Suite improvisée de passage à Gennetines pour le Grand Bal de l’Europe, évènement qui rassemble des milliers de danseurs de danses traditionelles européennes (« folk ») : mazurka, polka, polska, valse, bourré, chapelloise, tarentelle, fandango, sardane, rigaudon, quadrille, horo, gavotte, an-dro, serrinha, la liste est infinie. Une seule contrainte : une page par texte — et voir comment la contrainte peut être transgressée. En deux temps : ici et là.
1.
La douleur nait très exactement dans la fesse, en un point qu’on situerait très exactement au centre même de la fesse, en plein milieu, en hauteur comme en largeur comme en profondeur, comme si toute la fesse se générait ou se rassemblait en un point qui la définisse et la supporte, eh bien la douleur est exactement là, à cet endroit-là. Si on pouvait passer la masse de graisse, on pourrait très exactement la désigner du doigt, on pourrait la réduire ou la réserver, l’arracher comme un clou ou une écharde, la soigner ou bien l’extraire. Comme un aiguillon. Comme un aiguillon, la douleur n’est qu’un seul point, une tête minuscule, un dard, fiché en plein milieu de la fesse.
La douleur est très exactement ce point dans la fesse gauche, en plein son milieu, mais son écho est retentissant. Elle te coupe en deux la douleur, divise le corps, y sème le trouble, la zizanie ; elle t’oriente (te polarise), et démembre.
Comme un monstre bifide, comme un centaure de pacotille, une vouivre hésitante, qui s’excuserait presque d’exister, informe aberrante en ce bas-monde, ton corps n’est plus que le mot DÉGINGANDÉ.
Son écho est retentissant, il irradie, il se prolonge comme un serpent, se partage comme une douve, il faits des éclats des copeaux, s’approprie temporairement une région du corps (parfois fort éloignée du point d’impact), cou, mollet, flanc, il nage comme un serpent (mais un serpent est-il en mesure de danser ?), ondulant peu, très linéaire au contraire, très exacte ophidienne, implacable cordeau, fil à plomb, garrot dedans, ceinture. La corde descend, irritée, rougeoyante, jusque au bout du pied où elle semble venir cogner, et sans issue, faire demi-tour, impossible, ou au prix de lourdes frictions, et revenir, se racrapoter, venir entasser à nouveau dans toute la jambe encore un peu de butin d’étoiles chinoises.
En conséquence de quoi la jambe est ridicule et raide, et le corps boite. Tout mouvement est suspect, et la plus grande prudence s’impose car marcher c’est marcher sur des œufs ; mais des œufs dont la coquille est en brisée car ils étaient de verre.
Alors, danser ? Est-ce qu’un centaure a l’autorisation de danser ? La ruade dont il est coutumier, le petit trot idiot, ou cette pelote musculeuse de membres, quel sera son destin sur la piste ? Le cirque ? Il faut trouver le point juste, le point d bascule et donc d’équilibre, car tout l’équilibre est mouvement ?
2.
La contrainte c’est une page (soit que le temps passe et ne permette pas de s’étendre plus, soit que le matériaux, dans ces rassemblements, se fasse rare, — ou l’attention), mais comment d’une page extraire ce que je vis ici ?
Le vent couve, c’est à peu près la seule horloge qui courre ici. Lorsque tu arrives au campement il se produit un phénomène météorique aussi rare qu’inconvenant (en cette saison et en ce lieu), un halo solaire appelé parhélie. Deux arcs multicolores entourent la boule infatigable du soleil. Un rayonnement très simple mais blessant (et ça tu ne sais pas pourquoi). Les alentours sont humides, étangs et roselières mosaïquent. C’est un pays d’eau, les frênes le disputent aux salicaires. C’est aussi un pays de vaches.
Tous ces bétails suivent le vent. Le soleil entre parenthèse ne parvient pas à chauffer les unes, à sécher les autres.
