouffres, les chenaux en eau où trébuche le pauvre hère perdu dans ce maquis.
L’habitat — Moi et les miens, c’est vrai, ne nous donnons pas facilement. La caresse se mérite. La caresse irrite. Moi et les miens, ou les miennes, les autres Laîches, laîches à bec ou à beaux fruits, laîche bleuâtres ou jaunâtres, la Gentiane des marais, le Troscart des marais, la Parnassie des marais… le Choin noir, le Choin ferrugineux, le Choin intermédiaire, hybride entre les deux autres… les différentes Linaigrettes… la Tofieldie à calicule, la Swertie vivace…
L’habitant — Au fait, au fait ! Pour tout dire, moi le Caricion davallianae, appellation ou toponyme qu’on peut traduire prosaïquement en Parvocariçaie des tourbières basses centro-européennes à boréomontagnardes basophiles, ou plus vulgairement encore en Tourbière basse alcaline, moi le Caricion davallianae je le connais surtout en plaine, en Haute-Marne, ha ! la Haute-Marne, c’est autre chose que la Haute-Alpe !
L’habitat — Il faut dire que — contrairement à l’habitant — nous ne souffrons pas de vertige, nous nous ne craignons pas l’altitude, nous qui accueillons — entre autres bestioles, les petits vertigos ! ah ah !
L’habitant — Des plantes alpines dans les marnes !
L’habitat — Mais ces abysses sont pour nous terribles, déchirants, ces abysses nous abîment. Parce qu’en bas, tout au fond, au fond de la terre, au fond du gouffre où l’eau circule, il y a le feu du volcan. Le feu qui brûle, le feu qui sèche, le feu qui chauffe.
Nos marais s’étiolent, nos tufières se vident, nos réserves se diluent, nos réseaux s’assèchent, nos mousses se lyophilisent. Pourquoi ?
L’habitant — Le réchauffement climatique est la cause de soixante-deux pour cent du…
L’habitat — Nan-nan-nan ! Bla-bla-bla ! Le réchauffement climatique ! Ni toi ni moi ne savons ce que c’est. Le réchauffement climatique en Haute-Marne ! Le réchauffement climatique en Haute-Alpe ! Mais c’est une blague ! Qu’il aille dans l’eau de l’alpe ! ‘Le sauverait !
Scène 2
Il n’y a plus personne.
L’atemporalité… l’immuabilité… la déconnexion… et puis quoi encore… le nirvana ?
Les marais sont des tapis cosmiques où l’on peut trouver le Caricion davallianae, habitat à nous deux très cher, de par sa beauté (c’est-à-dire sa singularité) et la cohérence de son propos (c’est-à-dire la constance de sa forme) sont dépourvus d’hommes, généralement hostiles à la plupart. Ne prouve rien le fait que, par le plus grand des hasards, quelque chasseur inspiré (le chasseur cueilleur) s’émeuve du blond automnal des laîches, des constellations des rosées, des imbrications du givre… foutaises ! Pensées utriculées, niaises billevesées, sornettes de poètes !
Il n’y a personne. Il n’y a jamais eu personne. Et il n’y aura bientôt plus personne.
Vertigo angustior, Swertia perennis, Caricion davallianae existent depuis toujours et, sauf à ce qu’ils meurent, existeront toujours. Ce ne sont pas quelques pichenettes de carbones, quelques chiquenaudes de méthane qui vont subitement changer les choses, quelle arrogance ! Quel orgueil ! Quelle haute estime de soi !
Scène 3
Il n’y a plus personne.
Le soir tombe, on n’entend plus rien que le gargouillis de la source tufeuse du marais. Une brume que celui-ci exhale voile et dévoile à tour de rôle un groupe de grands mammifères, chevreuils ou sangliers, difficile à dire, et c’est un barbotage incessant qui s’entend alors, inquiétant. Soudain s’envole à force de tire d’aile une forme sombre qu’on décrira comme un oiseau. Il n’y a plus de promeneur égaré, de chasseur inspiré, ou de naturaliste concerné. Il ne reste que la vie… immuable… intemporelle… du marais.
Le soleil disparaît vite, derrière les barrières des montagnes, les frondaisons des arbres, et le froid immémorial revient, souverain. Dans la marne ou l’alpe le temps est d’une autre consistance : le temps est géologique, il échappe à l’anthropocène.
Bien sûr il est probable que la plupart des êtres présents à l’heure où nous vous parlons sur cette terre, la grande majorité, sera (est déjà) menacée par les exactions humaines : celle-ci ne ressortissent souvent que d’une seule hybris, l’appât du gain — et la principale cause de ces exactions reste — et restera — le capitalisme, dans sa forme la plus sauvage, archaïque et philosophiquement médiocre : le néolibéralisme financiarisé. Bien sûr il y aura encore des rapports accablants, des études alarmantes, des naturalistes, botanistes, malacologues, consternés, et très certainement il y aura de courageuses prises de décision, des engagements forts, des militances alternatives, des zones à défendre, des coups d’éclat, des happenings féministes… Il y aura encore des malacologues, des botanistes, des naturalistes.
« Personne vraiment ? Alors qu’ils sont là pourtant les déshabités, les laîche-moi-faire, je m’occupe de ton CD, vais faire du marketing pour son usage, que ça serve, qu’on en fasse quelque chose, de cette dégringolade de bas-marais, en tube, qu’on en vende bordel, du CD à la pommade rose, un calmant éternel, du CD en fusion avec une once de tilleul concentré, qu’on s’en serve, qu’on en fasse des objets, des mini-brosses, voir des amulettes contre le sort. »
Mais ce sera trop tard, car il est déjà trop tard. Et il n’y aura personne car il n’y a jamais eu personne. Tout ceci est un épiphénomène. Tout ceci n’aura été qu’un rêve. Le monde disparaîtra lorsque le rêveur se réveillera.
Tout ensemble naturel est le fruit de ceux qui le rêvent. Tous les mots qui désignent les choses du monde sont vides. Il n’y a pas de mot pour Caricion davallianae.
Il n’y a pas de mot pour
Il n’