J’ai donc réalisé un entretien avec Margantin, du site Œuvres ouvertes, pour « Une autre rentrée littéraire » mis en ligne par Actualitté, et dans le cadre de la série sur les auteurs dits « Publie.net ». Très fiers pour cela d’être aux côtés de (ordre chronologique des entretiens ; sur le prénom leur site internet ; sur le nom, leur entretien) : Christine Jeanney, Daniel Bourrion, Guillaume Vissac, Joachim Séné, Pierre Ménard, Mahigan Lepage, Josée Marcotte, Lucien Suel & Sarah-Maude Bauchesne.
Tu as publié 4 textes chez Publie.net. Peux-tu dire dans quel ordre ils ont été conçus et s’ils ont été l’objet de mises en ligne partielles auparavant ?
J’ai effectivement publié quatre textes chez Publie.net. Deux essais, l’un sur l’œuvre de Maurice Blanchot, l’autre sur celle de Pascal Quignard ; un court récit, Trame ; enfin un second récit, Pas rien, qui vient de paraître à l’occasion de la rentrée numérique.
Lorsque Publie.net est lancé, je réponds au mail amical de François Bon sur le champ, et lui propose d’une part les deux essais, d’autre part un trio de textes qui, pour une raison qui m’échappe encore, me semblent former une trilogie : L’abandon, L’accident, L’étendue. Il accepte les essais — pas les récits.
• L’anonyme et Le revenant sont deux monographies qui ouvraient un travail de doctorat — depuis abandonné — sur le thème de l‘inquiétude (2000-2003). J’avais remis des textes à peu près similaires (quoique moins longs) à mon directeur de thèse qui m’avait dit qu’ils seraient difficilement défendables lors de la soutenance — trop écrits, m’a-t-il dit. Je lui ai répondu que, étant insoutenables devant un jury d’universitaires, et dans le contexte matériel plus que difficile de l’époque, je préférais arrêter les frais. J’avais toutefois poursuivi le travail, et le continue encore. Deux morceaux ont été publiés dans des revues universitaires : Les Lettres Romanes pour le Blanchot (grâce à Christophe Halsberghe†) ; une minuscule revue d’archéologie de Bari pour le Quignard, Aufibus. Ces deux textes sont peut-être les plus importants de ces 600 pages.
• Trame est très circonstanciel. Le texte a été écrit lors d’une nuit que j’ai passée avec mon père, mourant, à l’hôpital. Ce fut également la dernière. Il est donc daté (8-9 décembre 2007) ; je me rappelle bien : Stockhausen avait disparu quelques jours plus tôt et Pierre Henry cette nuit-là aussi. J’avais à écrire et n’ai trouvé que de ces grands carrés d’ouate (que je ne parvenais pas même à nommer) dans la salle de bain. Les infirmières m’avaient installé un lit de camp. J’ai traîné dans les couloirs, aux urgences, devant la télévision même, en mélangeant ces idées. Quand je l’ai proposé à François, il a également accepté tout de suite. Nous préparons une nouvelle version ePub, dans les jours, les heures qui viennent. Il était inédit.
• Pas rien est un texte que j’ai écrit alors que je résidais à Gênes dans le but de rédiger GE9. L’idée, que je ne pense pas encore avoir réussi à effleurer, était de donner voix à une femme qui perdrait sa langue — le langage qui pouvait représenter le carcan masculin, de la vie matérielle, de la convenance ou de la coutume. Je me suis laissé entraîner par les mots, un peu comme dans Farigoule Bastard, et probablement j’ai été trop résistant. C’est un récit halluciné. J’ai dû l’écrire en 2008 ou 2009, envoyé à François en 2010 après réécriture. C’est avec surprise que je l’ai vu dans la liste des “nominés” de la rentrée 2011. J’étais alors loin de ce texte, que j’ai peiné à défendre, tout en étant très sensible et très ému aux lectures de Brigitte Celerier, Guénaël Boutouillet et Pierre Ménard. Ce sont des avis qui comptent pour moi. Inédit également.
Je dirai que ces trois textes proviennent de contextes très divers et, me concernant, très exceptionnels. J’écris presque quotidiennement dans des carnets et aujourd’hui dans un blogue. Ces trois-là sont plus fugitifs : peut-être la raison de leur présence chez Publie.
