Ce texte [Acte 1, scène III] appartient à De par la ville de par le monde, un roman en cours d’écriture, en six actes et soixante-douze scènes, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delà, sporadiquement mis en ligne ici… et exposé là.
La bouche est à présent endormie, et la main qui la secondait repose aussi, inanimée, comme morte, sur la couche en désordre, échevelée.
Le jeune césar s’est éclipsé, il est monté au sommet de la petite tour, laquelle surplombe la terrasse de la demeure ; de jour, l’orientation choisie, légèrement modifiée lors de récents travaux, permet de voir, derrière le spectre bleu de la mer, selon le moment ou la saison, selon la lumière ou la forme de l’air (la diffraction née du heurt entre les atomes, blablabla), la cote salernitaine1 : c’est comme deux ou trois îles (deux ou trois serres qui viennent plonger dans la mer, séparés de petits golfes immatures) au large, de sorte qu’être ici, pour le prince, c’est parfois comme s’il voulait ou allait envahir une île pleine de barbares et d’aubépine.
De sorte qu’être ici c’est aussi bien être là-bas.
A dire la vérité, les récents travaux, censés rafraîchir la structure érodée par le sel, avaient aussi (et surtout) pour objet de donner plein est, plein levant. La forme idiote de l’île, comme une espèce de mammifère des eaux lacustres, ne permettant pas une installation sur son côté est directement, et ce côté-ci, la façade nord, permettait seule l’installation de la marina ; pratiquement l’île fait un quadrilatère satisfait. Mais ses rivages sont mirifiques (ou presque), menacés de falaises blanches (Tibère s’en rappellera qui y installera sa demeure personnelle non que le siège de l’Empire, la villa jovis > TEXTE).
Les histoires ressassées par Auguste à propos d’Octave lors du repas résonnent encore dans sa tête (quelle connerie de s’ouvrir comme ça aux premiers inconnus venus). L’empereur se penche depuis le point haut de la tour, et contemple à nouveau l’horizon qui est à présent noir et d’eau et de ciel. Se réfléchit dans une coupe un vin tout aussi noir, flétrissant une idée de lune.
Suétone raconte que sa chambre d’enfant était petite et ressemblait à un garde-manger ; mais que ceux qui y entraient sans révérence étaient saisis d’effroi ; le nouveau propriétaire de la maison voulut ainsi dormir dans cette pièce, mais la première nuit où il y dormit, il fut enlevé par une force implacable et transporté dans la rue où on le retrouva le lendemain, à demi mort. Nicolas Coeffeteau, Jean François de la Harpe et Alexandre Dumas rapportent aussi ces histoires.
ArchéSuétone raconte aussi d’autres prodiges qu’il prélève à Julius Marathus (esclave d’Octave qui écrivit ses mémoires) ou à Asclépias de Mendès (Sur les choses divines) : que la foudre était tombée sur les remparts de Vélitres alors que sa mère était enceinte ; un oracle, consulté, prédit qu’un jour un citoyen de la ville accéderait au pouvoir suprême, ce qui engagea les habitant à mener d’incessantes et inutiles guerres contre Rome (qui faillit les conduire à leur perte). Que suite à un prodige (on ne sait pas lequel), les augures prédirent la naissance d’un roi pour Rome, ce qui paraît-il conduisit le spqr à empêcher d’élever les enfants nés dans l’année. Qu’Atia s’était endormie lors d’une cérémonie dans un temple à Apollon, et qu’un serpent était alors entré et aussitôt il sortit ; Atia voulut alors se purifier, « comme si elle quittait les bras de son mari », mais elle eut beau nettoyer et frotter son d’eau savonnée et parfumée, elle ne put jamais effacer l’empreinte que le serpent avait laissé sur son corps, si bien qu’elle n’osa plus se présenter aux bains publics. Que plus tard encore, elle « rêva que ses entrailles s’élevaient vers le ciel et recouvraient bientôt tout le ciel et la terre ». Qu’Octavius avait lui aussi rêvé que le soleil sortait du sein de sa femme.
