Chapitre 14
Carlos Futuna le sait, il accomplira de grandes choses. Carlos Futuna sait qu’il a un destin exceptionnel. Ce sont plutôt les circonstances — les circonstances actuelles, on s’en doute — mais les circonstances générales de la vie — qui n’a pas été tendre avec lui, qui lui a mis les bâtons dans les roues, oui ! — qui l’ont conduit dans cet état d’infirmité qu’on lui connaît, figé dans un quotidien poisseux et toutes sortes de tribulations qui prennent sans cesse un tour dramatique, pour ne pas dire romanesque, et le contraignent — lui tiennent la tête sous l’eau oui — à s’agiter éperdument dans un bocal plein d’une matière gluante.
Le charisme de Carlos Futuna n’est plus a démontrer (il y a même, dit-on, des journaux argentins pour le relater) et cette aisance familière l’a toujours un peu effrayé. Mais conscient de sa qualité et de sa force, il a toujours réservé une part d’horizon dans un recoin de son cerveau.
Ce potentiel qu’il détient et couve comme un oiseau jaloux l’a pour ainsi dire toujours sauvé et remis sur le droit chemin. Mais d’un certain point de vue, c’est ce même potentiel qui l’a aussi empêché de vivre sa vie.
Qu’il prenne la forme de femmes, d’animaux plus ou moins sauvages, ou de villes.
Carlos Futuna est superstitieux et refusa donc par contrat qu’apparaisse un chapitre treize.
Est-ce que cet état de fait peut être envisagé comme une cause probable de sa mélancolie ? Si certains de ses biographes (je pense à Smith 2010 ou De Broizier 2007) ont évidemment établi une corrélation nette entre ses possibles et son réel, je crois qu’on peut aujourd’hui affirmer que non, et balayer ces vulgaires hypothèses d’un revers de la main.
La mélancolie, chez Carlos Futuna est un paysage, le contenu d’un paysage. Il est inhérent à sa personne, non pas de manière génétique, mais d’une manière dont aucune science descriptive ne peut encore rendre compte (l’écologie peut-être, avec ses concepts de bouts de ficelle ?).
La mélancolie, chez Carlos Futuna, n’est pas un sentiment diffus, c’est une constitution. C’est une prémisse réitérée, même, de cette journée qui s’annonce. Il ne peut en être autrement.
Ce n’est pas que la mélancolie soit toujours visible en lui, ou bien l’agite continuellement. Ce n’est pas non plus une hormone ou un organe. Est un Carlos Futuna mélancolique le Carlos Futuna qui, s’en en être tout à fait conscient, glisse imperceptiblement dans ce paysage, qui est un dos de collines plongeant dans un minuscule ru qui par endroit forme un genre de marais. Sur les collines, on voit le soleil (c’est l’ouest) car ce sont les dernières collines avant la pleine agricole.
La matière de ces collines est complexe, mélange d’argiles, de sables, de rocailles calcaires ; la couleur de cette matière organique vire du jaune, à l’ocre, au rouge, au blanc. Il y a des fleurs partout, mais elles sont discrètes, les plantes sont basses, souvent ligneuses. Il y a par endroit de la forêt, des bosquets d’arbres, mais c’est une forêt hostile, basse, sombre, pérenne et les feuilles, vert foncé, sont raides, petites, piquantes ; ou bien ce sont des aiguilles.
Le vent balaye sans cesse les crêtes des collines, ce qui donne à l’air une transparence insensée, qu’on voudrait garder toujours dans sa poche.
De la plaine parviennent des bruits de moteurs, de villes, de gens, qu’on imagine mais qu’on n’entend pas.
Sur les crêtes, à part le vent, il y a beaucoup de lumières et de ciels (grâce au vent même). Dans les combes au contraire, il fait très sombre et c’est très humide ; de grandes herbes qui se froissent quand on marche dessus, et un sol plutôt spongieux.
On sait que dans ces fourrés il y a des bêtes qu’on n’aime pas croiser seul, comme des sangliers, ou pire.
Ça, c’est la mélancolie de Carlos Futuna.
Alors qu’on ne vienne pas tout mélanger.
Le destin ! il dit un jour à Spin, qu’est-ce que ça vient faire au milieu, le destin ! Parle-moi plutôt du chas d’une aiguille, d’une collection de vagues, et de toutes les couleurs dans le ciel ! Autant se crever un œil tout de suite ! Parce que tu crois qu’on peut comme ça mettre les pas dans les pas de son destin, comme s’il avait déjà parcouru le monde avant toi celui-là ? Je ne suis pas certain d’y croire, moi, au destin. Et je ne parle pas du fait qu’on soit toujours (et tous) plus ou moins appelés par je ne sais quoi à faire ce que nous faisons. Vrai ou pas vrai, ça, ça ne m’intéresse pas. Ça ne m’intéresse pas de savoir si je suis maître des mes actions ou pas. Je m’en contrefiche. Je m’en branle ! Comme je m’en branle !
Non ce qui m’intrigue, ce qui m’inquiète moi, au contraire, c’est de savoir que quoi qu’on fasse, c’est ce qui restera de nous, c’est ce que les gens retiendront. Ce qu’on a fait de bien, ce qu’on a fait de mal. Les femmes qu’on a aimées, les gens qu’on a tués. Ce qu’on a volé. Ce qu’on a permis. Ce qu’on a construit et ce qu’on a brisé. Eh bien, destin ou pas, quoi que tu fasses dans la vie, c’est ça que tu auras fait.
C’est pas qu’on soit contraint qui me dérange ou m’ennuie. C’est que cette contrainte entre en résonance avec tout ton être, que ce truc que tu as fait ou pas fait, on te le colle à jamais comme un putain de nom. Voilà ce qui m’emmerde.
A quoi Spin ne répondait rien car il n’y avait d’abord rien à répondre (c’est vrai après tout, on ne lui posait aucune question), et puis il regardait son grand ami, si plein de belle destinée, s’échiner et se morfondre pour des choses que lui, Spin, en tout état de cause, ne considérait pas même. Il jouait avec ça, le Futuna. Non que cela demeurait indifférent à ses yeux à lui, Spin, ou qu’il n’y accédait pas par l’esprit (au contraire), mais pour lui tout ce qui relevait du réel (du monde en somme) était une donnée telle quelle, et pas besoin de disserter des heures sur ce qu’on doit faire ou ne pas faire. On fait, c’est tout. On fait ce qu’on a à faire. Et on laisse passer les orages.
Spin n’était pas superstitieux, lui. Il était cynique.
Peut-être qu’il n’avait pas de destin, d’ailleurs, lui, Spin. Et peut-être même qu’il s’en fichait un peu quand, tout en remplissant à nouveau le calice de Futuna, il avait ce sourire en coin.
De nouveau, le soleil buvait la mer.