Sur ta page Publie.net il est question d’une oeuvre que tu as composée en ligne sur la ville de Gênes. Peux-tu nous en dire quelques mots ?
J’ai effectué un voyage à Gênes, par hasard. Je connais bien l’Italie, je connaissais mal Gênes. M’y étais seulement arrêté, par hasard, à l’occasion du G8 de 2001. La ville m’a bouleversé : l’espace, son espace, à ce point contraint, obligeant des trouvailles urbanistiques, permettant des ombres, autorisant des errances ; les tunnels et viaducs ; les escaliers, les rues, les habitants ; la montagne ; le port ; la mer.
J’ai souhaité écrire sur la ville. Avec le temps, j’ai vu qu’il me faudrait du temps, du temps pour cet espace. Mais enfin je m’en explique ailleurs. J’ai effectué deux « résidences » sur mon temps de vacances dans la ville pour amasser du matériau et structurer mon itinéraire. La première dans l’ostello per la gioventù, qui domine toute la ville. La seconde au cœur même du centre historique, tout en bas.
Cette expérience de l’espace, je l’ai confrontée aux vicissitudes de la ville : les prostituées, le port, le palais ducal, les évènements de 2001, ceux de 1960, ceux de la République Maritime, Christophe Colomb, Marco Polo, les chansons de Fabrizio de Andrè, dont j’ai traduit un petit choix ; mais aussi à la cuisine, aux légendes, au patois, aux petits riens qui, tous ensemble, forment une ville entière, un urbanisme, un organisme.
Je souhaite vivement en faire un livre, mais de nombreuses contraintes techniques apparaissaient — que la mise en ligne numérique permettait, souvent, de résoudre. J’ai donc effectué cet été une première mise à disposition textuelle (une version bêta), avec les liens et la forme polyphonique du livre. Les curieux le visiteront. Quelques nouvelles fonctionnalités pourront être intégrées, certains passages « multimédia », de l’hypertexte, de l’Ajax/Javascript. Nous travaillons à la version papier. Je ne peux en dire beaucoup plus, vous me pardonnerez.
Question à laquelle tu devais t’attendre : tu es un lecteur de Blanchot et de Quignard, dans quelle mesure ces auteurs nous apportent quelque chose dans notre réflexion actuelle sur le livre ou l’au-delà du livre ?
Je m’y attends car j’ai écris un petit texte sur Après le livre de François Bon qui s’inscrira en partie dans les différentes lectures d’auteurs que forment La littérature inquiète, titre du recueil (et du site) qui regroupe L’anonyme, Le revenant et les prolongements de cette recherche sur le lir&crire.
Blanchot, Quignard : ces deux auteurs sont en effet importants, dans leur relation, et dans leur position. Ils nous concernent. Blanchot a développé une approche très singulière de l’œuvre et de l’espace littéraire, bien connue aujourd’hui (L’espace littéraire, Le livre à venir, L’entretien infini) ; Quignard a beaucoup réfléchi, dans ses traités notamment (les Petits traités et Dernier royaume toujours en cours), à la lecture.
Tous deux ont travaillé sur le lire, aussi, non pas temps du point de vue de la réception ou de l’histoire littéraire, mais comme processus inhérent au texte même.
A leur contact j’ai cherché — je cherche encore — à formaliser ce terme que j’ai proposé alors du lire-écrire. La littérature n’existe que dans ce double mouvement : qui lit écrit ; qui écrit lit. Depuis je trouve dans de nombreux textes, de nombreux blogues, cette idée du lire-écrire. C’est une idée commune (je ne dis pas que j’en suis l’inventeur). Cela me réjouit. Toute théorie est un idiome, le partager définit une communauté — c’est aussi ce que disent les deux auteurs.
La question est : il y a le texte / peu importe le support.
Gilgamesh, les Védas, le Roman de Renart ou Chrétien de Troyes, Pétrone et Martial, Sei Shōnagon, la littérature persane ou chinoise classique, l’Odyssée, le Milione rédigé dans la prison de Gênes : toutes ces œuvres essentielles, que seraient-elles si elles avaient dû attendre le livre ? Le livre a permis leur diffusion, mais le texte a toutefois tenu durant des centaines d’années, même avant l’impression mécanique.