Il sert à rappeler, simplement, l’existence du jour. Ce n’est ni anodin ni futile parce que le temps ici se dérègle, vu qu’il est confié comme en consigne au sel rythme de la musique et de la danse.
C’est presque un campement militaire d’un genre nouveau, et l’organisation est tout autant spartiate que martiale. Après le campement, et son bazar de tentes et de bagnoles, on traverse la petite route pour venir à l’espace des parquets qui sont d’immenses tentures d’inox et de toile – les mêmes qu’on voit sur les écrans dans les pays en guerre avec leurs réfugiés crasseux et hagards, parce que vivre en permanence sous les auvents aux initiales bleu ciel quand le climat et/ou la guerre interdisent jamais qu’on s’arrête, et la violence (est-ce que les couples Syriens s’accordent aujourd’hui le temps de cette ronde, de cette abolition, des horloges dans l’abomination très crue très concrète très cruelle de l’histoire ?)
Les grandes tentes qui accueillent les danseurs sont sobrement composées d’un parquet de bois et d’une scène très simple où les assemblages les plus divers d’instruments lancent la musique qui s’aventure puis s’évertue, laminante tantôt, et tantôt cassante, imperméable et obstinée jusqu’au petit jour.
Il y a aussi une horloge, dans chacune, dont on a pris soin d’ôter la petite aiguille (à quoi servirait-elle ?).
3.
Appuyé plus qu’il ne faut d’un côté seul du corps, je parcours la campement de fortune, grotesque damier de tentes, de camping-cars et de voitures, à portée de corne des vaches qui sonnent le rappel de l’aube.
On perçoit, parmi ces cornes de brume, partout, surnageant par lambeaux, flottant au grès des courants d’air, les gémissements et frottements, les soufflements et pincements, les battements et grincements de tous les instruments de la création, et tant pis si on est incapable de nommer ou d’isoler la vièle à roue, la cornemuse ou le nyckelharpa.
J’erre en quête de pain entre les emplacements délimités à la rue-balise fatiguée et à la chaux éparpillée dans les herbes. Les gens viennent de toute l’Europe et le signifient par des drapeaux incommodément plantés devant leur fragile logis (?).
Je ne suis que frisson ; unique frisson qui s’est emparé de mes territoires à la faveur de la nuit dansée, de la fête et de tous les frôlements de peaux de la veille, (fièvre ? réflexe moteur ? pulsion d’animal ?) et puis le vent se lève qui porte des accords déglingués à hue et à dia.
Il y a de grands rectangles dans les champs, indiquant qu’une voiture ou une pente a séjourné et s’en est allée, et l’herbe dessous est jaunie et piétinée (elle travaille déjà à redresser l’affaire) (elle a toujours travaillé, en vérité, au prix d’un effort photosynthétique supplémentaire, percer la nuit et le concret et la masse n’est pas une mince tâche) et vient cerner des ces hauts millimètres les frontières de la toile ou de la tôle, comme un siège.
La démarche claudicante qui me caractérise me suggère l’ébriété ou l’obésité, à charge aux passants croisés de l’attribuer à l’alcool au sexe ou à la danse. (De la joie peut-être, qui fait office de grâce dans ce corps tourmenté, inapte à la danse, incapable d’aucune légèreté.)
Ils ne savent pas que je ne danse pas. Ne peux pas danser. Il ne savent pas plus que je les ausculte.
Le pain est loin et la distance le rend plus cher encore à mes yeux et mon ventre quand enfin, corps fendu brisé, éparpillé dissous dans la masse de tous les autres, je le saisis (unique geste possible) entre mes deux mains.
Le campement n’est plus qu’un champ des ruines de la nuit, de sons avortés de désirs entrechoqués, consumés comme des grillades. Les vigiles qui surveillent les véhicules sont les seuls êtres encore debout et sans doute tu te réveilles, entre deux crampes engourdie, le corps encore oint de la veille.