Première partie
La ville humide
Chapitre 1
La ville dilue ses lumières dans un reflux de brume.
La chaleur s’est invitée jusque dans la petite pièce qui sert de bureau dans la Ville Humide (VH), et les persiennes n’y tiennent plus, se tendent comme passementerie sur les sens, prêtes à éclater. Se concentrer sur un texte dans ces conditions, avec un moustique toujours plus hardi, et une radio oubliée ailleurs dans la rue, tous deux déjà insistants, devient de plus en plus difficile. Ardu même, depuis qu’il sait qu’elle, T., est de retour en ville. Un texto simple, laconique :
Un texto devenu texte, réduit à sa simplicité, mots mais surtout rythme et ponctuation — et Carlos Futuna est très sensible au rythme et à la ponctuation. Il retourne le texto (comme jadis on le faisait d’une lettre parfumée), le hume mentalement et l’emprisonne dans un recoin de son cerveau. Stasera : Lasagne. Tonight. Lasagne tonight. Laconique mais éblouissant, le message porte toutefois assez d’imprécision pour tirer sa laisse au cou du traducteur : Où ? Quand ?
Carlos Futuna a déjà mangé cette fois, il ne se pose donc pas la question de savoir s’il reste de la viande hachée au frigo ou s’il faut trouver du vin à offrir. Du vin il y en aura toujours à porter de toute façon.
Retour à la traduction de Wordswrige, le travail du moment. Perturbée par l’aiguillon du message de T.
Et Jerry revint à la villa, la découvrit vide. Suzan avait fini par quitter les lieux. A peine étonné par son manque d’émotion, Jerry se déplaça jusqu’à la bibliothèque afin de vérifier quels livres auraient disparu — elle aurait emportés.
Lasagnes ce soir. T.
T.
T., T., T.
Apporter un livre oui, cela pouvait se faire, une dernière publication, voyons voir, depuis quand déjà. Un mois, deux mois ? Déjà. Mais un mois, deux mois, seulement : pas de publication. Du vin alors. Et quelques atours présentables. Pas beaucoup sorti, pas très bronzé. Maigri. Avachi un peu, entre le risque de sciatique et la fatigue, oh putain les cernes. Je vais effrayer. Vieux morceaux, bidoches, ah putain, T.
Ce soir : lasagnes.
Jerry revint à la villa, la découvrit vide. Suzan avait fini par déguerpir. Peu étonné par son manque d’émotion, Jerry se plaça devant la bibliothèque et l’inspecta afin de vérifier quels livres auraient disparu — quels livres elle aurait emportés.
Elle n’en avait pris aucun, à première vue. Cela pouvait également signifier qu’elle pouvait revenir et déjà des châteaux en Espagne, des hallucinations.
Elle était partie. Plus de sac, plus ses affaires, à part quelques bricoles et une culotte oubliée dans le lit cette nuit.
Ce soir : lasagnes.
Une image lui revint, cette dernière nuit avec Suz, avec T., celle de quand déjà, un mois ? Deux mois ? Des mois et ses dégâts collatéraux qui se comptent en jours, en heures même. Le voyage, le retour à la terre, la reprise des tâches quotidiennes. Cette dernière rencontre, mais dans la Ville Sèche (VS), qui avait tant compté pour eux, et s’était à présent effilochée dans un remugle de souvenirs et de paroles égratignés par les jours, comme des taches grossissant ou des mauvaises herbes, venues gâcher la pièce de rêve qu’ils avaient bâtie en une nuit.
Les voix de la rue ou des voisins, le bruit de la radio ou le vol du moustique, étouffés sous la musique qui enflait progressivement (She’s so heavy) et la machine mentale à présent débridée (il revoit ses seins, revisite de sa main l’entrejambe crépu, mais aussi son sourire, le whisky qu’ils avalèrent, les livres qu’ils lurent à voix haute et dégageant pratiquement toute la bibliothèque — il les balançait négligemment par-dessus son épaule), tout ce cadre sonore s’estompait, il devenait lui-même couteau, tranchant le jambon en deux.
À première vue, elle n’en avait pris aucun. Cela pouvait également signifier qu’elle pouvait revenir et tout de suite des châteaux en Espagne, des hallucinations.
Elle était partie. Plus de sac, plus ses affaires, sauf quelques bricoles et une culotte oubliée dans le lit cette nuit.
Il s’assit dans le fauteuil de droite (celui-là même) après s’être versé un verre de vin très rouge, presque noir. Il dévida le regard, calfeutra toutes ses pensées bien à l’abri du réel, et se mit à siroter méticule
Il songea au mois écoulé, tous ces déplacements et glissements afférents, toutes ces paroles suspendues, et une fatigue bien façonnée de briques épaisses, soigneusement agencées dans ses membres. Serait-il prêt ? Savait-il seulement ce qu’il voulait ? Sûr qu’elle demeurait présente dans le brouillard de sa tête, ou à fleur de peau, une chimie furtive, puis les distances, oui choisies, oui assumées, mais. Mais se rappelle-t-vraiment de quelqu’un ? Le souvenir est-il encore pertinent ? Le souvenir est un récit, il pense ; sera-t-il assez brouillé pour se perdre, sera-t-il assez honnête pour ne pas le seconder d’ornements fumeux et de fioritures inutiles ? Pour ne pas être contrariée, la rencontre doit être fugace.
T. lui procurait pourtant tellement d’énergie, et surtout l’occasion de constater qu’il n’était pas tout à fait mort, passé de l’autre côté, celui des Gens. Elle ne pouvait revêtir cette responsabilité. Et puis tout le reste.
usement son verre. Il s’endormit peut-être, n’en fut pas bien sûr, et les images qui lui vinrent formaient-elles un songe ou la simple discontinuité du monde ? Il resta longtemps immobile, si bien que le jour se coucha, et si bien que le jour se leva à nouveau, alors qu’il était planté encore sur le téléphone qu’il
fixaitregardait fixement.
Soudain il n’y eut plus personne à la maison.