Il y a eu une littérature avant le livre. Il y a en aura une après.
Il y a une littérature hors du livre : chez les copistes et dans les têtes (le par-cœur), dans les revues (c’est un point important de la relation Quignard-Blanchot), dans les chansons, dans la poésie orale ou sonore, sur scène. Et peut-être même dans la rue, dans les tracts, dans les sms et mms de nos adolescents dont on se plaint qu’ils ne lisent plus — même s’ils ne font que ça — et parce qu’ils auraient inventé une langue à eux, ils ne proféreraient qu’inanités ou insanités ?
L’industrie, le commerce, du livre, comme entreprise dont l’objet est le revenu, comme l’industrie du disque, est très effrayée par la « dématérialisation » de l’œuvre — pour qui c’est la dématérialisation du produit qui est en jeu.
Mais rien n’indique, au niveau historique, que le texte ne puisse se passer du papier, tout comme rien n’indique que le livre disparaîtra. On entend les avis de chacun : un libraire me dit : « toucher au livre, ce n’est pas toucher au disque : c’est toucher au savoir même ; toucher à la culture même ». La charge symbolique est très forte — sans doute en partie à juste titre. On peut entendre ces peurs, on peut ne pas les ignorer. Mais il y a confusion généralisée entre le support et le texte. La plupart des livres ne portent aucun texte (voyez comme sont devenus inutiles les manuels scolaires, les dictionnaires ou les livres de recettes de cuisine, le plus souvent) ; même les livres dits de littérature, s’ils portent un texte, portent rarement une voix : le roman en est la preuve. Le roman, pour exister au XXIe, devrait être tout autre qu’un roman balzacien. Le texte se survit, peu importe son support.
En conséquence de quoi il apparaît que notre usage d’internet, dans sa complexe interaction, mêlant correspondance privée, usages techniques du web, notations quotidiennes presque triviales sur Twitter, jeux de mot sur Facebook, mais aussi transferts de liens, passages d’autres univers… tout ce que permet en somme le lien hypertexte, internet redéploie l’écriture : redistribue les cartes. C’est un grand espace qui s’ouvre enfin.
Le dispositif à l’œuvre n’est plus, ne peut plus être celui de l’industrie marchande incarnée par la FNAC, Gallimard ou la loi HADOPI. Ces noms sonnent comme affreusement datés.
Il faudra du temps, car les gens sont peut-être aussi un peu démodés. Ils veulent peut-être encore des points-FNAC pour faire des cadeaux à Noël. Le dernier coffret collector avec bonus et making-off de Montaigne, je le touche à combien ? Restons sérieux.
Quignard nous aide car il démontre très simplement, avec la langue châtiée dont il est coutumier, que le livre est ce « petit bâtiment qui n’est pas universel », qu’il peut disparaître. Bon quelque part dit qu’il porte en lui la rupture, c’est vrai. (D’ailleurs la littérature n’est-elle pas cette langue qui se heurte à la langue ?)
Il y a eu la tablette, le rouleau, le codex, le livre ; aujourd’hui l’écran. Les carnets, les enveloppes que l’on retourne pour des annotations, les marges, les paperolles de Perros, tout cela, où prend forme, où prend corps la littérature, ne disparaîtra pas.
Blanchot quant à lui, dans sa réflexion sur le fragment, avait entrevu la gravité de l’écrire, qui ne se résout pas à une simple feuille de papier (héritage du coup de dés). Il y a une formule, à la fin de L’entretien infini, que j’ai dû citer vingt fois et que je citerai encore ; je trouve cette formule non seulement excellente, mais pertinente, et à ce point profonde qu’elle est encore utile, pour nous usagers du web, mais aussi explorateurs de ses espaces, à nous accompagner dans cette tâche. N’est-ce pas une vision du web (il parle des textes du recueil), en 1969 ?
…appartenant à tous, et même écrits et toujours écrits, non par un seul, mais par plusieurs, tous ceux à qui il revient de maintenir et de prolonger l’existence à laquelle je crois que ces texte, avec une obstination qui aujourd’hui m’étonne, n’ont cessé de chercher à répondre jusqu’à l’absence de livre qu’ils désignent en vain.