Pseudo chapitre 1
À chaque fois qu’il s’installe à sa table de travail, c’est avec de grands projets dans la tête. À chaque fois qu’il ouvre son cahier Clairefontaine® 14,8 x 21 petits carreaux, et qu’il a inscrit le titre d’un nouveau grand projet, il regarde fixement la miniature punaisée au mur, peut-être un tableau de Delaunay, ou une fille qu’il a croisée sur Facebook, et dont il a pillé des photographies le compte, ou encore la mer, et il regarde fixement peut-être légèrement derrière, ou légèrement en arrière de ses yeux, et il se perd dans ce paysage. Il se lève brusquement, il va se chercher un bocal qu’il remplit d’eau, il boit goulument.
Il revient vers sa table de travail.
Il se plante fermement devant elle.
Il ferme le cahier. Puis il décide qu’il a faim.
Carlos Futuna n’a pratiquement qu’une passion, qui est celle de satisfaire ses besoins fondamentaux (“rédhibitoires” dit-il mais on entend “inexorables”). Ceux-ci sont de trois ordres :
- les besoins nutritifs
- les besoins sexuels
- les besoins de la langue
Si le premier est a peu prêt satisfait dans la majeure partie des cas, le second demande plus de concentration et de préparation, et se trouve souvent happé par le troisième qui, en un sens, et de surcroît, comble les deux premiers.
Carlos Futuna est traducteur, et se présente souvent en détournant l’adage ainsi : Traduttore distruttore ! Il pense que si le critique est un auteur raté, le tracteur est un auteur redoublé, un méta-écrivain dont la technique et l’art le placent au sommet de la hiérarchie des soi-disant gens du livre.
Incapable de rester très longtemps en place, sauf quand le texte retors vient vriller sa nuque, Carlos Futuna oscille comme un pendule (et plutôt régulièrement) entre différentes villes dont il a le secret, dont une capitale européenne et un port méditerranéen. Il n’est pas utile ici d’en dire plus.
Il n’aime pas quand il agit ainsi, mais il le fait parfois : il interrompt tout, subitement, puis descend dans la rue, puis descend la rue pour atteindre la petite place où son téléphone est en mesure de capter le réseau, et il attend vingt secondes dans l’attente bouillonnante d’un message de Toi.
Il peut faire ça vingt fois par demi-journée.
Entrer dans le texte à traduire, cette masse organique, nécessite tant de précision et d’investissement personnel que cette seule activité lui suffit souvent pour se considérer la plupart du temps sinon comblé, du moins trop éreinté pour susciter d’autres débordements.
Estimant que l’essentiel de l’expérience du monde transite par la langue, cela suffit dans la plupart des moments à patienter une issue généralement funeste. Il est vrai que parfois cette sagesse est déroutée par un fumet de poisson à l’ail ou la peau satinée d’une femme, mais ceci toujours après que le travail commandé est rendu en temps et en heure.
C’est ainsi qu’il s’autorise relativement régulièrement, dans l’une ou l’autre ville, celle d’eau et celle de poussière, à errer dans leurs rues plus ou moins mêlées, dans son esprit, à la quête d’un vide à nourrir, les troquets de l’une valant bien les putes de l’autre, qu’importe, ce que peut retenir détenir détonner un corps est plus infini qu’une nuit noyée d’étoiles.
C’est vrai que c’est putain beau, une ville, la nuit, on n’a pas besoin de chevaux à traîner pour en convenir. Et marcher dans les rues vidées de leur décor d’humain fait naître un sentiment d’inadéquation si fort avec le reste de ses semblables qu’il en viendrait à bout par la marche seule, au hasard, à scruter les murs tagués, surveiller ceux qui le suivent, et humer les chaleurs descotchées des pavés par le roulement fatigué de ses pas.
Puis il arrive au bout, la mer ici, une voie rapide là, mais c’est toujours du flux ou du fluide, une matière grasse et mystérieuse qui incite, à la manière d’une tambouille noire de jazz, à chercher un peu de chaleur dans un repli de peau suintante, tous pores avides de désir, ou dans le grumeleux d’un plat épicé de légumineuses ou de céréales à sauce de viande faisandée ou de poisson.
Après cette journée de pluie, peu productive, par exemple, ce désir point ses tétons et, rebroussant chemin, Carlos Futuna orne déjà son théâtre d’effluves avinés.