Octave naquit en octobre et fut assimilé au fils d’Apollon. Le jour de sa naissance était le jour de la délibération du procès de Catilina. Nigidius, un sorcier par ailleurs cité par Saint-Augustin, calcula d’après l’heure de la naissance qu’un « maître venait de naître au monde ». Octavius, dans la Thrace reculée, avait également consulté le dieu Bacchus alors qu’il traversait un bois qui lui était consacré : à peine le vin fut répandu sur l’autel qu’une flamme s’éleva dans le ciel, chose qui ne s’était produite, aux dires des locaux, qu’à Alexandre lui-même, qui avait sacrifié sur le même autel. Il rêva encore de son fils, sous les traits d’Apollon, couronné de lauriers, sur un char tirés par douze chevaux éclatants.
Dans ses mémoires Caius Drusus raconte que la nourrice d’Octave ne le trouva pas dans son berceau et après une longue recherche le vit en haut d’une tour les yeux sur le levant. Enfant, son sommeil était troublé par des grenouilles qui habitaient un marais proche de la demeure : dès qu’il put parler il ordonna aux grenouilles de se taire et elles obéirent à jamais. Un aigle lui vola un jour un morceau de pain qu’il mangeait, s’envola avec jusqu’à disparaître à l’horizon, puis le lui rapporta.
Quintus Catulus a eu deux visions deux nuits de suite. Dans la première, il vit des enfants autour de l’autel de Jupiter Capitolin. « Jupiter en prit un à part et lui mit dans le sein l’étendard de la république ». Dans le second, il vit le même enfant dans les bras du dieu et comme il voulut l’en retirer, le dieu s’y opposa en disant qu’il élevait dans cet enfant le soutien de la république. Il rencontra le jeune Octave le lendemain et fut frappé de la ressemblance avec l’enfant de ses visions.
Cicéron sur le Capitole racontait à ses amis un rêve qu’il avait fait d’un enfant qu’on descendait du ciel par une chaîne d’or et auquel Jupiter donnait un fouet ; soudain il s’écria : « voilà l’enfant de mon rêve ! » C’était Octave qu’il venait de rencontrer pour la première fois.
Même si l’on mord un peu sur un chapitre ultérieur, voici Octave et Agrippa à Apollonie : ils y rencontrent Théogène le mathématicien ; celui-ci prédit à Agrippa un avenir merveilleux, impossible à un seul homme. Craignant que le sien fut inférieur, Octave refuse d’abord de donner le jour et les circonstances de sa naissance au mathématicien, mais sous l’insistance d’Agrippa, il cède : l’astrologue tombe à ses pieds et se met à l’adorer comme un dieu.
Octave publie alors son horoscope et fait frapper une médaille portant l’empreinte du Capricorne, signe sous lequel il était né.
Lorsque, revenu dans ses appartements, à nouveau seul, et étendu sur sa couche, Octave rêvasse aux corps de conquêtes possibles, il fomente des désirs qui l’éclairent. Octave-Auguste, déteste la nuit. Octave, Auguste sait que les grands chefs d’état ne dorment jamais. Octave-César, comme le dieu qu’il peine à devenir (il n’est pas facile de monter dans cette barque, il n’est pas facile, littéralement, de tenir l’assiette), n’aime pas s’abrutir dans le sommeil, devenir la roche inerte qui s’est vidée de son sang, de son flux vital. Octave-Auguste n’aime pas perdre le contrôle.
Il entend les grenouilles d’autrefois : elles lui intiment de parler. Elles s’élèvent, gigantesques, dans les ombres du recoin de sa couche, et d’une voix infernale (quoique ne proférant aucun son) lui offrent le marais en hommage, avec toutes les terres autour, qui forment un globe presque parfait, perdu dans un éther sans attache. Ces visions l’atterrent autant qu’elles le foudroient.
Dans ces heures sombres qu’il n’aime pas traverser seul, Octave-Auguste pressent déjà les emmerdements d’être primus inter pares.
- Paullo supra marem situm, Strabon XXX ↩